À Butembo (République démocratique du Congo)
Lorsqu’Emmanuel Kateri parvient à la barrière de la clinique universitaire du Graben ce 19 avril 2019, cela fait d’après lui un peu plus d’une heure que le docteur Richard Mouzoko a été assassiné. La police et l’armée ont bouclé l’enceinte de l’établissement de Butembo, en République démocratique du Congo (RDC). Un capitaine qui le connaît lui donne cependant l’autorisation d’entrer. Premier journaliste sur les lieux, il remonte l’allée vers le bâtiment où s’est tenue la réunion pendant laquelle le médecin camerounais a été tué (lire l’épisode 2, « Ils ont tué le “docteur Richard” »). L’hôpital grouille d’hommes en uniforme, prenant des photos et interrogeant les témoins sur place. En contrebas, patients et gardes-malades forment des groupes curieux, bruissants de murmures inquiets. Quand Emmanuel Kateri arrive près de la scène de crime, le véhicule du docteur Mouzoko brûle encore et, devant, son chauffeur sidéré regarde comme hypnotisé la voiture noircir sous les flammes. « Il m’a raconté que les assaillants ont crié : “Vous êtes venus nous tuer en disant qu’il y a Ebola. Nous allons vous éliminer tous parce qu’Ebola n’existe pas”, raconte le reporter. Sur le coup, j’ai pensé que c’était un coup monté par des gens qui ne croient pas à l’existence de la maladie, et que le docteur Mouzoko était une victime parmi tant d’autres. Cela aurait pu être n’importe qui. »
Alors que le journaliste rentre à sa rédaction, tout Butembo résonne déjà de cette attaque, la dernière d’une série ciblant la « Riposte », l’opération de réponse à l’épidémie de virus Ebola menée par le gouvernement congolais avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En quelques mois, deux Centres de traitement Ebola (CTE) ont été brûlées, et des 4x4 caillassés, mais jamais on n’avait attenté à la vie d’un intervenant étranger. Depuis le début, la défiance populaire envers la « Riposte » ne fait que croître, alimentée par l’usage d’escortes armées pour accompagner les équipes sur le terrain, dans un contexte où les militaires sont régulièrement responsables d’exactions contre la population (lire l’épisode 1, « En RDC, un meurtre à l’ombre d’Ebola »).
Les locaux de la radio de l’UCG, l’université catholique du Graben (un complexe dont fait partie la clinique), sont typiques des stations locales qu’on retrouve à travers toute la RDC, et qui constituent la source d’information principale des Congolais : un studio d’enregistrement artisanal, dont les murs ont été recouverts de mousse isolante pour absorber les échos, maintenue par de grosses agrafes, et une salle de rédaction dépouillée, quatre simples tables en bois autour desquelles nous avons pris place. Être journaliste dans le Nord-Kivu tient de la gageure : budget inexistant, danger maximum. Emmanuel Kateri, qui est juriste de formation, contribue aux émissions de la faculté de droit, il suit les grands procès en cours. « En apprenant comment le meurtre s’est passé, je me suis demandé comment les assaillants ont pu aller directement à la salle de réunion et reconnaître le docteur parmi ses collègues. Clairement, c’est une affaire plus compliquée que ce que je pensais de premier abord. La question que je me pose maintenant, c’est pourquoi le procès traîne-t-il autant alors qu’ils ont arrêté des médecins (accusés d’avoir commandité le meurtre, ndlr) et des hommes armés ? », me dit-il. « Vous avez de meilleures chances que moi de rencontrer le colonel Kumbu, l’avocat général qui a fait l’enquête. Il vous répondra. À moi, non. »
Jean-Baptiste Kumbu n’est pas le seul à ne pas être disponible pour la presse locale. Dans les radios de Butembo et de Beni, la grande ville à une soixante de kilomètres au nord, la même plainte revient sans cesse : verrouillée par le ministère de la Santé, la « Riposte » a été inaccessible aux journalistes congolais. Impossible d’obtenir des informations en dehors des conférences de presse, et encore moins de faire des reportages dans les CTE, si ce n’est pour couvrir une visite du ministre. Pourtant, montrer ce qui se passe à l’intérieur de ces lieux interdits au public aurait aidé à dissiper les craintes des communautés, pour qui les CTE étaient devenus des mouroirs. Le rédacteur en chef, Georges Kisando, nous a rejoint dans la salle de rédaction après la fin de son émission matinale et détaille à force d’exemples comment le manque d’accès à des sources fiables a contribué à la propagation de rumeurs. Comme ce jour où un esclandre entre les habitants d’un quartier et une équipe de santé venue placer des comprimés dans des toilettes publiques a paralysé la ville. « Les gens ont pensé que ces comprimés contenaient Ebola. Nous sommes obligés de parler de tout cela à la radio le jour même, on ne peut pas faire comme si cela n’avait pas eu lieu. Mais impossible d’avoir quelqu’un
Lorsque j’interroge Bathé Ndjoloko Tambwe quelques semaines plus tard, l’ancien coordinateur de la « Riposte » ne voit pas là où est le problème : les journalistes l’« embêtaient » à poser trop de questions et il ne « livre pas des interviews à tout-venant ». Petit souci : personne d’autre que lui
Nos agents se sont comportés comme des petits chefs.
Diplômé d’un master en santé publique à l’université de Kinshasa, complété par d’autres formations prestigieuses à l’étranger, le médecin congolais était on ne peut plus apte à diriger la « Riposte ». Mais ce ton, ce paternalisme… Or le mépris dont sont empreints ses propos sont loin de faire figure d’exception. Le docteur Jean Mukoko Kambale, le médecin-chef de zone de Katwa, un quartier de Butembo, me le dira franchement : « Nos agents se sont comportés comme des petits chefs. » Au détour d’une conversation, une femme me confiera même s’être sentie « violée » par la façon irrespectueuse dont les agents de la « Riposte » s’exprimaient, un mot au bagage culturel et historique particulièrement lourd de sens en RDC. L’absence d’efforts de communication sur l’intervention laisse un vide béant, que s’empressent de remplir rumeurs et théories du complot.
Le docteur Mukoko sait de quoi il parle : en février 2019, c’est dans son quartier de Katwa qu’un CTE est brûlé, deux mois avant l’assassinat du docteur Mouzoko. « On était arrivés à un moment de rupture totale de la confiance entre l’État et la population à cause de la politique. Même mes amis et ma famille ne croyaient plus à l’existence d’Ebola dans la région. Ils liaient cela aux massacres des ADF (Allied Democratic Forces) et aux élections. Comme quoi on voulait les exterminer », me dit-il. « J’ai reçu des menaces. »
Le grand-père de Léon Tsongo était chauffeur pour la Compagnie minière des Grands Lacs lorsqu’en 1958 le jeune homme se révolte avec plusieurs collègues contre les conditions de travail inhumaines imposées par les colons belges. Ils sont immédiatement licenciés. Deux ans avant l’indépendance du Congo, le petit groupe de rebelles commence alors à se rassembler clandestinement. « Avant d’aller aux réunions, ils laissaient un message à la maison comme quoi ils allaient “parler”. C’est comme ça que le groupe est devenu le “Parlement Debout de Furu” », raconte Léon Tsongo, devenu porte-parole du mouvement, dans son bureau exigu, niché dans une ruelle du quartier de Furu, à Butembo. « Nous avons toujours revendiqué nos droits. En 1967, Mobutu (dictateur au pouvoir entre 1965 et 1997, ndlr) avait décidé d’implanter ici une gendarmerie militaire, dans le but de venir étouffer cet esprit-là. C’est ça, “Furu”. Tous les régimes qui sont passés dans ce pays essayent de nous étouffer. »
Aussi longtemps qu’on ne nous dira pas quelle est l’origine réelle de cette maladie, nous devrons croire qu’elle a été fabriquée dans un laboratoire pour exterminer la population de Beni.
Actif depuis plus de soixante ans, le Parlement Debout fait aujourd’hui figure de précurseur pour les nombreux mouvements citoyens qui ont vu le jour ces dernières années, depuis les élections présidentielles et parlementaires de 2011. Porté au pouvoir après l’assassinat de son père Laurent-Désiré en 2001, Joseph Kabila vient alors d’être élu pour la deuxième fois lors d’un scrutin dont les résultats sont contestés et un vent de colère souffle sur la jeunesse congolaise. Des hommes et des femmes très éduqués, actifs sur les réseaux sociaux et connectés aux organisations internationales, comme Human Rights Watch, pour lesquelles ils travaillent localement depuis des années, forment alors des mouvements tels que Lucha ou Filimbi. Ils exigent pour leurs concitoyens les garanties d’une vie digne. Le report par le gouvernement des élections de 2016 à 2017, puis à 2018, engage un bras de fer. L’heure est à la contestation, il faut que Joseph Kabila lâche le pouvoir.
Mais là où Lucha et Filimbi ont fait le choix de maintenir un positionnement apolitique, le Parlement Debout est devenu ces dernières années un véhicule pour la carrière du député Crispin Mbindule, dont Léon Tsongo est le directeur de campagne. Fin août 2018, alors que les élections semblent enfin être réellement programmées pour décembre, son candidat déclare, lors d’une réunion enregistrée puis diffusée sur les radios locales, qu’il va initier une action au Parlement pour exiger du ministre de la Santé qu’il explique comment l’épidémie a commencé : « Aussi longtemps qu’on ne nous dira pas quelle est l’origine réelle de cette maladie, nous devrons croire qu’elle a été fabriquée dans un laboratoire pour exterminer la population de Beni », déclare-t-il.
Devant moi, Léon Tsongo gesticule dans son siège en plastique bleu, défendant des propos qu’on aurait mal interprétés. Pourtant, j’ai vérifié le contenu de l’enregistrement en swahili avec plusieurs traducteurs et le ton complotiste, les accusations à peine voilées contre le gouvernement, sont indubitables. « Nous avons dû passer dans tous les médias pour préciser que nous n’avons jamais dit qu’Ebola n’existe pas », concède-t-il. Emmanuel Kateri, le journaliste de la radio UCG, se rappelle que Crispin Mbindule n’a pas été le seul candidat de l’opposition à tenir des propos anti-« Riposte », même si les siens ont de loin été les plus extrêmes : « C’était impopulaire de soutenir la “Riposte”. Pendant la campagne, Mbindule, Tembos, Saidi Balikwisha… ils l’ont tous critiquée. Ce n’est qu’après les élections qu’ils ont changé de discours et l’ont soutenue ouvertement. »
Véhiculée par les médias internationaux et le discours du ministère de la Santé, l’idée que les hommes politiques d’opposition ont eux-mêmes instigué la défiance de la population envers la « Riposte » en propageant de folles rumeurs prend corps. Mais en examinant les déclarations de chacun de plus près, une situation un peu plus nuancée émerge : mis à part la sortie lunaire de Crispin Mbindule, les propos tenus sont surtout des critiques de la gestion de la crise par le gouvernement. Et Crispin Mbindule lui-même usera à maintes reprises de son influence pour persuader des malades de se rendre dans un CTE, utilisant même une fois (au moins) son propre véhicule pour transporter une femme.
En face, l’appareil de la « Riposte » est verrouillé à tous les niveaux par des hommes politiques appartenant au camp de Joseph Kabila. Bathé Ndjoloko Tambwe est lui-même en pleine campagne électorale en tant que candidat à la députation nationale pour le PPPD (Parti du peuple pour la paix et la démocratie), parti-satellite de celui de Joseph Kabila, le PPRD (Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie). Comment dans ce cas ne pas voir les attaques contre les candidats d’opposition émises par l’alors coordinateur général de la « Riposte » comme une tentative délibérée de leur porter préjudice politiquement ? Une lettre ouverte de la société civile de Butembo dénoncera l’utilisation des ressources de la « Riposte » par le PPRD, car, selon eux, Bathé Ndjoloko Tambwe utilise son séjour dans la région pour faire campagne en faveur des candidats du parti. « Nous essayons de comprendre pourquoi des agents de la santé se rendraient complices de ces acteurs politiques », questionne le texte. Au téléphone, Bathé Ndjoloko Tambwe réplique : « Ce sont des affabulations de politiciens. Il n’y a pas de société civile dans ce pays. Aucune société civile ici n’est neutre. »
Le coup de grâce vient peu avant le scrutin du 30 décembre 2018 : la Commission électorale nationale indépendante (Ceni)
Il serait difficile de trop souligner l’impact dévastateur de cette décision, qui vient à la fois priver un million de personnes de leur participation à une élection devant donner lieu à la première transition démocratique et pacifique de l’histoire du pays
La colère est si grande que de vraies fausses élections seront organisées à Beni par un peuple déterminé à participer à ce jour historique, même symboliquement. Personne ne se souvient qui exactement a lancé l’idée, mais rapidement les gens se mobilisent. Lucha et Filimbi rassemblent, on trouve des urnes, les rôles sont attribués aux uns et aux autres et le matin du 30 décembre 2018, de longues queues se forment pour voter. En ordre. « Tout le monde est venu, les pauvres et les riches, toutes les classes », se souvient Steward Muhindo. « On laissait passer les femmes enceintes et les vieilles personnes devant, il y eu un esprit civique incroyable. Un esprit d’unité. » Bien sûr, le vote ne compte pas et Félix Tshisekedi, l’un des deux candidats d’opposition est élu, au détriment de Martin Fayulu, largement soutenu par la population de Beni. Selon le décompte des observateurs de l’Église catholique, Martin Fayulu est le vrai vainqueur, tandis que Félix Tshisekedi, fils du légendaire opposant Étienne Tshisekedi décédé l’année précédente, est soupçonné d’avoir formé un pacte avec Joseph Kabila pour accéder au pouvoir.
« C’est après les élections que la résistance active a vraiment commencé », estime Steward Muhindo. La courbe épidémique est là pour le démontrer. La défiance de la population, combinée à des attaques répétées