Elhia fait des cauchemars. Elle en a toujours fait mais, depuis quelques mois, ils sont « plus prosaïques » : elle rêve qu’elle reçoit une notification du Monde annonçant un nouveau confinement. « Je ne rêve plus de perspectives lointaines », déplore l’étudiante marseillaise de 22 ans, pour qui une balade de trente minutes est devenue épuisante.
Romain se lève parce qu’il a deux enfants. Après les avoir accompagnés à l’école, l’auteur parisien se recouche. Range la maison. Le déjeuner arrive. La journée passe ainsi, sans énergie, avec le sentiment de frustration de ne pas avoir envoyé ce mail pour trouver du travail.
Samuel, lui, voit ses forces fluctuer de manière désordonnée depuis quelques mois. Il peut être énervé le soir avant de se coucher et à plat en pleine journée, « à cause de la tension nerveuse ». Sommeil et fatigue chez lui sont « passablement détraqués ». Il a pris du poids. Surtout, le naturaliste lyonnais, catholique, a perdu le sens de ce qui l’animait. Françoise aussi alterne les moments d’« abattement » et de « rébellion ». « Le soir, quand je vois les gens se précipiter pour rentrer chez eux avant le couvre-feu, je sens “pfou’’, ça m’angoisse. » Elle se dit aussi qu’il va lui falloir trouver de quoi s’occuper sans avoir à sortir jusqu’au lendemain matin. L’assistante sociale à la retraite du côté d’Étaples (Pas-de-Calais) fait de la sophrologie et du yoga dans ces cas-là. Frédéric a trouvé également ce qui l’aidait mais, pendant trois semaines, en novembre, il a passé « un très, très sale moment ». « Je me couchais à 21 heures, je laissais le réveil sonner jusqu’à trois fois avant d’arriver à bouger… J’étais lent, je réfléchissais lentement, je n’avançais pas, j’avais perdu mon énergie », raconte le cadre de santé dans une association d’aide aux patients de la région de Pau, qui parle d’« épuisement moral ».
J’ai lancé fin janvier un appel à témoins à un réseau professionnel et personnel pour interviewer « des personnes qui se sentent déprimées, abattues par la crise sanitaire » puisque c’était un état que j’observais autour de moi, que des copains psys m’avaient confirmé et que nous voulions explorer aux Jours. Les témoignages n’ont pourtant pas afflué. Je suis passée aux réseaux sociaux. Là, j’ai reçu quelques réactions entre désespoir et ironie. « J’ai 67 millions de contacts à te proposer », a réagi un copain sur Facebook. « Mes 500 étudiants ? », a suggéré la directrice d’une école post-bac. « Elle n’a pas su trouver autour d’elle alors elle passe par Twitter ! », a commenté, moins coopératif, un internaute anonyme. Tandis que des copains se sont justifiés de ne pas pouvoir m’aider : « Je ne connais personne de déprimé, je crois qu’à Marseille, on va mieux que chez vous à Paris », « Ça va très bien pour moi. Et toi ? », « Désolée, je vois pas… ». J’étais déboussolée.
J’ai voulu consulter les chiffres. Il fallait d’abord savoir ce que je cherchais, quelle forme pouvait bien prendre cette baisse de moral. Et pas seulement des ménages. Même si celui-ci
Du côté des indicateurs plus humains
La déprime correspond à un moment de blues, de tristesse, de découragement, de manque d’entrain.
Mais ne mélangeons pas tout. Il est important tout d’abord de distinguer ce qu’on appelle la « déprime » de la « dépression », rappelle l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur son site. « La déprime correspond à un moment de blues, de tristesse, de découragement, de manque d’entrain. » Autrement dit, déprimé, vous êtes plus triste que d’habitude, vous pleurez peut-être, vous dormez mal, vous êtes inquiet, mais ces symptômes passagers, même s’ils sont très désagréables, n’ont pas de répercussions durables ni profondes sur votre quotidien.
La dépression est quant à elle, selon la définition psychiatrique de l’Inserm, « associée à un dysfonctionnement social et à une souffrance personnelle majeurs » et « peut avoir des conséquences parfois lourdes en termes de fonctionnement social » et « de santé ». La dépression peut être caractérisée par : une humeur dépressive (le plus souvent caractérisée par une tristesse pathologique quasi permanente et intense, une anxiété marquée et parfois une indifférence affective), une perte de l’élan vital (c’est-à-dire une perte d’intérêt et du plaisir), le sentiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue (voire des idées de mort ou de suicide récurrentes), un sentiment d’angoisse quasi permanent, de la fatigue, un ralentissement psychomoteur (observable par une modification de la marche, de la voix, des gestes, de l’initiative et de la fluidité des idées), une perte d’appétit, des troubles du sommeil, des troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire. « Le diagnostic est posé lorsqu’une personne présente une humeur dépressive ou une perte de l’élan vital, associée à au moins quatre autres des symptômes décrits ci-dessus, tous les jours depuis au moins deux semaines, et ce en présence d’un retentissement des symptômes et d’une souffrance associée », précise l’Inserm.
C’est la déprime
Ainsi Samuel se sent « en mode survie » : « L’air commence à se raréfier et la respiration devient difficile. » S’il devait trouver une image, ce serait un tunnel. Et, « avec des guillemets assez gros pour cogner le plafond, c’est peut-être comme sous l’Occupation », estime le naturaliste lyonnais. « Un long tunnel de grisaille, pour une famille ordinaire avec des enfants, qui ne pourrait pas prendre le maquis ». Elhia se sent au contraire, dans ses moments de crise, entourée d’une « lumière brillante, criarde, latente, un truc froid, un peu hostile », dont elle essaie de limiter l’ampleur, et qui s’oppose à « la présence sombre et rassurante » des bons jours. Frédéric dirait « au fond du trou ». Romain se voit « dans la boue ». « Embourbé », répète le scénariste. Comme Tony Soprano, dans la première saison de la série éponyme, « quand il a sa première crise de panique ». Le jeune quadra réfléchit, caresse sa moustache, se reprend : « Sauf qu’il ne sait pas encore à ce moment-là ce que c’est et qu’il n’y comprend rien. Ce serait plutôt dans une saison ultérieure alors, quand il sait ce qui lui arrive mais qu’il ne peut pas l’empêcher. »
Romain fréquente en effet des états dépressifs depuis des années. « J’ai fait une vraie dépression donc je sais que ce n’est pas ça en ce moment. Parce que je me lève le matin, pour m’occuper de mes gosses. Je suis comme le gouvernement avec le troisième confinement : je sais que je suis au bord et que j’y vais… ou pas. » Il se voit cependant dans « une case plus sombre » qu’« abattu » ou « déprimé ». Parce qu’il connaît aussi, dans son métier, ces moments de blues. « On passe des journées à ne rien faire, à lire, à regarder des extraits de films. On doit trouver en nous l’énergie chaque jour. D’où des coups de mou habituels. Mais qui ne m’empêchent pas, comme en ce moment, de créer. »
Il y a quelques semaines, je ne me serais pas sentie légitime pour témoigner. Même le deuxième confinement s’est bien passé. Mais ça couvait. Et ensuite, ça a empiré. Maintenant, c’est permanent.
Si Romain se sent « au bord » de la dépression, Samuel, qui a en a fait une il y a deux ans sous forme de burn out, trouve que ce n’est pas comparable. Le naturaliste aux cheveux frisés sent « de la déprime », clairement, « de la lassitude devant une vie qui n’est qu’une moitié de vie et qui donne l’impression de vouloir s’étirer en longueur. Une vie assez insipide ». Avec « un effet durée ». Françoise aussi, qui a connu des moments durs après des deuils et dont la mère était maniaco-dépressive, constate que ça n’a rien à voir en ce qui la concerne. L’ancienne assistante sociale en pédopsychiatrie ne se trouve même pas « déprimée », mais plutôt « abattue », « à certains moments », le soir notamment, l’hiver surtout. « Ça n’est pas physique, c’est psychique », analyse la retraitée active, qui se sent avant tout « empêchée ».
Elhia se demande, en revanche, si elle n’a pas basculé. L’étudiante marseillaise a toujours fait des crises d’angoisse. Avant une échéance importante, la perspective d’une note, d’un objectif particulier. Une fois le moment passé, elle allait mieux. Aujourd’hui, « le monde extérieur n’est plus rassurant pour compenser ces stress ponctuels », s’inquiète la jeune femme aux cheveux courts dont les fossettes sourient plus rarement qu’avant. « Il n’y a plus rien pour contrebalancer. » Toute nouvelle tâche devient un défi. Ça prend le pas sur le plaisir alors que jusqu’ici, elle était « ravie à l’idée de toute nouvelle aventure ». Et elle n’ose pas appeler ses parents trop souvent, eux qui, durant toute sa scolarité, l’ont aidée à relativiser. Ni ses bons amis. « Ce serait trop fréquent. »
Frédéric est le seul des témoins interrogés à s’estimer sorti de la zone de turbulences. « Comme tous les soignants, je me suis automédicamenté », plaisante à moitié le cadre de santé, qui a mis au point une thérapie bien particulière. Les autres constatent une progression dans leur mal-être au fil des mois. « C’est venu graduellement en novembre-décembre, constate Samuel, le naturaliste lyonnais. Il y a une espèce d’usure alors que la situation ne changeait pas. Je pensais être stabilisé, les habitudes prises, mais les jours se ressemblent beaucoup trop. » Romain le dit aussi : « Je n’aurais pas répondu à ton annonce au printemps. C’était du mal-être vague à l’époque, qui ressemblait à ce qui pouvait m’arriver avant. Le premier confinement, c’était un peu les temps héroïques. On a inventé des arbres avec du carton avec mon fils. On a trouvé un côté inédit à la situation. Et puis, il y avait l’espoir des grandes vacances