En cette toute fin de journée de juin 2014, Derek Broaddus vient de passer sa soirée à faire de la peinture dans sa nouvelle demeure de Westfield, dans le New Jersey, quand il décide de sortir pour vérifier sa boîte aux lettres. Derek et sa femme Maria ont finalisé l’achat de la maison de six chambres du 657 Boulevard trois jours plus tôt et font quelques travaux de rénovation avant d’emménager. Il n’y a donc pas grand-chose au courrier, à part quelques factures et une enveloppe blanche. Une main malhabile y a écrit en lettres épaisses « Au Nouveau Propriétaire » et le courrier tapé à l’ordinateur qu’elle contient commence chaleureusement :
« Très cher nouveau voisin du 657 Boulevard,
Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans le quartier. »
Pour les Broaddus, acheter la maison du 657 Boulevard est un rêve devenu réalité. Maria a grandi à Westfield, et la bâtisse se trouve à quelques rues de celle de son enfance. Derek a, lui, été élevé dans un milieu ouvrier du Maine, dans le nord-est du pays, avant de gravir les échelons d’une compagnie d’assurance de Manhattan jusqu’à en devenir un des cadres dirigeants avec un salaire suffisamment élevé pour s’offrir une maison à 1,35 million de dollars (1,28 million d’euros). Quand les Broaddus achètent le 657 Boulevard, Derek vient juste de fêter son 40e anniversaire, et leurs trois enfants sont déjà en train de se demander par laquelle des cheminées le Père Noël va bien pouvoir passer.
Savez-vous ce qui se cache entre les murs du 657 Boulevard ? Pourquoi êtes-vous ici ?
Derek poursuit sa lecture de la lettre de son nouveau voisin et le ton change d’un coup. « Comment avez-vous atterri ici ? », demande l’auteur. « Est-ce la force intérieure du 657 Boulevard qui vous a fait venir ? » La missive continue ainsi :
« Le 657 Boulevard est au cœur de ma famille depuis des décennies maintenant et, à l’approche de son 110e anniversaire, j’ai été chargé de veiller sur la maison et d’attendre sa résurrection. Mon grand-père a surveillé la maison dans les années 1920 et mon père dans les années 1960. Mon heure est désormais venue. Connaissez-vous l’histoire de cette maison ? Savez-vous ce qui se cache entre les murs du 657 Boulevard ? Pourquoi êtes-vous ici ? Je le découvrirai. »
Apparemment, l’auteur a déjà commencé ses repérages. La lettre mentionne le minivan Honda des Broaddus, ainsi que les ouvriers qui rénovent la maison. « Je vois déjà qu’à cause de vous le 657 Boulevard est envahi d’ouvriers que vous avez chargés de détruire la maison telle qu’elle aurait dû rester », écrit l’auteur. « Tss, tss, tss… erreur. Vous devriez éviter de contrarier le 657 Boulevard. » Plus tôt dans la semaine, Derek et Maria se sont rendus à la maison et ont bavardé avec leurs nouveaux voisins pendant que leurs enfants, âgés de 5, 8 et 10 ans, couraient dans le jardin avec des gamins du quartier. L’auteur de la lettre semble l’avoir remarqué. « Vous avez des enfants. Je les ai vus. Je pense en avoir compté trois », écrit le corbeau, avant de demander s’il y en a « d’autres en route » :
« Ressentez-vous le besoin de remplir la maison avec le sang neuf que je réclame ? Tant mieux pour moi. Votre ancienne maison était-elle devenue trop petite pour une famille qui s’agrandit ? Ou est-ce par cupidité que vous m’amenez vos enfants ? Dès que je connaîtrai leurs noms, je les appellerai et les attirerai ver [sic] moi. »
Pas d’adresse d’expéditeur sur l’enveloppe. « Qui suis-je ? », écrit-il. « Il y a des centaines et des centaines de voitures qui passent devant le 657 Boulevard chaque jour. Peut-être suis-je dans l’une d’elles. Regardez toutes les fenêtres que vous pouvez voir depuis le 657 Boulevard. Peut-être suis-je derrière l’une d’elles. Regardez par n’importe quelle des nombreuses fenêtres du 657 Boulevard toutes les personnes qui passent chaque jour. Peut-être suis-je l’une d’elles. » La fin de la lettre sous-entend que ce ne sera pas la dernière : « Bienvenue mes amis, bienvenue. Que la fête commence. » Suivie d’une signature en police de caractère cursive : « The Watcher ».
Il est 22 heures passé et Derek Broaddus est seul. Il se précipite dans la maison pour éteindre toutes les lumières afin que personne ne puisse voir à l’intérieur, puis appelle la police de Westfield. À la lecture de la lettre, le policier qui se rend chez lui s’exclame : « C’est quoi ce bordel ? » Il demande à Derek s’il a des ennemis et lui recommande de déplacer un outil laissé sous le porche arrière de la maison au cas où The Watcher essaierait de le lancer à travers une fenêtre.
Derek s’empresse de retourner auprès de sa femme et de ses enfants, qui vivent dans leur ancienne maison, dans un autre quartier de Westfield. Cette nuit-là, Derek et Maria écrivent un mail à John et Andrea Woods, le couple qui leur a vendu le 657 Boulevard, pour leur demander s’ils ont la moindre idée de qui peut être The Watcher et pourquoi il ou elle a écrit cette phrase : « J’ai demandé aux Woods de me fournir du sang neuf et ils semblent m’avoir écouté. »
Andrea Woods répond le lendemain matin : quelques jours avant de déménager, ils ont également reçu une lettre du Watcher. La missive était « étrange », dit-elle, et faisait également mention de la famille du Watcher veillant sur la maison depuis un certain temps, mais Andrea précise qu’elle et son mari n’avaient jamais rien reçu de tel durant les vingt-trois ans où il ont habité la maison et qu’ils ont jeté la lettre sans plus y penser. Ce jour-là, les Woods se rendent avec Maria au poste de police, où l’inspecteur Leonard Lugo leur intime l’ordre de ne parler à personne des lettres, y compris à leurs nouveaux voisins, qu’ils n’avaient pour la plupart jamais rencontrés
Les semaines suivantes, les Broaddus restent sur le qui-vive. Derek annule un voyage d’affaires et, chaque fois que Maria emmène les enfants dans leur nouvelle maison, elle crie leurs noms dès qu’ils s’aventurent un peu trop loin dans un recoin du jardin. Un jour, Derek fait faire un tour du chantier à un couple du quartier et se fige lorsque la femme lui lance : « C’est chouette de voir du sang neuf arriver dans le quartier. » Un matin, en arrivant, l’entrepreneur des Broaddus constate qu’une lourde pancarte qu’il avait plantée au marteau dans la cour a été arrachée pendant la nuit.
Deux semaines après la première lettre, Maria passe à la maison pour regarder des essais de peinture et relever le courrier. Elle reconnaît l’épais lettrage noir sur une enveloppe et appelle la police. « Encore bienvenue dans votre nouvelle maison du 657 Boulevard », écrit The Watcher. « Les ouvriers n’ont pas chômé et je vous ai observés décharger des voitures pleines d’effets personnels. La benne à ordures est une bonne idée. Ont-ils déjà trouvé ce qu’il y a dans les murs ? Cela finira bien par arriver. »
Cette fois, The Watcher s’adresse directement à Derek et Maria, en écorchant leur nom : « M. et Mme Braddus ». S’est-il approché suffisamment pour entendre un des entrepreneurs s’adresser à eux ? Il se vante d’en avoir appris beaucoup sur la famille au cours des semaines précédentes, en particulier sur leurs trois enfants. La lettre les identifie par leurs dates de naissance et par leurs surnoms
Le 657 Boulevard est mon travail, ma vie, mon obsession. Et maintenant, famille Braddus, vous l’êtes aussi. Bienvenue dans le fruit de votre cupidité !
La lettre se poursuit ainsi :
« Le 657 Boulevard est impatient que vous emménagiez. Cela fait des années et des années que le sang neuf n’a pas régné sur les couloirs de la maison. Avez-vous déjà découvert tous ses secrets ? Le sang neuf jouera-t-il au sous-sol ? À moins qu’ils aient trop peur d’y descendre seuls. J’aurais très peur si j’étais eux. C’est très loin du reste de la maison. Si vous êtes à l’étage, vous ne les entendrez jamais crier.
Ils vont dormir au grenier ? Ou allez-vous tous dormir au deuxième étage ? Qui a les chambres donnant sur la rue ? Je le saurai dès que vous aurez emménagé. Cela m’aidera de savoir qui est dans quelle chambre. Ainsi, je pourrai mieux me préparer.
Toutes les fenêtres et les entrées du 657 Boulevard me permettent de vous observer et de vous suivre dans vos déplacements. Qui suis-je ? Je suis The Watcher et j’ai le 657 Boulevard sous contrôle depuis près de vingt ans maintenant. La famille Woods vous l’a confié. Il était temps pour eux de passer à autre chose et ils ont gentiment vendu quand je le leur ai demandé.
Je passe devant le 657 Boulevard plusieurs fois par jour. Le 657 Boulevard est mon travail, ma vie, mon obsession. Et maintenant, famille Braddus, vous l’êtes aussi. Bienvenue dans le fruit de votre cupidité ! La cupidité est ce qui a conduit les trois précédentes familles au 657 Boulevard et maintenant elle vous a amenés à moi.
Je vous souhaite un bon emménagement. Vous savez que je serai là à observer. »
Derek et Maria cessent alors d’emmener leurs enfants dans la maison. Ils ne savent plus quand, ni même s’ils vont emménager. Quelques semaines plus tard, une troisième lettre arrive . « Où êtes-vous passés ? », écrit The Watcher. « Vous manquez au 657 Boulevard. »
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