Où est passée la gauche ? À l’issue du premier tour des législatives 2024 dimanche dernier (lire l’épisode 24, « La France moche »), la question a surgi, évidente, en regardant les cartes des résultats. On y voyait une France largement dominée par les votes Rassemblement national (RN) et des taches roses ou rouges dispersées. Ces taches, ce sont en bonne partie les grandes agglomérations : Paris, Lyon, Strasbourg, Nantes, Bordeaux… Ailleurs, rien ou si peu, dans un océan qui fut dominé par le vote de droite et l’est aujourd’hui par celui pour l’extrême droite. Depuis, les spécialistes ont pointé le fait que ce vote matérialise une transformation géosociale que connaît la France depuis plusieurs décennies : la métropolisation. Soit la concentration dans les grandes zones d’attraction des grandes villes du dynamisme économique et démographique, donc des populations les plus diplômées. Ainsi, ces grandes aires urbaines ont concentré près des trois quarts de la croissance française depuis le début des années 2000, alors que dans le même temps les services publics et l’accès aux soins s’éloignaient dans les départements les moins denses qui se paupérisaient.
Rémi Lefebvre est professeur de science politique à l’université de Lille et ancien candidat du Parti socialiste dans le Nord, avant de le quitter en 2018 en critiquant son « vide » idéologique. Pour lui, la gauche
Pourquoi la gauche ne trouve-t-elle plus d’écho en dehors des grandes villes ?
Ça devient même caricatural. Il y a une segmentation spatiale du vote de gauche qui devient phénoménale. Elle ne résiste plus que dans les métropoles. Même dans des territoires où elle avait encore quelques bastions hors des villes, c’est désormais le territoire du Rassemblement national. Pour le comprendre, il faut raisonner en termes de sociologie de l’électorat. Il y a aujourd’hui trois grandes composantes qui votent à gauche. D’abord, un électorat diplômé, de classe moyenne supérieure, libérale culturellement et ouverte sur le monde, qui vit en ville parce que les gens de gauche qui en ont les moyens préfèrent vivre en ville, c’est une constante historique. Ensuite, il y a les catégories populaires racisées, qui se trouvent elles aussi en grande majorité dans les métropoles. Elles votent beaucoup pour La France insoumise (LFI), notamment parce que depuis 2018-2019, ce parti a développé un discours sur les violences policières, les discriminations, la laïcité et récemment la question palestinienne. Enfin, la dernière composante de ce vote aujourd’hui, ce sont les jeunes diplômés, qui sont parfois venus en ville pour les études et qui pour une partie votent à gauche.
Dans l’Aisne ou la Somme, les ouvriers ou employés vivent dans un périurbain [avec] des services publics pourris, plus de médecins, des cafés qui ferment, des maternités qui s’éloignent.
L’électorat du Rassemblement national au premier tour des législatives est majoritairement sans diplôme. C’est une conséquence de cette concentration des diplômés dans les villes ?
Oui. Partout, les jeunes qui font des études partent pour ne jamais revenir. Dans de nombreux endroits, il ne reste que les plus âgés et les jeunes non diplômés sans pouvoir d’achat. Il faut y ajouter la concentration de l’offre culturelle dans les grandes villes, qui crée elle aussi de l’exode des jeunes qui ont des attentes sur ces questions.
Cet effacement de la gauche est-il lié à une évolution sociologique qui sépare davantage les villes des zones peu denses ?
Les grandes villes sont aujourd’hui à gauche, on le voit très nettement au niveau des élections municipales
En 2011, une note du think tank de centre gauche Terra Nova avait beaucoup fait parler d’elle en dressant le constat qu’il fallait se concentrer sur des populations urbaines pour espérer gagner. L’absence de la gauche hors des grandes villes serait-il le résultat d’une stratégie politique ?
Cette note signée par le fondateur de Terra Nova, Olivier Ferrand, en vue de l’élection présidentielle de 2012 expliquait que la gauche devait se demander quelle coalition sociale est capable de la faire gagner. C’est-à-dire non seulement qui elle représente, mais aussi avec qui elle gagne. Pour schématiser, cette note dit que ça ne sert plus à rien de vouloir capter les catégories populaires traditionnelles, situées géographiquement dans ce qu’on appelait à l’époque la « France périphérique », parce qu’elles voulaient déjà le Front national et qu’elles sont opposées aux valeurs de gauche sur le plan culturel. C’est un positionnement un peu cynique, parce que la gauche a pour vocation de défendre les milieux populaires et là, on dit qu’il faut les abandonner. Ça a beaucoup fait parler, mais la réflexion n’était pas complètement fausse, parce qu’en même temps Terra Nova proposait de viser un électorat constitué par les diplômés, les jeunes urbains et les gens des quartiers, qui sont exactement son électorat d’aujourd’hui. Or il se trouve que ces trois groupes d’électeurs se trouvent massivement dans les grandes villes. L’une des conséquences de cette situation, c’est que la gauche a joué massivement la stratégie de la métropolisation alors que ce processus fabrique de la relégation territoriale et sans doute de l’extrême droite, en concentrant les richesses dans les grandes villes.
François Ruffin le pointe très bien en Picardie : les partis de gauche n’ont plus de militants. Je le vois pour ma part dans le Nord, où il n’y a plus de section du Parti socialiste en dehors de Lille.
Comment la gauche a-t-elle nourri cette métropolisation ?
Il s’agit de développer, dans les villes tenues par la gauche, des politiques en faveur de la culture, de l’attractivité économique ou des politiques environnementales qui fidélisent l’électorat de gauche. Inversement, dans les plus petites communes et les zones rurales, la gauche est absente. François Ruffin le pointe très bien en Picardie : les partis de gauche n’ont plus de militants. Je le vois pour ma part dans le Nord, où il n’y a plus de section du Parti socialiste en dehors de Lille. La gauche ne présente plus de candidats aux municipales dans de nombreuses communes. Elle y est devenue inexistante.
La gauche écologiste est également absente dans les résultats du premier tour dès qu’on s’éloigne des zones densément peuplées, alors que les enjeux environnementaux y sont très importants. On l’a vu avec les inondations dans le Nord ou en Mayenne récemment…
Dans la grande mutation idéologique de toute la gauche vers l’écologie, elle envoie des messages qui parlent surtout aux grandes villes. Quand vous parlez de pistes cyclables et de voitures électriques, ça donne l’impression de ne pas écouter les ruraux. Ils ont l’impression qu’on leur demande des sacrifices et ça rend la gauche répulsive à bien des égards parce qu’ils ont plus d’efforts à faire que les autres. On l’a vu au moment des gilets jaunes, qui est un mouvement qui est parti sur la question des carburants. Ces gens ne sont pas antiécologie, mais ils voient bien que l’écologie qui leur est présentée n’est pas pour eux. En conséquence, aujourd’hui les milieux populaires qui sont pour beaucoup ruraux pensent la gauche comme bien-pensante et moralisatrice.
La reconquête des territoires ruraux par la gauche passera par des politiques publiques capables de corriger les inégalités qui fabriquent du ressentiment, plus que par l’implantation locale.
Comment la gauche peut-elle se sortir de cette division territoriale dans les années à venir ?
Il y a déjà pas mal de réflexions qui existent au Parti socialiste. Pas chez LFI, qui est un mouvement vraiment urbain qui pense que c’est dans les quartiers qu’il faut aller chercher ses électeurs (lire l’épisode 22, « “Pour les personnes comme moi issues de l’immigration, c’est la merde” »). Le PS a encore des petites communes, des départements, et c’est de là que partent des idées. Par exemple, mettre en place des maisons médicales pour contrer la désertification… Mais sans un soutien national, ça ne peut pas aller loin. De la même façon, il paraît nécessaire de mettre en avant des personnalités nationales qui incarnent ces territoires hors des grandes villes. À part François Ruffin, personne à gauche ne construit ce récit-là aujourd’hui, alors qu’il est très important que ceux et celles qui ne vivent pas dans les villes se sentent représenté·e·s. Pour la gauche, je pense toutefois qu’il sera très difficile de se réimplanter. Elle ne dispose pas des médias qui portent l’extrême droite (lire l’épisode 11, « L’empire Bolloré : les ondes incarnées du RN ») et ne trouve pas de militants en milieu rural où le militantisme partisan n’est pas du tout valorisé. Au final, la reconquête des territoires ruraux par la gauche passera davantage par des politiques publiques capables de corriger les inégalités qui fabriquent du ressentiment, plus que par l’implantation locale. Il faudrait notamment revenir sur la réforme territoriale que la gauche n’a pas su faire, quand elle a créé des grandes régions alors qu’on aurait dû faire des échelons beaucoup plus petits, capables de prendre des décisions sur des problèmes locaux. Ce problème de structuration du territoire qui éloigne la décision a des conséquences très réelles aujourd’hui.
On critique la gauche parce qu’elle est portée par une élite urbaine, mais les personnalités du Rassemblement national sont elles aussi très urbaines. Pourquoi cette critique ne leur est-elle pas opposée ?
Le RN incarne autre chose. C’est un vote très nationalisé, pour Marine Le Pen ou Jordan Bardella, avec un effet télévision et réseaux sociaux. C’est un parti qui est identifié à des slogans et des idées, pas du tout à des personnalités locales. Son implantation électorale n’est pas le produit d’une implantation militante préalable. C’est terrible pour la gauche, pour qui c’est l’inverse. Mais l’implantation des élus du RN vient après l’élection et il ne faut pas le négliger : depuis 2022, les 89 députés d’extrême droite qui ont été élus sont sur le terrain et font de la proximité. Le risque aujourd’hui, c’est qu’avec 200 députés RN on va passer à une implantation bien plus forte. Le pire est certainement devant nous.