De Nikko (Japon)
Une façade corail se détache parmi les bâtisses grisâtres de ce coin de campagne japonaise à 150 kilomètres au nord de Tokyo. Fantomatiques, les rues isolées du quartier respirent la solitude. Depuis sa cage, Chocolat, le colley à poils longs du propriétaire de l’hôtel, observe silencieusement les rares passants. Au Turtle Inn, ma chambre se situe au rez-de-chaussée, au bout d’un long couloir éclairé par la lumière verdâtre indiquant la sortie de secours. L’unique fenêtre de la pièce donne sur une végétation si dense qu’elle rend le paysage imperceptible. Seul le bruit de la rivière Daiya, derrière, vient briser le silence de ce quartier à l’écart du centre-ville de Nikko. En été, les berges s’habillent d’un épais manteau végétal fait de bambous et de feuillages touffus. La brume des jours humides est venue caresser l’eau, lui donnant une allure mystérieuse. Je m’assois sur le lit. Qui pourrait croire que dans la chambre voisine, juste derrière cette fine cloison, une jeune femme a disparu il y a deux ans tout juste, sans laisser la moindre trace ? Elle s’appelle Tiphaine Véron. Cette auxiliaire de vie scolaire originaire de Poitiers a été aperçue pour la dernière fois le 29 juillet 2018 dans la salle de petit-déjeuner de l’hôtel. Depuis, pas de messages, pas d’indices, pas de corps. Rien.
Aux alentours du Turtle Inn, des avis de recherche en japonais et en anglais portent les stigmates du temps. Attachés sur des poteaux électriques, ils révèlent le visage de la jeune femme : « Tiphaine Véron (Française) / 36 ans / Cheveux brun clair, la plupart du temps attachés / Yeux verts / 1 m 62 ». La peau pâle, les cheveux tirés en arrière, ses traits fins dégagent quelque chose de doux. Deux ans après sa disparition, rares sont les passants qui s’arrêtent encore pour la regarder. « Je ne savais pas qu’une Française avait disparu ici, ça m’a vraiment étonnée », disait fin février Annie, Parisienne venue à Nikko avec des amies, avant que la crise sanitaire du coronavirus ne passe par là. Sur les routes qui mènent aux nombreux sanctuaires de la ville, les affiches font partie du décor.
Incontournable des circuits de voyage, la petite ville de Nikko
C’est cet héritage d’un Japon profond que Tiphaine Véron était venue chercher lors de ce voyage, prévu pour durer trois semaines. Cinq ans après son premier séjour à Tokyo, la jeune femme s’impatiente de retrouver ce pays qu’elle aime tant. « Le Japon, c’était son cheval de bataille. Quand elle est revenue en 2013, elle était incroyablement enthousiaste », se souvient sa mère, Anne Désert, interrogée par Les Jours. La jeune femme, passionnée d’art et d’histoire, a troqué les mangas
Au premier étage de la maison familiale à Poitiers, une chambre rassemble les affaires de Tiphaine à la manière d’un musée en sa mémoire. Partir à la découverte de cette pièce est déjà un voyage. Des petites poupées en bois kokeshi de couleurs et de tailles différentes patientent sagement au-dessus d’une vieille commode. Dans la bibliothèque, Claudel côtoie Dali et Ionesco se fait tout petit entre deux best-sellers du Japonais Haruki Murakami. « Tout ce qu’elle aimait le plus se trouve ici », assure sa mère, qui sort d’une pochette des feuilles de papier annotées. L’écriture de Tiphaine y révèle toute sortes de moyens mnémotechniques pour apprendre les hiragana et les katakana, l’alphabet syllabique japonais. « “Si tu voyais comme les gens sont disciplinés là-bas, comme les rues sont propres”, m’avait dit Tiphaine après son premier voyage. Quand elle me parlait du Japon, elle était surexcitée. Pour elle, c’était un monde idéal… », me raconte Faty au téléphone. Les deux amies se sont rencontrées sur les bancs de la fac. « C’était quelqu’un qui n’aimait pas les incivilités, elle n’allait jamais au conflit. »
Calme, d’aucuns diront réservée, Tiphaine, née le 22 juillet 1982, a grandi dans une maison de campagne, entourée de sa petite sœur Sibylle et de ses frères Damien et Stanislas, le benjamin. Heurtée par le divorce de ses parents, la jeune fille cache une certaine fragilité qui lui vaut de ne pas toujours être comprise par les autres. « On s’est toujours très bien entendu, raconte son frère Damien, de deux ans son aîné. C’est juste que, parfois, on a un peu de mal à parler avec Tiphaine. Elle ne sait pas quel sujet aborder ou comment réagir... Je pense que c’est parce qu’elle manque de confiance en elle. » Pendant sa troisième année à l’université de Poitiers où elle étudie l’histoire de l’art, elle fait la rencontre de Faty, qui vient tout juste d’arriver en France. « C’était la première fois que je quittais l’Algérie, j’étais tout le temps paumée à la fac. C’était compliqué… Mais elle, elle m’a tendu la main. » Faty ne se lasse jamais de parler de Tiphaine, c’est sa manière de garder sa mémoire en vie. « C’était quelqu’un de cultivé tout en restant très simple. » Dans le salon des Véron, cela fait longtemps que la mélodie de La Leçon de piano ne résonne plus. Tiphaine avait regardé le film en boucle. Depuis des années, elle s’adonnait à la musique, sur le clavier d’un piano plus tout jeune. « Elle avait un très bon niveau, j’aimais beaucoup l’entendre jouer », confie sa mère. Sur son temps libre, Tiphaine s’implique comme bénévole dans des structures d’aide aux personnes démunies. Elle s’est constituée plusieurs petits groupes d’amis parmi lesquels figurent ses copines du lycée, des garçons atteints de troubles bipolaires rencontrés via une association et des personnes sourdes avec qui elle pratique la langue des signes. « Elle sortait de temps à autre voir ses amis et passer du bon temps auprès des “bitards”, ces étudiants fêtards de Poitiers, raconte Anne, sourire aux lèvres. Ça l’amusait beaucoup. »
À quelques mètres de la maison familiale, Tiphaine occupait un petit studio, aujourd’hui reloué. Sa première crise d’épilepsie est survenue quand elle avait 20 ans. Inquiète, sa mère avait le double des clés, « pour lui venir en aide, au cas où ». Le neurologue de la jeune femme mettait ses crises en lien avec un état de stress, de fatigue, et une certaine anxiété. Son état de santé se dégrade au moment où elle termine sa première année de master. À cette époque, elle enchaîne les séjours à l’hôpital, en 2008, 2010, 2012. Ses crises évoluent en « mal épileptique », la complication la plus grave de la maladie. Une fois, Tiphaine est plongée dans un coma artificiel. Dans l’impossibilité de terminer ses études, elle traverse une phase d’errance, avant de trouver sa vocation. « Elle a toujours aimé les enfants. Aux repas de famille, elle passait plus de temps avec ses petits cousins qu’avec nous », s’amuse Damien. Tiphaine obtient son diplôme d’auxiliaire de vie scolaire et travaille auprès d’enfants autistes. Faty voit son amie heureuse, épanouie. « Elle aimait profondément son travail. Ça lui faisait plaisir de voir les progrès des enfants, elle s’est vraiment investie à 100 %. Moi, je n’aurais jamais été capable de faire ça… »
J’ai reçu quatre ou cinq messages avec des photos et des vidéos de Nikko. Puis, comme tout le monde, le contact s’est coupé brutalement.
Tiphaine suit plusieurs types de traitements avant de trouver celui qui stabilise son état. À partir de 2016, la jeune femme vit normalement grâce à la prise régulière de ses médicaments. « Elle contrôlait ça très bien et ça ne l’a pas empêchée de suivre ses passions, de voyager et de vivre sa vie », garantit Faty. Son frère est plus mesuré : « C’est tout le paradoxe : elle est brillante, mais elle n’arrive pas toujours à gérer des choses du quotidien. » Sa mère estime que « ça dépendait vraiment des situations ». Avant d’enchaîner : « Je n’étais pas si indispensable que ça. » « Moi, je pense que si… », lui répond immédiatement Damien.
Mère et fille vivent à quelques mètres l’une de l’autre et s’appellent régulièrement. « Deux jours sans nouvelles, je savais que ce n’était pas normal... », raconte Anne, le visage soudainement fermé. Sur leur groupe de discussion WhatsApp, la famille Véron échange au quotidien. Les derniers mots de Tiphaine remontent au samedi 28 juillet 2018 à 17 h 36, alors qu’elle termine son check-in au Turtle Inn. Avant cela, la jeune femme envoie des messages à chaque étape de son voyage pour rassurer ses proches. « J’en ai reçu quatre ou cinq avec des photos et des vidéos de Nikko. Puis, comme tout le monde, le contact s’est coupé brutalement », confirme Faty.
Jeudi 26 juillet 2018 à 20 h 13 : « Ça y est, je suis bientôt dans l’avion, tout s’est bien passé (pour l’instant). Enregistrement très rapide ! J’ai fini de dîner dans l’aéroport Charles-de-Gaulle à “Yo sushi”, on pourrait se croire aux aéroports de Narita ou Haneda à Tokyo »
Vendredi 27 juillet 2018 : « Bien arrivée à Shanghai, avion arrivé un peu à la bourre là-bas donc assez juste pour transfert, douane, jusqu’à prendre le vol pour Tokyo ! Je vais bientôt partir ! »
Samedi 28 juillet 2018 à 16 h 30 : « Coucou les gros chats et chaton. Chat va ? Je suis arrivée à Nikko (“lumière du soleil”). Désolée, hier ça captait mal à l’hôtel ! »
Samedi 28 juillet 2018 à 16 h 33 : « La propriétaire est adorable aussi, elle mixe le japonais avec l’anglais ! Elle est fan de tortues en pierre, pâte à sel… Je lui ai offert une toute petite peluche tortue, elle a été trop contente ! L’hôtel est mignon, orange corail. Nikko est entourée de montagnes, ville plutôt traditionnelle »
Je me suis assise en face de la table où Tiphaine a pris son petit-déjeuner. C’est dans cette salle commune du Turtle Inn qu’elle a été aperçue pour la dernière fois, dans une tenue d’été, en train de manger ses toasts. À côté d’elle, des petites étagères habillent le rebord des fenêtres où des babioles en forme de tortue ont été minutieusement placées. De l’autre côté de la vitre, la nature mouillée se réveille à peine, fatiguée par les pluies torrentielles qui se sont déversées pendant la nuit. Ce dimanche 29 juillet 2018 à 11 h 40, dans cet hôtel excentré de Nikko, au Japon, Tiphaine Véron disparaît.