Il fait déjà quasiment nuit noire. Il est presque 18 heures, le couvre-feu va débuter. Estelle Luce a récupéré son panier de légumes hebdomadaire, l’a déposé dans son coffre. La clé sur le contact, elle s’apprête à démarrer. Il est l’heure de rentrer à la maison, sa fille l’y attend. La directrice des ressources humaines de la société de matériaux isolants Knauf à Wolfgantzen, dans le Haut-Rhin, tourne la clé. Les phares s’allument. Dans leur lueur, une silhouette se détache et s’approche du côté gauche de la voiture. Bras tendu, elle dévoile une arme. Quatre coups partent. Estelle Luce est défigurée. Ses poumons sont perforés. Après plus de trente minutes seule sur le parking de son entreprise puis plusieurs tentatives de réanimation par ses collègues et les secours, Estelle Luce est déclarée morte. Nous sommes le mardi 26 janvier 2021. Il est 19 h 10. La DRH a-t-elle reconnu son meurtrier lorsqu’il s’est approché d’elle ? Ou avant qu’il ne remonte dans sa voiture de location rouge, aperçue par plusieurs témoins ? Elle connaissait celui qui a été mis en cause dans son assassinat. L’homme s’appelle Gabriel Fortin. En 2006, Estelle Luce avait organisé son licenciement de la société de matériel pour le gaz naturel Francel à Lucé, en Eure-et-Loir. Il était ingénieur en bureau d’études. Du 13 au 30 juin, l’homme originaire de Nancy, âgé de 48 ans aujourd’hui, sera jugé à Valence pour trois assassinats et une tentative d’assassinat. Après Estelle Luce, il ne s’est pas arrêté.
Bertrand Meichel n’avait pas vu Gabriel Fortin depuis son licenciement de chez Francel. Son visage n’était même plus imprimé dans sa mémoire. L’enquête tend à démontrer qu’il s’est retrouvé face à lui, le soir du 26 janvier. Il ne l’a pas reconnu. Tout est allé si vite. À 18 h 45, le cadre des ressources humaines chez General Electric Gas Power à Belfort télétravaille. À travers la baie vitrée de sa maison de Wattwiller, dans le Haut-Rhin également, il aperçoit une voiture qui se gare sur un emplacement non autorisé. Une poignée de secondes passent. La sonnette retentit. Sur le pas de la porte, Bertrand Meichel se retrouve nez à nez avec ce qui a l’air d’un livreur. Masqué, une casquette sur le crâne et des lunettes sur le nez, l’homme tient une boîte de pizza dans la main gauche. « Vous êtes Monsieur Meichel ? », dit-il à celui qui, de toute évidence, n’a pas commandé de calzone. « Oui… » Un coup de feu part. La balle vient se loger dans la porte d’entrée. Sonné, Bertrand Meichel se reprend vite, court après son agresseur masqué. Il l’attrape, prend des coups au visage, lui arrache ses artifices. L’homme remonte dans sa voiture, une petite citadine rouge.
Il faut quarante minutes en voiture pour aller du parking de la société Knauf jusqu’à Wattwiller. Quand Bertrand Meichel voit son agresseur lui échapper, Estelle Luce n’est pas encore décédée. Quand il apprend sa mort le soir même, le quinquagénaire tombe des nues. Bertrand Meichel et Estelle Luce ont travaillé ensemble pendant des années. C’est à ses côtés qu’elle a fait ses premiers pas, préparé son premier plan social. Un certain Gabriel Fortin avait alors été limogé. Cela ne peut être une coïncidence, n’est-ce pas ?
Une journée et demie passe. Le 28 janvier, à 8 h 30, l’agence Victor-Hugo de Pôle emploi à Valence ouvre. Patricia Pasquion s’installe dans son bureau. La sonnette retentit à 8 h 48. La pandémie de Covid garde encore la France masquée et alerte : avant toute chose, le visiteur qui tient un sac plastique blanc doit remplir le registre. L’homme note son nom : « Rachid Arzaoui ». On lui indique de patienter. Il tient deux minutes à peine, puis se dirige vers le fond d’un couloir où se trouve la sortie, mais aussi le bureau de Patricia Pasquion. La responsable indemnisation de l’agence n’attend pas de rendez-vous ce matin-là. À 8 h 55, un coup de feu retentit. L’homme armé échange un regard avec l’une des collègues de celle qu’il vient de tuer. Un bout noir, comme le canon d’une arme, dépasse du sac blanc qu’il tient en main. Sans un mot, l’agresseur part en courant et remonte dans sa voiture ; une petite citadine rouge. Sur le sol du bureau, l’homme a laissé sept balles. Il ne lui en a fallu qu’une, tirée de face, dans l’abdomen, pour tuer Patricia Pasquion. Il est encore trop tôt pour tisser un lien avec les agressions du Haut-Rhin, survenues 36 heures plus tôt et à 500 kilomètres de là. Et, s’il avait bien été inscrit au Pôle emploi de Valence entre 2010 et 2013, Gabriel Fortin n’avait, a priori, jamais eu affaire de manière notable à la responsable indemnisation.
Je ne veux pas répondre aux questions concernant les affaires qu’on veut me mettre sur le dos.
La petite voiture rouge fait un dernier arrêt. Après avoir traversé le bras du Rhône qui sépare la Drôme de l’Ardèche, elle se gare rue du Languedoc, à Guilherand-Granges, en face de la société Faun Environnement, conceptrice de bennes à ordures. Encore une entreprise dans laquelle Gabriel Fortin a travaillé, entre septembre 2008 et mars 2010, avant d’en être licencié. L’homme entre dans le bâtiment par une entrée réservée au personnel. On le laisse passer. Il demande : « Où est monsieur Coulmont ? » L’ex-responsable du bureau d’études ne travaille plus ici. Alors, le visiteur insistant change de cible. Il a rendez-vous avec Géraldine Caclin, dit-il. L’hôtesse d’accueil s’interroge, la responsable des ressources humaines n’a pas noté cette réunion dans son agenda. Il est 9 h 15. L’homme signe un nouveau registre de visite lié au Covid. Il écrit « Rachid Arzawi »
Dans sa voiture rouge, l’homme semble d’un calme absolu. C’est la première impression qu’il fait aux policiers qui l’aperçoivent quelques minutes après le meurtre de Géraldine Caclin. La plaque d’immatriculation de la voiture a été relevée le matin même par les collègues de Patricia Pasquion. Les forces de l’ordre sont à l’affût dans le secteur de Valence. Et le voilà, roulant le plus tranquillement du monde… et refusant de s’arrêter lorsque les gyrophares lui intiment de le faire. Pour leur échapper, sûrement, le conducteur se met à rouler à contre-sens. Il est finalement arrêté sur le pont qui sépare Guilherand-Granges de Valence. L’homme au volant de la citadine ne s’appelle pas Rachid, mais Gabriel. Gabriel Fortin. Le lundi 25 janvier, la veille du meurtre d’Estelle Luce, il a loué cette voiture dans une agence de Nancy. C’est la seule chose qu’il acceptera de révéler pendant sa garde à vue et lors de l’instruction. Après, il s’est muré dans le silence. Il ne veut pas « répondre aux questions concernant les affaires qu’on veut [lui] mettre sur le dos ». Rien sur l’arme retrouvée dans sa voiture. Rien sur les faits.
Pourtant, tout porte à croire que Gabriel Fortin tenait le pistolet dans chacun des trois meurtres, dans le Haut-Rhin, en Ardèche et dans la Drôme
À l’approche des trois semaines de procès, tous les acteurs ont les mêmes questions, « celles que tout le monde se poserait devant quelque chose d’inexplicable et d’inexpliqué », admet Dominique Arcadio, avocat de la famille de Géraldine Caclin. Tous craignent surtout que Gabriel Fortin persiste à rester muet. Il faudra alors se baser uniquement sur les écrits qu’il a laissés. Avant comme après les meurtres, l’accusé a consigné ses faits, gestes et pensées dans des documents analysés par les enquêteurs. En onze ans d’inactivité, de rancune et d’isolement, il avait déjà rempli d’innombrables pages.