«Nous ne détricoterons rien de ce qui a été fait depuis dix-huit mois. » Alors qu’au sein du gouvernement on évoquait ce mercredi matin ouvertement le rétablissement futur de l’impôt sur la fortune (ISF), c’est Emmanuel Macron en personne qui, lors du conseil des ministres, a coupé court. La phrase a été révélée par Les Échos et confirmée ce mercredi soir par l’Élysée auprès de l’AFP. Dans le même temps, la présidence de la République précise que la hausse des taxes sur les carburants, dont le Premier ministre Édouard Philippe a annoncé ce mardi qu’elle était suspendue six mois durant, est en fait tout simplement « annulée ». Incroyable pataquès : d’un côté Macron fait un geste supplémentaire sur l’essence ; de l’autre, il durcit singulièrement le ton sur l’ISF, mesure symbole de son mandat qui revient, lancinante, dans la rage et les revendications exprimées par les manifestants, jugeant la politique du Président trop favorable aux riches (lire l’épisode 1, « Fluos en fureur »). Et ce, à trois jours de la nouvelle manifestation parisienne…
Pourtant, c’était bel et bien un retour de l’ISF qui s’esquissait jusqu’alors. Ce mercredi matin, la secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa avait ainsi écrit sur Twitter : « Ce n’est plus uniquement ma position personnelle mais celle du gouvernement. (…) Si l’évaluation de la transformation de l’ISF ne prouve pas que des capitaux ont été suffisamment réinjectés dans l’économie française, le gouvernement le rétablira ! » Une affirmation qui faisait suite à des déclarations plus alambiquées de Benjamin Griveaux, un peu plus tôt sur RTL. Le porte-parole du gouvernement avait, lui, annoncé à propos de la suppression de l’ISF et de son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) : « Si la mesure qu’on a prise – qui coûte de l’argent public – n’a pas d’effet, on va la changer. » Panique à bord : l’hypothèse est donc sur la table, mais pas tout de suite. Avant de décider quoi que ce soit, il faudra « évaluer » cet effet « avec le Parlement », ajoutait Benjamin Griveaux. Les députés étaient en tout cas prêts à un tel examen. Il y a quelques jours, Bruno Bonnel, élu La République en marche (LREM) du Rhône, avait précisé les motivations de cette éventuelle mission : « Où est passé l’argent de l’ISF ? Les plus aisés ont-ils joué le jeu ? Je veux analyser les effets de cette mesure pour répondre à ceux qui accusent le Président d’être le président des riches. »
On ne sait pas encore si, malgré son refus de détricoter quoi que ce soit, Emmanuel Macron souscrit à la proposition d’une évaluation de la mesure annoncée par Benjamin Griveaux pour l’automne 2019. Ainsi, en 2017, la majorité aurait décidé de supprimer l’ISF sans avoir anticipé son effet sur l’économie ? Ainsi le gouvernement n’aurait pas fait tourner ses modèles économétriques avant de baisser d’au moins 4,5 milliards d’euros les impôts pour les plus fortunés (lire l’épisode 2 de l’obsession Macronomics) ? Il est quand même étrange que personne au sein de la majorité n’arrive à développer un argumentaire cohérent pour défendre une mesure adoptée il y a à peine un an ! Mais c’est aussi symptomatique du macronisme. Ses partisans se proclament pragmatiques et rationnels, mais l’idée derrière la suppression de l’ISF est tout sauf scientifique. C’est la fameuse « théorie du ruissellement », raillée par les économistes et du coup non assumée par les politiques.
L’argumentaire de cette « théorie » est simple : on allège la fiscalité des riches, ces derniers vont investir l’argent non versé à l’État dans des entreprises, celles-ci vont embaucher, l’emploi va augmenter… et la richesse de tous aussi. Le terme de « ruissellement », issu d’une traduction de l’anglais « trickle-down », est né dans les années 1980, à la suite d’une interview d’un conseiller du président américain Ronald Reagan, expliquant son programme : « Donner les réductions d’impôts aux tranches supérieures, aux individus les plus riches et aux plus grandes entreprises, et laisser les bons effets “ruisseler” à travers l’économie pour atteindre tout le monde. » Oui, mais voilà, aucun économiste n’a jamais réussi à démontrer cette « théorie ». Plusieurs études menées montrent que, quand les riches se retrouvent avec plus d’argent, ils ne le placent pas forcément dans les entreprises qui croissent ou en ont besoin, mais achètent des produits financiers sans risque (comme des bons du Trésor) ou font gonfler le marché de l’art. Ainsi, les économies d’impôt des riches feraient augmenter le niveau global d’épargne, mais pas celui de l’investissement. A contrario, une politique en faveur des plus pauvres est beaucoup plus efficace. Si on baisse l’impôt des ménages modestes, ces derniers vont utiliser tout l’argent gagné pour augmenter leur consommation. Ce qui va avoir pour conséquence une hausse des commandes des entreprises, et donc faire progresser la croissance économique.
Ces raisonnements font consensus chez les économistes. Même le Fonds monétaire international, qui n’est pas un repaire de gauchistes, a sorti un rapport allant dans ce sens en 2015. Et personne dans le monde académique ne reprend à son compte le terme de « ruissellement ». Mais ce thème est si imagé – on se représente parfaitement une pyramide de flûtes à champagne qui se remplit petit à petit à partir de celle placée à son sommet – qu’il a continué à être utilisé dans le débat public. Et notamment par les riches eux-mêmes, qui militaient depuis des années pour l’abrogation de l’ISF et cherchaient à justifier un futur cadeau de la puissance publique. Leurs relais politiques se sont alignés, comme En marche ou François Fillon, qui a intégré à son programme présidentiel la fin de « cet impôt qui empêche les entreprises de croître ». « Donnez-nous de l’argent et vous allez voir : vous allez aussi en gagner » est un argument qui peut faire mouche auprès des électeurs peu fortunés.
Du coup, les macronistes se sont retrouvés fort embarrassés quand ils ont voulu expliquer pourquoi ils allaient supprimer l’ISF (et le remplacer par l’IFI, qui ne concerne plus que l’immobilier) et diminuer la fiscalité du capital. D’un côté, ils n’avaient comme argument que la « théorie du ruissellement » ; de l’autre, ils savaient qu’ils n’avaient pas le droit de dire le mot, sous peine de passer pour des ignares en économie. Cela a donné des moments très drôles lors du débat sur la loi de finances 2018, à l’automne 2017 (lire l’épisode 3 de l’obsession Macronomics). Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire affirmant, par exemple : « Je ne crois pas à la théorie du ruissellement des richesses, je crois à la théorie de la création des richesses. » Remarque : il n’existe pas non plus de théorie dite de la « création des richesses ». Ou, pire, Emmanuel Macron détaillant au cours d’un entretien télévisuel sa vision du « premier de cordée », sur lequel il ne faut pas « jeter des cailloux », sinon « c’est toute la cordée qui dégringole ». On a même eu le droit à des professions de foi, comme celle de Gilles Le Gendre, aujourd’hui patron des députés LREM, déclarant à l’Assemblée nationale : « Certes, nous ignorons quelle proportion de l’épargne libérée s’investira dans l’économie productive. Mais, pour être efficace, il faut prendre des risques. Oui, le remplacement de l’ISF par l’IFI est un acte de confiance. »
Personne ne croit, et moi le premier, à la théorie du ruissellement.
Et, un an après, on continue à nier l’emprunt intellectuel. Dans un débat ce lundi sur LCP, Hervé Berville, député LREM des Côtes-d’Armor, affirmait : « Personne ne croit, et moi le premier, à la théorie du ruissellement. » Et, face à Nicolas Dupont-Aignan qui s’étonnait d’une telle assertion, lui rappelant le « premier de cordée » du Président, le même a répondu : « Ça n’a rien à voir »… Ce dimanche soir, lors de l’édition spéciale de France 2 sur les gilets jaunes, Gabriel Attal, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation nationale, a expliqué que le gouvernement avait supprimé l’ISF pour que les Français concernés « réinvestissent [l’argent] dans l’économie productive », c’est-à-dire « dans nos PME, dans nos TPE ». Soit donc… le ruissellement.
Cette impression de faire du surplace n’est cependant pas totalement exacte. un nouvel élément de langage est apparu dans les bouches macronistes. Si vous avez tendu l’oreille ce dimanche soir sur France 2, vous avez entendu Gabriel Attal dire que des « premiers chiffres sont sortis », indiquant que la réalité se conforme aux attentes de la majorité. L’investissement productif dans les PME, « qui sont le poumon économique de notre pays », aurait ainsi « augmenté de 65 % au premier semestre 2018 ». Et le lendemain, Hervé Berville indiquait, sans plus de précision que, « cette année », il y aurait « plus de 65 % d’investissement dans les PME et les start-up ». On l’a aussi entendu dans la bouche d’Amélie de Montchalin, députée LREM, ce mercredi matin sur France Culture. D’où vient ce chiffre ? Que mesure-t-il exactement ? À l’antenne, ni l’un ni l’autre n’ont cité leur source. Gabriel Attal avait laissé entendre que le chiffre était lié au Printemps de l’évaluation à l’Assemblée nationale, une journée d’études organisée par les députés qui a eu lieu en juin dernier et dont l’objectif était d’expertiser les politiques publiques. Vérification faite, il n’a pas été question d’ISF ce jour-là.
Ne reculant devant rien, nous avons envoyé un message à Hervé Berville pour lui demander sa source et il nous a répondu : c’est une étude du cabinet d’audit Ernst & Young datant de septembre dernier et faisant état d’une levée de fonds record au début de l’année pour les « entreprises innovantes ». 1,9 milliard d’euros auraient été récoltés au premier semestre, contre 1,2 à la même époque en 2017, soit une augmentation de 60 % (et pas de 65 %, mais on ne va pas chipoter). Seulement, cette étude assez sommaire est consacrée aux start-up (plus précisément aux « entreprises en phase de création ou durant leurs premières années d’existence ») et non pas à l’ensemble des PME, et elle ne dit pas du tout que l’argent investi provient d’ex-contribuables à l’ISF, ni ne cite la réforme fiscale comme cause de cette hausse. Ernst & Young évoque le Brexit, qui désorganise la place de Londres et rend Paris plus attractif, ou « l’écosystème des start-up » qui s’améliore en France. De plus, ce chiffre de 1,9 milliard doit être contrebalancé par d’autres études qui font état d’une diminution des sommes levées via le financement participatif (- 50 % au premier semestre 2018) et qui l’expliquent justement… par la suppression de l’ISF. L’année dernière, une niche fiscale dite ISF-PME permettait de réduire son impôt en investissant dans une PME. Celle-ci a disparu avec la fin de l’impôt, faisant disparaître cette incitation. Conclusion : on est encore loin de pouvoir conclure que, finalement, Macron a réussi à faire fonctionner la théorie du ruissellement…
De toute façon, la majorité se garde bien de dire qu’elle a réussi son pari. Pour revenir au débat sur France 2 de ce dimanche soir, il y a un autre moment qui mérite d’être rappelé. Après avoir sorti son 65 %, Gabriel Attal avait été interrompu par l’économiste Thomas Piketty (opposé à la suppression de l’ISF), qui lui avait renvoyé le chiffre dans la figure avec un cinglant « soyez prudent avec cette évaluation qui ne veut rien dire ». Le secrétaire d’État avait alors conclu, pas téméraire : « On a mis en place une mesure, qu’on évalue pendant le quinquennat. » Et c’est pour cela que tous les économistes peuvent remercier la macronie : depuis un an, elle a mis en place une évaluation géante qui va permettre de définitivement trancher sur la « théorie du ruissellement ». Elle aurait quand même pu nous prévenir que les cobayes, c’était nous.