La « honte ». En relisant les carnets où je consigne depuis des semaines les récits de salariés et d’ex-salariés de SFR pour raconter ce gigantesque plan social dont personne ne parle (un plan de départs volontaires, 5 000 emplois supprimés en quelques mois, soit un tiers des effectifs), je me suis aperçue que ce mot revenait sans cesse dans les témoignages où ils racontent leur travail, et son évolution ces dernières années. « Honte » vis-à-vis des clients mal traités, des prestataires éliminés, des fournisseurs non payés, « honte » parfois aussi d’appartenir à une entreprise à l’image dégradée… Le mot dissone dans ces biographies professionnelles : un sentiment intime s’est infiltré dans le champ lexical du travail. Il me fait penser au mot « souffrance », qui avait lui aussi surgi il y a quelques années dans ce champ lexical, jusqu’à en devenir un terme officiel et reconnu. Le sentiment de honte, chez les salariés de SFR que j’ai interrogés, se retrouve à toutes les échelles hiérarchiques. Il n’est pas forcément le sentiment dominant, mais il est commun à de très hauts cadres au siège social, des vendeurs en boutique de toutes petites villes, des assistants commerciaux dans les bureaux, des conseillers clientèle en centres d’appels…
Il a commencé à s’insinuer avec la drastique baisse des coûts imposée par Patrick Drahi et ses équipes après le rachat de SFR en 2014. Il fait aussi écho, en négatif, au fort sentiment d’appartenance, voire de « fierté », qui présidait chez pas mal d’historiques de SFR, celui de contribuer à un fleuron économique français, un secteur stratégique aussi. Sentiment qui avait survécu aux précédentes tempêtes, du temps où l’entreprise appartenait encore à Vivendi, où valses de dirigeants et plans de départs volontaires faisaient déjà partie du paysage. Mais jamais les salariés n’avaient dû à ce point subir de réductions de leurs moyens d’action. La méthode Patrick Drahi a un nom : le cost-killing.
Ce sentiment raconte beaucoup de ce que peut être aujourd’hui l’invisible dégradation des conditions de travail. Il y a eu chez SFR plus de candidats que de places au gigantesque plan de départs volontaires ouvert cet été. De l’extérieur, il est commun de dire que les gens sont partis parce que les conditions de départ étaient avantageuses. De l’intérieur, on se rend vite compte que les gens sont massivement partis, aussi, parce que « les conditions de travail » étaient mauvaises.