À Lille
Dans les rues de Lille, des manifestants progressent les deux bras en l’air. Il sont venus dire « rentre chez toi » à Éric Zemmour, qui tient un meeting ici même ce 5 février. Sous les fumigènes noirs du cortège de tête comme derrière les drapeaux rouges de la CGT, un slogan met tout le monde d’accord. « Siamo tutti antifascisti ! » « Nous sommes tous antifascistes » en italien. Au rythme des syllabes, la foule tape dans ses mains. Le vieux slogan antifa prend une résonance particulière dans la France d’aujourd’hui. Cent ans après la naissance du fascisme mussolinien, Éric Zemmour et Marine Le Pen cumulent plus de 30 % des intentions de vote.
Chaque percée historique de l’extrême droite donne un coup de fouet au mouvement antifasciste, c’est particulièrement le cas en 2022. Les Jours ont décidé de raconter les antifas, les vrais. Ceux qui chassent l’extrême droite des rues. Ceux qui tractent et manifestent contre sa présence dans les urnes. Et qui la combattent maintenant sur le terrain des médias et des réseaux sociaux. Car oui, elle existe encore cette jeunesse qui défie la ringardisation des luttes sociales et révolutionnaires. Et non, contrairement aux idées reçues, elle ne se compose pas que de brutes inaccessibles. Certains antifas tentent de se détacher de cette image qui leur colle à la peau. De plus en plus font tomber la cagoule pour porter un message inclusif et croiser l’antifascisme avec d’autres enjeux contemporains.
Des forces de gauche s’attaquent occasionnellement à la question de l’extrême droite mais sans employer le terme “antifascisme”, devenu sulfureux.
Samedi 5 février, Éric Zemmour a réussi l’exploit de mobiliser face à lui toutes les franges de la gauche, de la plus anar à la plus caviar. À 11 heures, place de la République, Martine Aubry rejoint le rassemblement de SOS Racisme pour répéter que le candidat d’extrême droite n’est « pas le bienvenu » ici. Pour la maire PS de Lille, « Éric Zemmour a le droit de s’exprimer mais nous avons le droit et le devoir de nous réunir pour dire que nous combattons tout ce qu’il est, ce qu’il dit, ses thèses ». Avec ses mots, elle rappelle que « la France, c’est la nôtre, et c’est une France de toutes les couleurs ». Le sociologue Ugo Palheta, qui a publié La possibilité du fascisme, explique aux Jours que « des forces de gauche s’attaquent occasionnellement à la question de l’extrême droite mais sans employer le terme “antifascisme”, devenu sulfureux ».
Saphia Aït Ouarabi est vice-présidente de SOS Racisme. Son t-shirt porte la lettre A. Après les prises de parole, elle s’alignera aux côtés d’autres militants pour former la phrase « Non au racisme » et rappeler l’agression dont certains d’entre eux ont été victimes à Villepinte. « SOS Racisme ne se définit pas antifasciste mais de fait, nous combattons le fascisme et parfois dans la confrontation directe, explique aux Jours l’étudiante en sciences politiques. Les antifas sont les bienvenus ici. Je crois que défendre sa propre chapelle n’est pas pertinent actuellement. Cette période électorale doit nous permettre de créer des fronts communs. »
13 h 30. À 800 mètres de la place de la République, FSE, FSU, LFI, NPA, EELV… sont bien rangés derrière la camionnette CGT, prêts à décoller pour une manifestation. Bien qu’ils aient lancé leur propre appel sur Facebook, les antifas marcheront avec partis et syndicats. Avant même le départ, les premières grenades lacrymogènes sont lâchées par les forces de l’ordre contre des manifestants qui contestent un contrôle inopiné. Le gaz redescend, les tensions aussi. La manif peut commencer.
Tandis qu’au Zénith, Éric Zemmour est sur le point de réunir 8 000 sympathisants, 1 100 personnes selon la police, entre 2 000 et 3 000 selon la page Facebook Lille insurgée, se mettent en marche. Femmes (en nombre), immigrés, personnes trans… Les cibles de son discours politique sont présentes. Euphorique, Chelsea taquine les riverains qui regardent défiler le cortège depuis leur balcon. « Le fascisme n’est pas un spectacle. Rejoignez-nous ! Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles. » À 47 ans, cette prof de français aux longs cheveux roux cite Max Frisch pour décrire le paysage politique actuel. « J’ai pu appeler des politiques de droite “fachos” par abus de langage. Mais Zemmour, c’est différent, c’est un vrai fasciste. »
Être antifa, c’est ne pas avoir peur des mots et déceler le risque fasciste dans l’ascension politico-médiatique de l’extrême droite. C’est considérer, comme le sociologue Ugo Palheta, qu’« il existe un équivalent fonctionnel du fascisme dans la société actuelle », qu’« il faut se détacher du mythe républicain selon lequel le fascisme, c’est les autres et ça n’arrivera jamais en France », et que, souligne-t-il auprès des Jours, « le XXe siècle aurait dû nous apprendre la prudence ». Son engagement antifasciste, on peut le poser sur papier comme Ugo Palheta, on peut le sortir dans la rue comme Chelsea, venue « en tant que syndiquée mais avant tout comme citoyenne ».
À l’avant de la manifestation lilloise progressent ceux qui répondent à l’appel de l’AFA NP2C, l’Action antifasciste Nord-Pas-de-Calais, un groupe affinitaire formé en 2013, un peu avant la mort de Clément Méric, militant antifasciste tué par des skinheads à l’issue d’une bagarre à Paris. Depuis, l’AFA NP2C bataille contre l’extrême droite qui s’implante dans les Hauts-de-France en surfant sur la situation migratoire et la paupérisation de zones post-industrielles. Ce 5 février, les militants de l’AFA NP2C décident de prendre la tête de manif avec l’aide d’une dizaine de camarades parisiens. Dans le jargon militant, on appelle ça le « cortège de tête », mais sur les chaînes info, on lui préfère le nom de « black bloc », expression souvent associée aux casseurs, aux fauteurs de troubles.
Question code vestimentaire, les militants de l’AFA et ceux qui les rejoignent ne font pas mentir les clichés. Majoritairement vêtus de noir, visage recouvert pour certains, ils chantent leur rancœur contre les forces de l’ordre. Version soft, ça donne « Police partout, justice nulle part ». Et version hard : « Un flic, une balle, un facho, une rafale ». Défier les autorités semble être un principe, une ligne de conduite. Ainsi, leur rassemblement à eux n’a pas été déclaré auprès de la préfecture. « Manifester contre l’extrême droite n’est pas quelque chose pour lequel on devrait demander la permission », explique aux Jours Adrien, membre de l’AFA NP2C depuis ses débuts.
Après la manifestation, dans un bar où lui et ses camarades ont leurs habitudes, il fait le point sur la journée qu’il a en grande partie organisée. « On avait envisagé de marcher vers le Zénith. L’idéal aurait été de contraindre, voire d’empêcher la tenue du meeting. » Le 5 décembre dernier, quand la manif antifa est maintenue dans Paris intra-muros alors qu’Éric Zemmour déplace son premier meeting de campagne à Villepinte, Adrien est « plutôt d’accord » avec les dizaines de militants qui décident de se rendre coûte que coûte en Seine-Saint-Denis malgré de nombreux barrages policiers. À Lille, la volonté de créer un bloc unitaire face à la venue d’Éric Zemmour prime et avant la manif, l’AFA NP2C convient de ne pas se rendre au Zénith. « On voulait pas envoyer les gens au casse-pipe. On voulait donner envie de venir aux manifs antifas. »
Le travailleur social de 25 ans est déçu. Le parcours imposé par la préfecture, qui évite soigneusement le centre-ville, a compromis l’impact de la manifestation. « Passer par Wazemmes [quartier populaire et cosmopolite, ndlr] n’avait aucun intérêt », soupire-t-il. Second regret : le cortège de tête était désorganisé. « D’autres antifas n’avaient pas enterré l’idée de se rendre au Zénith » et voulaient tenter de forcer le dispositif, conséquent (250 à 300 policiers aux abords de la manifestation). Quand un fumigène est jeté inopinément en direction des forces de l’ordre, des membres de l’AFA NP2C s’agacent : un acte isolé peut mettre en danger le bloc qui se doit de suivre une stratégie commune. « Il y a encore du travail, reconnaît Adrien. Je sais que certains viennent pour faire n’importe quoi mais c’est pas notre philosophie que de demander un CV politique à l’entrée du cortège. » Symbole de cette désorganisation : la police parvient à récupérer la banderole derrière laquelle les antifas progressent. Blanc sur noir, il y était inscrit « Faire bloc les mettra à genoux ».
Plus loin, dans la deuxième partie du cortège, on découvre des antifas, des vrais eux aussi, qui refusent l’affrontement. C’est la Jeune garde antifasciste, dont la double mission, ce 5 février, était de protéger et d’ambiancer le bloc des partis et des syndicats. Créée à Lyon en 2018 et maintenant étendue à quatre villes de France, dont Lille depuis 2021, la Jeune garde assume un projet de rupture avec les groupes antifas existants. Se distancier du cortège de tête, se doter d’un porte-parole qui s’exprime à visage découvert dans les médias… Autant de nouvelles stratégies qui donnent au groupe un caractère en apparence plus accessible.
Esthétiquement aussi, ses militants sont à rebours de l’imaginaire black bloc. Avec des tenues plus claires et classiques, ils ne détonnent pas dans cette partie du cortège, colorée par les drapeaux syndicaux et animée par les djembés du Collectif sans-papiers. C’est le porte-parole de la Jeune garde, Raphaël Arnault, qui est au mégaphone. Sous un long imper marron-beige, le Lyonnais de 27 ans, chignon haut, entraîne le bloc à chanter « Lille, Lille, antifa » pour montrer leur « solidarité avec les sans-papiers », ainsi que « Tout ! Le monde ! Déteste Éric Zemmour ! ».
Dans un entretien accordé aux Jours, avant que son groupe décide que cette série pourrait « desservir la cause », Raphaël expliquait la proximité de son mouvement avec les organisations légalistes : « On estime qu’on doit rendre des comptes à notre camp social. Notre travail, c’est une forme de sacrifice, celui de s’attaquer à l’extrême droite pour libérer le champ » aux partis et aux syndicats. Au rassemblement organisé par SOS Racisme en fin de matinée sur la place de la République, la Jeune garde était déjà là. Surplombant le parvis des droits de l’homme de quelques marches, aux côtés de différents élus de la gauche locale, ses militants scrutent les alentours derrière leurs lunettes de soleil. Aussitôt repéré, le porteur d’un drapeau français et d’une veste en cuir est chassé. Il a été identifié comme un militant d’extrême droite. Dans une story Instagram, un membre de la Jeune garde se félicite : « Le nazillon n’est pas resté bien longtemps. »