La sirène de votre mairie résonne et avec elle les « Dessous des “Jours” » vous sont livrés : bienvenue dans le 55e numéro de la newsletter qui déballe tous les secrets de la rédaction des Jours ! À l’occasion du premier anniversaire de notre série Les tués de Calais, et parce que le travail de Maël Galisson a permis d’identifier à ce jour 414 exilés disparus à la frontière franco-britannique depuis 1999, la rédaction des Jours a souhaité mettre en avant cette série et son « Mémorial », designé par l’agence de dataviz WeDoData. Entretien.
Maël, qu’est-ce qui t’a poussé à élaborer le « Mémorial de Calais » ?
Avant d’être journaliste, j’ai travaillé en tant que coordinateur d’un réseau d’aide aux migrants à Calais. Quand des exilés meurent à la frontière, les forces de l’ordre chargées de l’enquête sollicitent très souvent les bénévoles pour comprendre ce qui est arrivé, identifier la personne, établir le contact avec sa famille, connaître ses pratiques cultuelles… Mais après plusieurs années de terrain à Calais, je me suis rendu compte que je ne me souvenais pas de tous les exilés qui y étaient décédés. J’ai commencé cette liste pour cette raison : je souhaitais garder la mémoire de ces personnes « tombées » à la frontière.
Pour cela, je m’aidais de la presse locale, qui couvre un certain nombre de décès et d’accidents qui surviennent à Calais, mais dont j’ai toujours trouvé le traitement froid et plutôt déshumanisant : on lit souvent des brèves comme « Un migrant mort noyé », « Un corps retrouvé sur l’autoroute »… qui éludent complètement la personne concernée, sa nationalité, son âge, son parcours.
Le « Mémorial de Calais » a vocation à humaniser les victimes ?
En grande partie, oui. Et aussi, même si le volume des morts peut laisser penser le contraire, pour lutter contre l’euphémisme ou le fatalisme induits par ce traitement médiatique. Si on parle d’« accidents », on ferme les yeux sur les conditions de migration des exilés. Et si on les traite comme des cas isolés, on ne peut pas comprendre pourquoi ils sont morts et quel est le contexte politique à l’origine de ces décès. Le « Mémorial » permet de pallier ces biais, en regroupant dans un même endroit tous les décès identifiés depuis 1999.
D’ailleurs, pourquoi cette date ?
1999, c’est le plus ancien décès que j’ai été en mesure de documenter. C’est pourquoi je parle toujours d’une estimation a minima : on ne peut malheureusement pas croire qu’aucun migrant ne soit mort à Calais avant 1999.
Concrètement, comment travailles-tu pour constituer le « Mémorial » ? Est-ce le travail de fourmi qu’on s’imagine ?
Oui, il faut être très patient. Heureusement, d’autres avant moi ont entamé ce projet : je pense à Marion Osmont pour Le Monde diplo ou aux activistes du mouvement No Border. Il y a aussi les journaux locaux, comme La Voix du Nord : bien que leur traitement des migrants soit, d’après moi, parfois problématique, leur couverture de ce qu’il se passe à Calais m’a été précieuse. Donc une première partie du « Mémorial » vient de là : recouper les informations parues dans divers travaux, articles de presse, rapports associatifs, mémoires de recherche, actes de décès… Une seconde consiste à me renseigner auprès des migrants eux-mêmes, et là encore multiplier les sources est primordial, pour différencier une info d’une rumeur.
C’est-à-dire ?
Comme à d’autres frontières, la rumeur tient une place importante à Calais. Il arrive qu’on apprenne qu’« untel a disparu depuis quelques jours et qu’il doit être mort », sans vraiment savoir ce qu’il en est réellement. Au fil de mon travail je me suis rendu compte que recouper les sources pour s’assurer de l’authenticité d’une information servait aussi mon objectif premier, à savoir documenter et tenir à jour de manière rigoureuse la liste des exilés morts à Calais, pour retracer leurs trajectoires de vie et raconter leurs histoires. En collectant les noms et les histoires de ces personnes, on quitte le fait divers, on tend vers l’analyse.
Un travail d’équilibriste…
Tout à fait. Il ne faut pas oublier que, pour chaque famille, le décès d’un proche est exceptionnel en soi. Mon travail, qui se veut exhaustif, prend le risque de le faire apparaître comme un mort parmi tant d’autres. À l’inverse, quand l’attention médiatique se focalise sur un événement particulièrement marquant, comme le décès de 39 Vietnamiens retrouvés asphyxiés dans un camion au Royaume-Uni en 2019, elle laisse de côté d’autres décès qui ne concernent « qu’un » migrant fauché par une voiture ou « qu’une » personne retrouvée morte dans sa tente. Avec François Meurisse, qui m’a aidé à l’édition de l’épisode d’exposition des Tués de Calais, nous avons trouvé une formule qui résume bien la situation : c’est un carnage « silencieux et éminemment politique ».
Connais-tu d’autres difficultés ?
Une de mes principales difficultés concerne l’accès à certains documents émanant d’institutions telles que la police ou certaines mairies, souvent peu enclines au partage d’informations sur le sujet. Une autre difficulté réside dans la prise de contact avec les familles des disparus, que je joins parfois des années après la perte de leur proche. Il arrive que certaines familles ne souhaitent pas me parler. Je comprends cette réaction : soit la nouvelle du décès est encore trop forte et la douleur trop vive, soit le deuil est fait et la porte est refermée à jamais.
Est-ce que le « Mémorial » a des répercussions ?
À ce jour, il n’existe aucun recensement officiel des exilés décédés en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. Mon travail est donc utile jusqu’à certaines institutions officielles, comme l’OIM, l’Organisation internationale pour les migrations, liée aux Nations unies, qui tente d’établir une liste de toutes les personnes décédées en migration en Europe. Et sur le terrain, associations et militants se servent du « Mémorial » pour organiser des commémorations.
Un an après avoir débuté Les tués de Calais, que va devenir le « Mémorial » des Jours ?
Malheureusement, la situation à Calais n’est pas en passe d’être réglée. Les annonces de décès se succèdent, nombreuses et régulières… Je continuerai donc d’alimenter le « Mémorial » dans la mesure du possible. Pour qu’à un endroit, et pour toujours, les noms et les histoires des migrants décédés à Calais ne soient pas perdus.
Maël Galisson documente pour Les Jours le sort des exilés de Calais. Découvrez la série Les tués de Calais, récemment traduite en anglais par la plateforme OpenDemocracy dans un ebook et en lice pour le prix Louise-Weiss du journalisme européen. Un travail essentiel qui n’existe que sur Les Jours et qui n’est possible que grâce à vos abonnements et vos dons.
Et par ailleurs ? Les Jours ont débuté en mai deux nouvelles séries : Appelle-moi si tu peux, une enquête embarquée de Gabriel Thierry dans les arnaques téléphoniques (vous savez, ce conseiller bancaire pressant qui vous tord le bras pour connaître le montant de vos comptes ?) et, signée par Agathe Cherki, Douze étoiles sur fond brun, auprès des eurodéputés d’extrême droite
Au mois prochain, e-bisou !
(Pssst : n’hésitez pas à nous dire sur les réseaux sociaux ou à l’adresse [email protected] ce que vous avez pensé de ce nouveau format.
Re-e-bisou !)