Le point de ralliement est hautement symbolique. Samedi après-midi, deux étudiants de l’université Paris-VIII (dont l’un appartient au Mouvement des jeunes communistes) appelaient à manifester devant le tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Là où les quatre policiers d’Aulnay-sous-Bois ont été mis en examen pour « violences volontaires » et « viol » contre Théo L. Là aussi où, la semaine dernière, plusieurs personnes ont été jugées en comparution immédiate et parfois condamnées pour les troubles consécutifs à cette affaire. Bobigny présente un avantage : le rassemblement est accessible depuis Paris en métro, et facile à rejoindre en tram, en bus ou en voiture depuis la banlieue nord.
Une drôle de configuration s’est mise en place. Le genre où tu vérifies en arrivant comment t’en aller, en sentant d’avance qu’il vaut mieux avoir un plan. La passerelle qui mène au tribunal est fermée au public, occupée par quelques gendarmes mobiles et policiers en tenue de maintien de l’ordre : casque, bouclier et lanceur de balles de défense. Deux mille personnes, selon la préfecture – une foule, en tout cas – se tiennent debout en-dessous, sur la pelouse boueuse et froide. Tous voient les policiers en surplomb, vers qui se dirigent des slogans : « Policiers violeurs », « Tout le monde déteste la police », « Justice pour Théo », « Pas de justice, pas de paix ».
Beaucoup de jeunes sont venus entre potes, certains mineurs, trop contents de grimper sur le toit des édicules répartis dans le parc. Il y a aussi des vieux. Des moyens. Plein de gens qui filment avec leurs téléphones portables. Des membres d’associations, de collectifs contre les violences policières ou de micropartis trotskistes, d’autres qui ne représentent qu’eux-mêmes. Des garçons et des filles, des Noirs, des Arabes, des Blancs, des métis. Des banlieusards et des Parisiens. Des qu’on avait déjà croisés dans le cortège de tête pendant la loi travail, d’autres qui ne partagent pas les même habitudes militantes et manifestaient peut-être pour la première fois. Une scène comme on en voit peu en fait, où les « jeunes de cité » donnent le ton et l’énergie du rassemblement – parce qu’ils sont les premiers concernés – tandis que les soutiens soutiennent sans se proclamer chaperons.
Théo et Adama te rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient.
Ceux qui ont pris le micro ont expressément demandé à ce que la manifestation reste pacifique. Il serait bien mesquin de leur reprocher la suite. Pendant une bonne heure, aucun caillou ne vole vers la passerelle où les flics ne doivent pourtant pas se sentir sereins. Un flot de manifestants continue d’arriver depuis la gare routière pour remplir la pelouse. L’ambiance se galvanise par moments, se calme ensuite. Les jeunes les plus remuants toisent les policiers sans s’en prendre à eux. La tension, bien que contenue, est partout. Les orateurs remettent sur la place publique des problèmes connus depuis des années, mais jamais réglés : les contrôles au faciès, le criblage policier des quartiers populaires, les morts aux mains de la police jamais élucidées, le prisme racial en toile de fond. Sur les panneaux réclamant justice, au prénom de Théo est souvent accolé celui d’Adama (Traoré), mort en juillet dernier lors de son interpellation. Le tweet bien senti de l’humoriste Waly Dia est devenu un mot d’ordre sans signature : « Théo et Adama te rappellent pourquoi Zyed et Bouna couraient. »
Je suis sur le point de partir parce que j’ai froid aux pieds. Je viens d’appeler Yann, le photographe, pour lui dire que je n’allais pas faire de vieux os. Et puis d’un coup, ça part. Impossible de dire pourquoi, comment, qui en décide. On ne peut pas être partout en même temps et les élans collectifs ont leur propre logique.
Après coup, certains journaux ont écrit que « des casseurs extérieurs au rassemblement » avaient débarqué d’on ne sait où pour s’en prendre à la police, aux bâtiments avoisinants (conseil départemental, gare routière) et mettre le feu aux voitures. En quelques années de manifs diverses, et même s’il y a toujours quelqu’un pour raconter cette histoire, je n’ai jamais vu ce scénario se produire.
Ce que j’ai vu, de mon modeste côté droit du rassemblement en regardant vers la passerelle, c’est un groupe de jeunes garçons sortir de la foule, l’air décidé et le pas alerte. Une dizaine d’abord, puis vingt, trente, une cinquantaine peut-être, avec des curieux qui les suivent pour voir. À ce moment-là, on peut se douter qu’ils ne partent pas faire un foot. Ils se dirigent vers la passerelle. Dans leur sillage résonnent les premières détonations, des pétards sans doute. D’autres manifestants surpris poussent un cri et commencent à refluer rapidement dans l’autre sens. Une voix masculine les hèle – « Ne courez pas ! Ne courez pas ! » – pour limiter les risques d’un mouvement de foule.
Une partie des manifestants rejoint directement la station de métro et quitte les lieux sans demander son reste. Dans les rues avoisinantes, d’autres traînent pour prendre la température sans trop s’approcher de l’épicentre. Ou retournent plus calmement vers la pelouse, après s’en être éloignés en courant. De la fumée blanche, entre les immeubles, laisse supposer que les premières lacrymos sont tombées sur la dalle. Même topo près du tram. C’est en voyant deux policiers esseulés se mettre à courir à travers la gare routière en direction d’une cible invisible que je me résous à partir. La soirée a continué sur sa lancée à Bobigny : quatre véhicules brûlées, dont un camion-régie de RTL, des vitres cassées, 37 arrestations. Ce n’est pas 2005 qui recommence, c’est 2017 qui surgit. Seuls les menteurs et les aveugles prétendront être surpris.