C’est une voiture qui en impose quand elle passe dans la rue, pas une simple automobile. Elle a un air conquérant avec sa calandre massive inspirée du pare-buffle de son cousin direct, le 4x4. Elle est aussi très haute, ce qui lui permet de trôner au-dessus des autres dans les embouteillages. Dans la bouche des constructeurs, c’est une voiture qui appelle à « l’aventure », à « ne rien respecter sauf ses convictions », à avoir « l’audace pour seule règle ». Lorsqu’il est arrivé en Europe en s’inspirant du parc automobile américain qui n’en finit plus de gonfler, le SUV, pour « sport utility vehicle », était au départ la voiture de ceux qui voulaient être plus gros que les autres, se sortir de la cohue en mode pachyderme. Il est désormais la voiture de monsieur Tout-le-Monde, en constituant à lui seul près de 40 % des ventes en France au premier trimestre 2019. C’est presque quatre fois plus qu’en 2010 et, de l’avis de tous les spécialistes, ce n’est qu’un début, en France comme en Europe, et comme dans le monde entier.
Ce déferlement pose mille questions. À commencer par celle-ci : pourquoi ? Pourquoi nos voitures ont-elles tant grossi depuis une dizaine d’années ? Sommes-nous plus grands ? Transportons-nous davantage de personnes par trajet ? Avons-nous plus d’enfants, plus de choses à transporter, des routes en si mauvais état qu’elles demanderaient un véhicule tout-chemin pour arriver à destination ? « C’est un frigo qui roule ! », rigole Bruno Azière, délégué général de la CFE-CGC, le syndicat majoritaire chez Renault. « On a rehaussé et donné une ligne un peu plus baroudeuse à des bases de berlines classiques. À la fin, on a des véhicules qui sont lourds et gros et qui consomment plus. Mais les clients aiment ça parce que ça a l’air plus costaud. » À ce jeu, couplé à l’explosion des équipements plus ou moins obligatoires, un SUV embarque 100 à 300 kilogrammes de plus que sa cousine berline pour transporter la même personne de 60 à 80 kilos. On peut aussi y ajouter les grandes roues très à la mode mais qui n’ont aucune nécessité. « Ça ne sert à rien ! C’est même plutôt mauvais en termes de performance, tranche Guillaume Devauchelle, le directeur technique de l’équipementier Valeo. Mais ça plaît, alors on en met et il faut plus de place pour que les roues puissent tourner, ce qui agrandit encore la voiture. Si on revenait aux roues des années 2000, on gagnerait 100 kilos et on pourrait économiser 10 % de consommation, c’est énorme. »
Autre question, justement : pourquoi faire rouler des véhicules aux lignes heurtées qui contredisent les règles de l’aérodynamique et vont consommer 8 % à 10 % de carburant en plus qu’une berline équivalente, donc émettre davantage de CO2 à une époque qui aspire à réduire son empreinte sur la planète ? « Les SUV sont assez antinomiques, admet facilement Romain Gillet, analyste spécialisé dans les prévisions de production automobile pour le cabinet IHS Markit. Il y a un moment où on ne va pas dans le sens de l’histoire. » C’est la même question qu’a posée en creux l’amendement proposé par le député hulotiste et ex-La République en marche Matthieu Orphelin et la présidente de Génération écologie Delphine Batho, dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités qui vient d’être adoptée à l’Assemblée nationale. Rejeté par le gouvernement, ce texte proposait d’interdire « toute publicité portant sur des véhicules particuliers dont les émissions de dioxyde de carbone sont supérieures à 60 grammes par kilomètre », c’est-à-dire toutes les voitures à moteur thermique actuelles, à commencer par les SUV, directement cités dans l’argument de l’amendement. Bien entendu, cette proposition de l’opposition n’avait aucune chance de passer ; elle ne sert qu’à alimenter un débat qui ne peut que s’amplifier dans les années à venir, alors que les constructeurs doivent baisser drastiquement les émissions de CO2 de leurs véhicules neufs d’ici à 2021 afin de respecter des critères négociés à Bruxelles.
Avec le SUV, c’est plus d’un siècle de culture de la voiture individuelle qui semble arriver à son point de rupture, avec d’un côté des conducteurs incités par toute une industrie à montrer la plus grosse voiture possible au monde qui les entoure ; de l’autre une nouvelle pensée de la mobilité qui aspire à autre chose. Dans les bureaux de conception, les constructeurs l’ont bien compris, mais savent que ce virage-là sera difficile à négocier. « Le SUV, c’est un emmerdement mais ça rapporte gros », résume Thomas Baudouin, délégué syndical adjoint de la CGT chez PSA. Car toutes les marques ont migré vers le monde des grosses voitures et comptent dessus pour gagner le plus possible avant la grande bascule vers l’électrification et l’inconnu. Le plan fonctionne à merveille, à tel point que le SUV est en train de manger tous les segments un par un, à commencer par les véhicules dits « familiaux », où il est désormais majoritaire.
C’est Peugeot qui domine le marché en France avec son 3008, mais aussi avec son double géant, le 5008, et le plus « compact » 2008. Renault a le Kadjar, le Koleos et le Captur, un concept de « petit SUV urbain » qui mêle tellement de contresens qu’on ne sait plus par quel bout le prendre. Dacia, la marque sœur low cost, a le Duster et le Sandero ; Nissan, le Juke, le Qashqai ou le X-Trail. Chez Citroën, ce sont les C4 Cactus et C5 Aircross. Toyota a le RAV4 et le C-HR ; Volkswagen, le T-Cross, le T-Roc, le Tiguan, le Touareg… Autant de noms qui semblent prêts à sauter sur la première dune de sable venue. Même les marques haut de gamme, connues avant tout pour leurs « berlines racées », comme on dit dans Turbo, s’y sont mises. BMW décline la série des X (X1, X2, etc.), Audi celle des Q (Q2, Q3, etc.), Jaguar celle des Pace (E-Pace, F-Pace, etc.), Porsche a ses Cayenne… Quant à Lamborghini, il vend un « super sport utility vehicle » de plus de deux tonnes, le Urus, et Ferrari doit également entrer dans le game à la fin de l’année avec le Purosangue. Oui, carrément.
Le Kadjar, c’est la même chose qu’un Scenic mais en plus gros. C’est la même plateforme en fait… Donc côté sécurité, c’est exactement pareil. Les normes sont les mêmes.
Dans les concessions, cette domination du SUV est flagrante aujourd’hui. J’ai ainsi fait le tour de quelques garages ces dernières semaines, afin de voir comment sont vendus ces véhicules. C’était une visite à l’aveugle, en simple acheteur intéressé par une voiture à tout faire, pour le travail de tous les jours, les vacances en famille ou les courses. Un client qui découvre naïvement l’offre actuelle alors qu’il en était resté au Renault Scenic et à la Peugeot 308. Or, dans le nouvel univers automobile, il n’y a plus que deux mondes : celui des petites voitures comme la Renault Twingo, la Citroën C3 ou la Volkswagen Polo, qui restent les véhicules les plus vendus en volume, et celui des SUV. Le reste n’existe plus ou presque, même si on trouve dans les catalogues des rebuts de Ford Focus ou de Renault Scenic.
Dans leurs publicités à la télévision ou dans la rue, les marques ne vendent plus que des SUV. Même Laure de Servigny, la responsable des relations médias au Comité des constructeurs français d’automobiles, le tout-puissant lobby du secteur, l’avoue : « Si vous vouliez ne pas acheter un SUV, il vous reste quoi ? » Même le Scenic « devient invisible » pour elle. D’ailleurs, chez le vaste concessionnaire au losange où je me suis rendu en Île-de-France, il n’était pas présenté. Absent aussi, le bon vieil Espace venu des années 1980. À la place trônait le Koleos, le nouveau modèle géant et haut de gamme de la marque, à côté du Kadjar. « Kadjar, c’est ce qu’on vend le plus à des clients qui veulent une voiture moderne et spacieuse », m’a expliqué le vendeur, avant de me vanter la bête. Presque 4,50 mètres de long, 1,83 mètre de large, 1,3 tonne pour la version la plus légère et presque 1,7 pour la version diesel la plus massive. C’est gros, même si ça se conduit aussi très bien. « C’est ce que le public demande en ce moment : des véhicules plus hauts, plus costauds, où ils se sentent plus en sécurité. » Mais est-ce qu’on y est plus en sécurité ? « Ah non ! Le Kadjar, par exemple, c’est la même chose qu’un Scenic mais en plus gros. C’est la même plateforme en fait… Donc côté sécurité, c’est exactement pareil. Les normes sont les mêmes. »
Quant au côté 4x4, il a presque complètement disparu des SUV actuels vendus en France. « Avant, les conducteurs qui faisaient beaucoup de route prenaient une berline, résume un vendeur chez Peugeot. Les 4x4, c’était gros, grand, et ça consommait trop. Aujourd’hui, ils prennent des SUV parce que ce sont des voitures qui ont un côté un peu sauvage, avec des moteurs puissants, mais qui ne sont pas vraiment des 4x4. » D’ailleurs, rares sont les acheteurs qui veulent quatre roues motrices. Chez BMW, tous les SUV existent en 4x4, « mais honnêtement, on n’en vend jamais en ville », m’a dit un concessionnaire. « Ça peut servir quand on habite à la montagne ou qu’on a besoin de tracter un bateau ou une remorque à chevaux, mais en Île-de-France, ça ne sert vraiment à rien. » Bruno Azière, chez Renault, confirme : « Le SUV européen doit avoir les caractéristiques routières d’un véhicule particulier. Dans 99 % des cas, il est utilisé sur la route, même pas sur des petits chemins. N’allez pas passer une dune avec un Captur, c’est une Clio ! »
Habitant majoritairement des pavillons, les propriétaires de ces modèles se distinguent par une consommation intensive de l’espace, appuyée par un usage de l’automobile très prégnant.
Qui achète ces SUV aujourd’hui ? Tout le monde. Le SUV est venu du haut de gamme et ses plus grands modèles restent orientés à destination des plus aisés, mais il est aujourd’hui descendu jusqu’au très grand public, notamment avec le Duster de Dacia qui affiche un air de Paris-Dakar pour environ 15 000 euros. Y a-t-il malgré tout des traits qui rassemblent ces acheteurs et acheteuses ? Pour les sociologues Yoann Demoli et Pierre Lannoy, auteurs d’une récente Sociologie de l’automobile, le SUV serait l’outil d’une « polarisation sociale ». « Plus souvent périurbains, habitant majoritairement des pavillons, les propriétaires de ces modèles se distinguent par une consommation intensive de l’espace, appuyée par un usage de l’automobile très prégnant, dans des espaces où l’automobile ne connaît pas l’encombrement des centres-villes, ayant opté pour des modes de vie opposés en termes d’usages de l’espace. » C’est leur surgissement en ville qui rend ce choix si problématique pour ceux qui n’ont pas la même consommation de la voiture et de l’espace.
Le SUV est donc le symptôme et l’outil de l’étalement urbain, d’une société où l’on vit où l’on veut (et où l’on peut) parce que la voiture sera chargée de nous emmener jusqu’au travail, jusqu’aux courses, jusqu’au cabinet du médecin. Autant de destinations qui peuvent donc s’éloigner pour des mauvaises raisons, puisque la voiture est la solution à tout – avec un coût économique qui pèse toujours plus sur les ménages qui subissent cet étalement. Vendue sur la promesse du confort et de la sécurité sur la route, « le SUV est une voiture qui marque notre époque où le travail se distend, où la géographie se réorganise sur de plus grandes distances », estime Mathieu Flonneau, maître de conférences et spécialiste de l’histoire des mobilités à l’université Paris-I. C’est la voiture d’un monde toujours plus incertain et individualiste. « On vit dans une société où la sécurité est une question : sécurité économique, sécurité tout court, avance Alexandre Pasche, professeur associé à l’université de Cergy-Pontoise sur les questions de communication et de développement durable. Le SUV exprime un besoin de protection et de réassurance. Les gens ont besoin d’être rassurés sur leur capacité à être protégés, mais aussi à se projeter sur des terrains dangereux au cas où. » Par ailleurs, estime encore Alexandre Pasche, les conducteurs qui vivent dans des territoires où la voiture est nécessaire au quotidien, « où on se sent contraint par les taxes sur le carburant, embêtés par les 80 km/h et par une ambiance antibagnole dans les médias, expriment par leur choix de voiture un besoin de protection face à cet extérieur qui ne pense pas comme eux. Et ça, c’est bien plus un SUV qu’une carrosserie de Polo ».
La forme même des SUV indique l’époque dans laquelle il s’épanouit. Car j’ai découvert qu’il y a un marqueur essentiel du design automobile : la « ceinture de caisse », c’est-à-dire la ligne que trace la partie basse des vitres latérales. « C’est une mesure de l’humeur du temps, détaille Guillaume Devauchelle chez Valeo. Plus elle est haute, plus elle signale un besoin de se protéger. Plus elle est basse, plus on est ouvert sur l’extérieur. Et les fenêtres des SUV sont très étroites, notamment à l’arrière. On ne voit pas grand-chose et c’est jugé protecteur. » Et d’inviter à regarder « la voiture des présidents de la République. C’est un véhicule forcément très symbolique. Or, celle de De Gaulle était une [Citroën] DS aux très grandes vitres, tandis que celle d’Emmanuel Macron est aujourd’hui une Peugeot 5008 aux vitres toutes petites et teintées. » Une voiture comme un char d’assaut dans une époque tout sauf légère.