Elle, Grazia, Marie Claire, Cosmopolitan, Jalouse et Glamour : au moment de notre passage en kiosque, début décembre 2016, chaque magazine affiche un sujet beauté en couverture. C’est une constante. Une plongée dans les archives de Elle montre que l’hebdomadaire a toujours le mot beauté ou cosmétique à la une. Le deuxième semestre 2016 a connu une seule exception, le 15 juillet, avec un grand dossier « Et si on s’occupait (enfin) de nos fesses ? »... Elle devrait sortir son 3 706e numéro début 2017. Marie Claire, mensuel, en sera au 378e, à peu près comme Grazia, hebdomadaire lancé en 2009. C’est une course de fond. Il s’agit de parler de beauté et de cosmétiques en se renouvelant en permanence. Là où commence l’exploit, c’est qu’il faut y arriver sans jamais critiquer les produits, sans faire preuve à leur égard de la moindre causticité ou de la plus légère ironie.
Seule solution : gloser sur le thème de la révolution permanente et des ruptures technologiques à flux tendu. Les résultats sont assez ébouriffants.
« Où sont les femmes scientifiques ? » se demande Cosmopolitan de décembre 2016, page 137. Pas à la rédaction, visiblement. Pioché au hasard, ni pire ni meilleur qu’un autre, son dossier beauté sur les bienfaits de la photothérapie aligne quatre contresens en vingt mots. « La longueur d’onde de 630 millimètres de la LED pénètre jusque dans l’hypoderme et stimule le collagène », ce qui rend la peau plus élastique, promet le magazine. 630 millimètres ? Ce n’est plus une lampe, c’est un émetteur radio. Les LED (des diodes électroluminescentes) émettent à 630 nanomètres, soit un million de fois moins loin. À supposer qu’ils touchent l’hypoderme, leurs rayons ne doperont pas forcément la production de collagène. Et s’ils le font, l’effet sur la peau sera identique à celui d’un bain de soleil. Mais ceci n’est qu’une goutte d’eau dans la rafraîchissante pluie de contrevérités que la presse féminine déverse chaque semaine sur les terres arides de l’information vérifiée.
Yves Rocher ne peut pas écrire que ses cellules souches végétales transfèrent leur potentiel de croissance aux cellules de la peau. […] Si la marque fournit les éléments de langage que les journalistes signent, l’honneur est sauf.
L’enzyme Filorga « optimise l’énergie lumineuse pour réparer l’ADN », nous apprend ainsi Marie Claire. Réparer l’ADN par application d’une crème, c’est la découverte du siècle. Dès que Filorga aura levé le voile sur la nature exacte de cette énergie lumineuse, le Nobel de médecine se profile, suivi du retrait immédiat du produit : un cosmétique ne franchit pas la barrière cutanée. Dans le cas contraire, c’est un médicament, soumis au régime très contraignant de l’autorisation de mise sur le marché. « Le dernier cru de la cosméto fait un bond dans le futur avec des formules capables de réparer les dommages et de reprogrammer les cellules », explique sérieusement Elle. Autrement dit, elles transforment les utilisatrices en organismes génétiquement modifiés. C’était bien la peine de les bannir de nos assiettes.
Inepte, oui. Idiot, sûrement pas. Le partage des rôles entre les fabricants de cosmétiques et les féminins est au contraire bien pensé. Les premiers suggèrent des mécanismes d’action bluffants, mais ils passent toujours le témoin aux féminins, les laissant s’aventurer dans la zone de l’affabulation pure et simple. « Yves Rocher ne peut pas écrire que ses cellules souches végétales transfèrent leur potentiel de croissance aux cellules de la peau, explique un fournisseur de la marque bretonne. C’est de la pensée magique, quelque chose comme : “Mangez des bourgeons, vous grandirez plus vite.” Si la marque fournit les éléments de langage que les journalistes signent, l’honneur est sauf. » Ce qui donne, dans le cas des cellules souches, un scoop dans Marie Claire sur « les pépites végétales anti-âge ».
Par rapport à ses homologues britanniques ou américaines, la lectrice française ne serait-elle pas prise pour une gourde ? Aux États-Unis, en particulier, la mention « anti-âge » ne passe plus. En 2014, les autorités américaines ont mis L’Oréal en demeure d’étayer ses mentions promettant une reprogrammation cellulaire ou une revitalisation de l’ADN. Le groupe n’a même pas essayé. Il a passé un accord avec la Federal Trade Commission (FTC), renonçant à parler de rajeunissement. Le groupe continue à le faire en France, sans être inquiété. Il existe bien dans notre pays une Autorité de régulation de la publicité professionnelle (ARPP), mais elle esquive depuis des années le sujet de la pub déguisée dans les féminins. Il suffit de consulter la composition de son conseil d’administration pour comprendre pourquoi.
« On va dans le mur, prévient une journaliste de Elle, titre amiral du groupe Lagardère. Il y a trop de publireportages. Les lectrices saturent [-3,2 % de diffusion payé entre 2015 et 2016, ndlr] et ce n’est pas la faute des marques. Elles ont toujours été casse-pieds. La nouveauté, c’est qu’il n’y a plus personne en face pour leur résister. » La directrice générale de Elle, Constance Benqué, est également directrice de Lagardère Active Publicité... Le président de Lagardère Active, Denis Olivennes, est le compagnon d’Inès de la Fressange, ancienne ambassadrice L’Oréal ! « Quand le magazine titre en une le 11 août 2016 “En vacances avec Inès”, la boucle est bouclée et Denis Olivennes ne voit pas le problème, constate une autre journaliste. Avant, on pouvait résister, se moquer un peu des marques. Aujourd’hui, c’est impossible. »
Vous ne pouvez même plus interroger une actrice de renom sans citer un produit dans le papier. Elles sont toutes sous contrat. C’est insupportable.
En cherchant bien, on trouve encore quelques papiers consommation ironiques dans les féminins. En avril 2016, Glamour se permet ainsi de dauber sur le concept creux de « détox ». L’audace ayant quand même des limites, aucun cosmétique prétendument détox n’est évoqué. De Vichy à Nuxe en passant par Onagrine, ils sont pourtant nombreux.
« Vous ne pouvez même plus interroger une actrice de renom sans citer un produit dans le papier, s’énerve une consœur. Elles sont toutes sous contrat. C’est insupportable. » À l’extrême, c’est même le produit qui conditionne l’entretien. Dans son numéro 3 698, Elle publie un entretien avec Julia Roberts. L’actrice a été payée par Calzedonia (une marque italienne de chaussettes, collants et maillots de bain) pour une série d’interviews insipides de quelques minutes, dont il faut tirer deux pages en citant les collants italiens.
Les marques décident même qui sera à la une. Impossible d’approcher Lily-Rose Depp sans passer par Chanel. L’entreprise de luxe a marchandé la fille de Vanessa Depp et Johnny Paradis avec les magazines, laissant les directeurs artistiques arbitrer entre une poignée de visuels, où apparaissaient toujours trois ou quatre accessoires Chanel au minimum. En couverture du Glamour de novembre 2016, c’est le total look. Blouson, pantalon, collier, sac, tout est Chanel, y compris « la mise en beauté », à base de Micro-Sérum Hydra Beauty, de Baume Hydratant Flash, de Stylo Yeux Waterproof Agapé, etc. Idem pour son interview « exclusive » un mois plus tôt dans Elle.
Insidieusement, vous en venez à choisir vos sujets en fonction des marchés décrochés par la pub.
Vrai de vrai ? Pour les accessoires, oui. Pour le maquillage et les cosmétiques, en revanche... Les shootings mode en studio se font avec des produits très denses, plutôt pénibles à longueur de journée. Il est fort peu probable que Lily-Rose porte effectivement les baumes et mascaras crédités pour le visuel de couverture. « Ces crédits maquillage sont souvent mis aux enchères, raconte un assistant photographe de mode. On maquille Charlize Theron ou Penelope Cruz en studio. Ensuite, on demande à telle marque de fond de teint X ou de blush Z combien elle met dans la mention “Charlize Theron est maquillée avec X ou Z”. » « Le placement de produits intéresse plus les marques que la publicité classique, confirme une journaliste de Grazia. Il y en a partout. Aucune mention de produits n’est spontanée. Tout se monnaye. »
Exception, Causette, le magazine « plus féminin du cerveau que du capiton », ne contient quasiment jamais de publicités cosmétiques-beauté. « Ce n’est pas un refus de principe, explique Isabelle Motrot, directrice de la rédaction. C’est juste qu’on ne peut pas travailler avec les marques. Les visuels retouchés à mort, c’est non. Et puis on les connaît. Il y a toujours un risque de chantage. Elles demandent quel papier il y aura en face de “leur” page... Insidieusement, vous en venez à choisir vos sujets en fonction des marchés décrochés par la pub. »
Les services commerciaux ont pris l’avantage sur l’éditorial, au point de nommer directement les rédactrices en chef.
Selon Isabelle Chazot, rédactrice en chef de 20 ans à la grande époque du magazine (1990-2003), la dérive a commencé il y a au moins dix ans. « Les services commerciaux ont pris l’avantage sur l’éditorial, au point de nommer directement les rédactrices en chef – en général, les plus fayotes, l’expression consacrée étant : qui “jouent le jeu”. L’évolution a favorisé une vision ringarde de la femme, obnubilée par le shopping et la séduction. Les nouveaux décideurs ont privilégié ce qu’ils savaient faire – affichage, ventes par tiers, dumping du prix de couverture, cadeaux aux abonnés – pour monter artificiellement la diffusion. Stratégie absurde qui a éradiqué des titres sains et en a maintenu sous perfusion d’autres, au contenu de plus en plus indigent, le but n’étant plus d’intéresser des lectrices mais de complaire à des annonceurs désormais tout-puissants. » Isabelle Chazot refuse néanmoins de pointer du doigt les « méchantes rédactrices beauté », qu’elle juge finalement « moins nocives qu’un chef de service politique qui sert le plan com de l’Élysée, ou du service culture qui encense un livre qu’il n’a pas lu car lui-même signe chez l’éditeur ».
Comment tout cela finira-t-il ? Probablement sur internet. Les consœurs interrogées admettent avec lucidité que les lectrices n’auront bientôt plus aucune raison d’acheter des magazines, alors qu’elles trouvent le même contenu gratuitement sur les blogs, YouTube ou Instagram. À moins que les chroniqueuses beauté 2.0 ne lassent leurs lectrices en premier. Ce n’est pas tout à fait impossible, car loin de renouveler le genre, elles se bousculent pour devenir les VRP low-cost des géants de la cosmétique. Mais ça, nous le raconterons dans le prochain épisode.