Sillonner la ville, un pistolet à la ceinture. Savoir qu’un jour on tirera peut-être sur quelqu’un. Cela n’a rien d’inné, ni d’anodin. Les policiers ont appris à manipuler leur arme de service, à la porter, à la dégainer, à s’en servir. Mais l’apprivoiser, se familiariser avec elle est un apprentissage qui peut durer des années. Fabien se souvient de sa « première fois » au stand de tir de l’école de police. « Je tremblais, j’avais les mains moites et j’ai tout mis à côté. Je suis ressorti de la séance avec des gouttes sur le front. » Plus jeune, il avait tiré au fusil de chasse avec son père. Mais « ce n’était pas une arme destinée à tuer quelqu’un ». « Il m’a fallu plusieurs séances pour ne plus avoir peur de faire une connerie, maîtriser les gestes. À partir de là, j’ai commencé à être plus serein et à tirer dans la cible. »
En France, il n’existe aucun ouvrage universitaire centré sur le rapport des policiers à leur arme. Dans l’un des seuls articles scientifiques disponibles, la psychologue Dominique Lhuilier note que l’arme à feu peut faire naître « un malaise » chez les jeunes policiers, en les confrontant à « la responsabilité individuelle de donner la mort ou blesser quelqu’un ». L’autrice souligne la « grande intensité émotionnelle » qui entoure les premiers tirs d’entraînement. « Ce n’est que progressivement que le jeune policier va pouvoir (…) “accepter” la cohabitation avec l’arme », cet « instrument de mort » dont « il est préférable de ne pas se servir ». Et dont, d’ailleurs, ils se servent peu : 394 tirs en service l’an dernier pour 145 000 policiers (lire l’épisode 1, « La position du tireur »).
Quand il est entré à l’école de police, Xavier avait 19 ans et la légèreté d’un jeune adulte. Ses camarades et lui jouaient « à se faire la guerre dans les ailes désaffectées » avec des pistolets à billes, « même si c’était interdit ». Cette petite transgression leur a permis de « prendre conscience qu’il ne faut pas faire n’importe quoi » avec des armes, quelles qu’elles soient. Pour éviter de se faire mal, ils se sont progressivement « imposé des règles » (gants, lunettes) et ont appris de leurs erreurs. Un jour, alors que Xavier croyait son pistolet à billes déchargé, il a touché la vitre d’un bâtiment voisin. Depuis sa « bêtise » de l’époque, il se souvient du premier commandement d’un tireur : toujours considérer qu’une arme est chargée.
Écartez les mains des bras !
Dans son ouvrage Force publique, le sociologue Cédric Moreau de Bellaing raconte des « débriefings » tournant autour de l’arme à l’école de police. Les élèves rentrent tout juste de leurs premiers stages en commissariat, les formateurs les poussent à s’exprimer : « Que ressentaient-ils le matin lorsqu’ils prenaient leur arme au dépôt ? Y pensaient-ils une fois sur le terrain ? Ont-ils eu l’occasion de la sortir de son étui ? L’un des formateurs raconte sa propre manière de vivre le contact avec l’arme et est revenu sur l’unique fois où il a eu à s’en saisir. » L’objectif de la séance est clair : « faire de l’arme un objet spécifique, marqueur de l’identité policière, tout en cherchant à éviter toute forme de dramatisation autour de la possession d’un engin potentiellement létal ». Au fil de leur carrière et de leurs progrès, explique Dominique Lhuilier dans son article, l’arme est « banalisée » au point de devenir « un instrument inerte, un objet “dévitalisé” ». Le pistolet et l’uniforme, « signes d’appartenance » aux forces de l’ordre et « instruments de cohésion », ont une valeur symbolique très forte, « autant pour le public que pour le policier ».
Face au danger, les réactions sont pourtant imprévisibles. « Y’en a qui peuvent tétaniser », rappelle un gardien de la paix. « La peur », qui empêche de « faire n’importe quoi », peut aussi être paralysante, reconnaît-il. « Tu as beau avoir toutes les formations, les gestes qu’on intègre, tu réagis à l’instinct », précise Fabien. « C’est là où tu te révèles. Et chaque situation est unique. » « Une fois, on m’a tiré dessus sans que j’aie le temps de dégainer », raconte un commandant en poste sur la Côte d’Azur. En vingt ans de sécurité publique, il a sorti son arme « à maintes reprises », sans jamais faire feu. Il a surtout été marqué par une mésaventure survenue à ses débuts. En 1996, dans le Nord, sa patrouille se retrouve par hasard face au gang de Roubaix en plein braquage. Lionel Dumont, l’un des deux leaders, le met en joue. « La seule chose que j’ai trouvé à dire, c’est : “Prenez pas mon arme, je suis stagiaire !” Il m’a répondu : “Bouge pas.” J’ai pas bougé. À l’école, on t’apprend que l’arme est le prolongement de toi. Mais depuis, j’ai tendance à relativiser. » Xavier se souvient, lui aussi, d’un raté de débutant. Le jour où, pistolet au poing et pétri d’émotion, confronté à un homme armé d’un sabre en pleine rue, il lui a crié : « Écartez les mains des bras ! »
Une commandante expérimentée, en poste dans l’Isère, pense que les angoisses liées à l’arme s’aggravent parmi les forces de l’ordre. « L’aspect “offensif” de la police a été entièrement concentré en quelques unités d’élite, dépouillées de leurs individualités : visages masqués, monstrueusement efficaces, agissant en phalanges et lourdement armées pour anéantir l’ennemi. » Au contraire, « la majorité des hommes et femmes qui composent la police ont été inhibés, voire dépouillés de leurs forces vives et composante combative ». Il en résulte, selon elle, que « le symbole de l’arme, objet de protection, a été vidé de sa substance pour devenir un objet de défiance ». Aujourd’hui, « le policier, dans la grande majorité des cas, a peur de servir de son arme et principalement des conséquences qui en découlent ».
En préparant cette série, un phénomène nous a frappés. Les policiers interrogés ne mentionnent jamais leurs états d’âme, à l’idée de blesser quelqu’un par balle, voire de tuer, mais évoquent spontanément les sanctions encourues. Il a fallu plusieurs entretiens pour comprendre ce qui ressemblait à une forme d’insensibilité. Les agents ne s’imaginent tirer que dans un contexte où il s’agirait de sauver leur vie, ou celle de quelqu’un d’autre. Dans leur esprit, un coup de feu de leur part ne saurait résulter d’un accident ou d’une erreur de jugement : il ne répondrait qu’à une menace mortelle et imminente. Ce que Laurent résume de manière lapidaire : « Je sais très bien que je peux être amené à faire feu. C’est pas un truc qui me travaille. Si un jour je dois tirer, je sais que j’aurai raison. »
En revanche, parmi les policiers, la croyance est tenace : utiliser son arme équivaut à s’attirer « des problèmes ». Laurent le dit tout net : « Si je tire, je vais en prison. » Cela fait pourtant des années qu’aucun policier n’a été incarcéré pour avoir tué quelqu’un avec son arme de service en intervention, comme l’a montré la magistrate Hélène Cazaux-Charles dans son rapport au Premier ministre de 2016. Elle s’est penchée sur 53 affaires « au cours desquelles des fonctionnaires de police ou militaires de la gendarmerie ont fait un usage mortel de leur arme à feu dans l’exercice de leurs fonctions », entre le 1er janvier 2010 et le 11 novembre 2016. Une seule de ces enquêtes a débouché sur un procès, qui s’est conclu par une condamnation à cinq ans de prison avec sursis. Face aux faits qui le contredisent, Laurent reconnaît avoir été « formaté pour penser ça » mais n’en démord pas : « En tout cas, j’irai en garde à vue, je serai interdit d’exercer et il y aura une procédure qui dure dix ans. » C’est peu probable, statistiquement. Mais comme l’écrivait Hélène Cazaux-Charles, « l’intériorisation du risque judiciaire est une source d’inhibition au tir pour l’ensemble des agents ».
Ne vous inquiétez pas. C’est un acte normal de votre métier. Si vous n’aviez pas à tirer, vous ne seriez pas armé.
Laurent-Franck Lienard, avocat spécialisé depuis plus de vingt ans dans la défense des forces de l’ordre, connaît bien les ragots de « radio-police ». En « 250 à 300 » affaires de tirs policiers, il n’a connu que deux procès aux assises (un troisième est prévu en 2019). Alors que « toutes les semaines », raconte l’avocat, « un mec m’appelle parce qu’il a tiré ». Que la balle ait atteint sa cible ou pas, beaucoup le contactent dans les minutes qui suivent, pour lever le doute sur le bien-fondé de leur tir. « À l’école de police, on leur apprend à ne pas tirer. Ils se disent : “J’ai fait une connerie.” » Ceux qui ont blessé ou tué quelqu’un sont encore plus inquiets. « Ils se voient déjà en prison. » Assaillis par « la culpabilité », « la solitude » et surtout « la peur des poursuites », ils veulent être « rassurés » par un professionnel. Les « premières paroles » de Laurent-Franck Liénard répondent à ce besoin : « Ne vous inquiétez pas. C’est un acte normal de votre métier. Si vous n’aviez pas à tirer, vous ne seriez pas armé. »
Malgré cette évidence théorique, l’avocat juge « fréquent » que les policiers se sentent mal à l’aise avec cet outil. Lui-même passionné de tir sportif et formateur, il concède que « le port d’une arme est quelque chose de compliqué sur le plan humain ». Sans chercher à flatter ses clients potentiels. « Si c’est un problème philosophique, il faut qu’ils le règlent », avance Laurent-Franck Liénard sur un ton tranchant. Il ne voit alors que trois solutions : « changer de métier », rejoindre un service d’enquête où les probabilités de tirer sont faibles ou au moins « prévenir ses collègues qu’on ne le sent pas ». Nous avons voulu faire de Laurent-Franck Liénard un personnage de cette série des Jours parce qu’il ne tourne pas autour du pot. « Si vous n’êtes pas prêt à tuer quelqu’un, ce n’est pas la peine de porter une arme létale. Ça ne veut pas dire qu’on souhaite le faire, mais qu’on est capable de le faire. À chaque fois qu’on appuie sur la détente, on risque de tuer. Une arme n’est pas faite pour braquer, pour se rassurer, pour montrer à sa copine. On la sort comme on sort un marteau pour planter un clou. » Une fois ce préalable posé, l’avocat insiste sur l’importance d’une « formation intelligente » et plus poussée au maniement de l’arme. « Vous n’accepteriez pas que le chauffeur de bus ne sache pas conduire, ou que le chirurgien ne sache pas manier le scalpel, parce qu’il a votre vie entre les mains. Là, c’est pareil. » La routine idéale d’un policier, selon lui, comprendrait des tirs plus fréquents, mais aussi la pratique « des sports de combat, de la boxe, du travail au sol, pour ne pas avoir peur de l’engagement physique ».
C’est aussi la ligne d’un ancien commissaire de police à qui nous avons demandé son avis. Tout au long de la conversation, il file la métaphore militaire. Reprend à son compte le proverbe de la légion étrangère « Entraînement difficile, guerre facile ». Compare la police judiciaire, dont il est issu, à une unité spécialisée dans les « embuscades » – « c’est nous qui choisissons le moment, les hommes peuvent être préparés mentalement, faire leurs exercices de respiration » – tandis que la sécurité publique ne connaît que « les combats de rencontre », plus difficiles à mener. « Mille fois, tout se passera bien. La mille et unième, ils vont tomber sur des braqueurs en cavale, avec une arme longue (un fusil, ndlr). » Pendant toute sa carrière, ce commissaire dit avoir « forcé » les policiers sous ses ordres à « aller au tir, au sport », quitte à « mettre les gants de boxe avec eux » pour qu’ils se sentent soutenus. « Quand on envoie les gens se faire casser la gueule, il faut leur donner des outils. Si vous les entraînez comme ça, ils acquièrent une mentalité de guerrier. » Façonné par ses années dans l’armée, Laurent, de la BAC (brigade anti-criminalité), va au stand de tir le plus souvent possible, « même en repos ». « C’est important et j’aime bien tirer. Je croise le moniteur, je l’appelle, je vois directement avec lui. » Laurent est-il plus performant parce qu’il est bien entraîné ? Plus confiant que certains de ses collègues, en tout cas. « Mon Sig Sauer, je le manipule tous les jours. Ça m’a jamais fait peur. » Dans le prochain épisode, c’est de lui que nous parlerons : le Sig Sauer, le pistolet semi-automatique en acier et polymère qui équipe les policiers, gendarmes et douaniers français.