Un jeudi soir lambda de février 2022, dans une rame de métro parisien densément fréquentée. Ahmed M. a touché les fesses d’une jeune femme en pleine conversation avec ses amies. Elle a bien senti quelque chose la frôler, elle s’est décalée, n’a rien dit. Une policière présente dans le wagon a vu la scène. À l’arrêt suivant, Ahmed M. a été interpellé : flagrant délit d’agression sexuelle. Alors, le quinquagénaire originaire d’Algérie et sans domicile fixe en France est entré dans le train express de la justice du quotidien. Garde à vue, passage devant le procureur, audience de comparution immédiate.
Les grands procès s’enchaînent. Le sanguinolent et le sordide gardent nos oreilles d’auditeurs en alerte. Le froufrou des robes de satin rouge des cours d’assises ont une place bien installée dans nos esprits. Mais la justice française ne se circonscrit pas à cela. Les affaires ne sont pas toujours criminelles, les audiences sont parfois expéditives : ce sont les comparutions immédiates. Ces derniers mois, Les Jours se sont assis dans les salles d’audience de dix tribunaux judiciaires en France métropolitaine pour assister à cette procédure du quotidien.
Le procédé n’est pas nouveau. La loi du 20 mai 1863 « sur l’instruction des flagrants délits devant les tribunaux correctionnels » prévoyait le jugement « sur-le-champ » ou « à l’audience du lendemain des inculpés arrêtés en flagrant délit ». Déjà, il était question de réduire la durée et le nombre de détentions préventives dans le cas de délits simples. La présence d’un avocat pour défendre l’auteur présumé de l’infraction n’était alors qu’accessoire. Pour être défendu, il fallait savoir le demander explicitement.
Depuis, l’avocat s’est imposé dans la procédure qui, de « flagrants délits », a pris le nom de « comparution immédiate » en 1983. La loi prévoit alors que pour qu’une affaire soit jugée sans délai, trois conditions doivent être remplies : « Les charges réunies doivent paraître suffisantes au parquet pour un défèrement ; la peine encourue doit être supérieure ou égale à deux ans et, en cas de délit flagrant, supérieure à six mois ; la procédure ne peut concerner ni des mineurs, ni des délits de presse, ni des délits politiques, ni des infractions dont la procédure de poursuite est prévue par une loi spéciale. » Devant la collégiale
En 2020, près de 600 000 auteurs d’infractions ont été poursuivis par la justice française. Presque 52 000, soit 10,79 %, ont été jugés en « compa »
Les affaires jugées en CI sont plus complexes que par le passé. Elles demandent de plus en plus d’investigations sans saisine d’un juge d’instruction. Le parquet enquête alors pendant un temps et ordonne une garde à vue au dernier moment. Ça donne des dossiers plus épais et donc plus longs à comprendre.
S’ils choisissent de demander un délai, les prévenus obtiennent alors une date de renvoi de leur dossier quelques semaines plus tard. Bien que la procédure perde son côté urgent, ils sont tout de même jugés devant la chambre des comparutions immédiates par une formation collégiale de trois juges. L’audience répond alors aux mêmes règles que s’ils avaient été jugés au lendemain de l’infraction.
Manque de temps pour se défendre, pour vérifier les actes de procédure, pour récupérer des pièces à décharge du prévenu… Les audiences s’avèrent relativement rapides et les décisions sévères. Ce qui vaut souvent à la comparution immédiate le qualificatif de « justice d’abattage ». Selon le ministère de la Justice lui-même, dans une note parue en 2012, depuis 1995, « le taux de condamnation à une peine d’emprisonnement ferme [à l’issue d’une comparution immédiate] est d’environ 70 % ». Virginie Gautron l’explique notamment par le profil des individus jugés en CI. « On y retrouve beaucoup d’étrangers et de SDF, qui n’ont pas forcément de garantie de représentation à l’audience, souligne la chercheuse. Ils sont donc surreprésentés dans des faits moins graves que ceux pour lesquels la procédure de comparution immédiate est normalement utilisée. Pourtant, ils sont globalement plus lourdement condamnés parce qu’ils paient le prix de la culture de la condamnation des gens en leur présence. » Face aux histoires des prévenus, qui ne savent pas toujours se retenir de raconter ce qui les incriminent davantage, les tribunaux ont tendance à être sévères. A priori, donc, les citoyens français bien insérés socialement sont moins susceptibles de comparaître immédiatement après avoir commis un délit
« Depuis la loi Perben II [en 2004], on a vu une augmentation de 50 % de la masse des contentieux. On passe de 400 000 dossiers judiciaires par an à 600 000 après son adoption, notamment parce que cette loi a encadré de nombreuses infractions routières », note Arnaud Philippe, économiste de la criminalité et enseignant-chercheur à Bristol (Royaume-Uni). « À partir de là, on assiste à davantage de procédures rapides au niveau de la justice : les comparutions immédiates, mais aussi les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et des procédures allégées. » Si les tribunaux prononcent plus de jugements en comparution immédiate depuis 2004, la proportion par rapport au nombre d’affaires instruites, elle, oscille toujours autour de 10 %. « En revanche, ce que notent les avocats, c’est que les affaires jugées en CI sont plus complexes que par le passé, souligne Virginie Gautron. Elles demandent de plus en plus d’investigations sans saisine d’un juge d’instruction. Le parquet enquête alors pendant un temps et ordonne une garde à vue au dernier moment. Ça donne des dossiers plus épais et donc plus longs à comprendre. Et donc des comparutions immédiates pour des faits dont la peine encourue est de plus en plus importante. »
Dans un livre paru en février 2022, Arnaud Philippe soulève justement la question des « encourus », c’est-à-dire des peines associées à chaque infraction par la loi. « Le problème de connaissance de la justice se situe notamment autour du fait que les peines sont bornées par le haut, explique-t-il aux Jours. En France, nous n’avons pas de minimum de peine. Or, si on regarde les peines prononcées, elles sont bien inférieures aux peines encourues. En correctionnelle, les peines effectives n’atteignent que 8 % de l’encouru. » Dans le cas d’une agression sexuelle sur majeur sans circonstances aggravantes, par exemple, l’auteur risque cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. C’est la peine maximale encourue, et la seule inscrite noir sur blanc dans le Code pénal. Dans les faits, les juges adaptent les peines au profil des prévenus et à leur passé judiciaire. Ils peuvent alors écoper de quelques mois de prison seulement.
Face à cet état des lieux, plusieurs questions affleurent. Juge-t-on de la même manière à Lille qu’à Nantes ? Condamne-t-on plus fermement
Un lundi de février 2022 lambda, Ahmed M. a expliqué au tribunal : « Je reconnais avoir touché les fesses de la dame mais pour une seule raison : lui voler son portefeuille. Je tremblais, je ne suis pas un professionnel. » Ahmed M. ne comparaissait pas pour vol. Faute d’éléments probants pour attester l’agression sexuelle, le tribunal l’a relaxé.