Grosse déprime

Elhia a 22 ans. Elle étudie à Marseille, où elle est née et où vivent ses parents. En ce moment, elle fait un stage à Paris dans le cadre de ses études. Elle était ravie de l’avoir décroché, dans une entreprise qui lui plaît, mais finalement, elle n’y met les pieds que deux jours par semaine. Le reste du temps se passe en télétravail, dans un studio qu’elle partage avec une colocataire et dont les fenêtres donnent sur la cage d’escalier. Elhia aime le grand air, voir, découvrir, marcher. Elle s’octroie une demi-heure de balade par jour, sans but. Et se félicite quand elle met son manteau, prend ses clés. Mais elle rentre « drainée », «vidée », comme si elle avait perdu l’habitude. Elle qui a toujours été « très angoissée » à l’approche d’échéances, scolaires notamment, se découvre angoissée tout le temps. Elle pense qu’elle va consulter.

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Romain ne s’appelle pas Romain mais il a préféré changer de prénom parce qu’il est auteur, de scénario notamment, à Paris, et que le milieu n’est pas immense. Il a 40 ans, une moustache qu’il caresse souvent, une grande sensibilité et une tendance à se poser des questions. C’est peut-être pourquoi il crée : il invente des mondes pour ses fictions, hors d’un quotidien fait de négociations avec les diffuseurs, d’enfants à la maison, et d’incertitudes. Généralement, il travaille dans des cafés… qui sont fermés. Un gros projet vient aussi de tomber à l’eau. Romain passe ses journées à faire le ménage, manquer d’énergie, écouter France Info, tout en se disant qu’il aurait tout le temps pour lancer un nouveau scénar. Mais l’activité est « inessentielle ». Il se demande ce qu’il vaut.

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Frédéric est cadre de santé dans une association d’aide aux patients, du côté de Pau, dans le Béarn, au pied des Pyrénées. Sa femme travaille à l’hôpital. En novembre, quand il s’est effondré, « au fond du trou », le jeune quinqua a fait le lien avec leurs activités : il mangeait Covid, dormait Covid, vivait Covid. D’autant plus qu’il se tient très informé, sur France Inter pendant ses longs trajets, sur LCI à la maison, et par la presse. Il a dû participer aussi à 1 001 réunions, à chaque nouveau protocole dans son association, pour savoir si les patients pouvaient passer par le couloir A et ressortir par le B, ou vice-versa, selon les heures. Il a donc décidé de tout couper, d’« appliquer », sans chercher à discuter « le pourquoi du comment ». Il marche ou il court une heure par jour, quel que soit le temps. Sa thérapie a fonctionné. Il se sent beaucoup moins déprimé.

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Françoise a 63 ans. Elle a été assistante sociale dans le secteur de la pédopsychiatrie. À la retraite, elle s’est formée pour devenir lectrice à haute voix. Elle lit des extraits de livres dans des centres sociaux, des centres de protection maternelle et infantile, des associations pour des personnes demandeuses d’asile ou des femmes battues. Elle a besoin de voir ses copains, d’avoir sa tribu autour d’elle, de marcher au bord de la mer dans sa région près d’Étaples, dans le Pas-de-Calais. Et ne supporte pas de ne pas « pouvoir » le faire. Elle se sent « empêchée ». Ça l’abat, ça l’angoisse, ça la révolte. Déjà, dans sa jeunesse, elle militait pour les droits des femmes à l’avortement et à la contraception, s’insurgeant contre autant d’« empêchements ». Mais il y a du nouveau dans sa vie : désormais, Françoise tient à exprimer haut et fort son mécontentement. Et compte continuer une fois la crise terminée.

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Samuel ne s’appelle pas vraiment Samuel. Mais il est naturaliste, vit près de Lyon et est catholique. Apparemment, il n’y a pas foule sur le créneau. Samuel est passionné par son métier mais il commence à se poser des questions maintenant que tout se fait à distance : les informations partent « dans des tuyaux » et il ne sait pas si ces tuyaux mènent quelque part. Croire en Dieu ne l’aide pas forcément. Voir des gens lui manque. Observer en forêt lui est vital. Lui qui connaît l’«  écoanxiété » depuis vingt ans – il en a 45 – est passé au stade d’après : il ne trouve plus de ressources pour se sortir de « ce tunnel ».

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Robert Neuburger est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, principalement sur la famille, le couple et les enfants. Nourri de psychanalyse, d’anthropologie, d’ethnopsychiatrie ou encore d’épistémologie, le psychiatre et psychanalyste cherche des concepts « fonctionnels » – qui aident les patients – et s’intéresse à la structure de la pensée. À propos de la dépression, du burn-out, de la fatigue, il se montre radical : ce sont des symptômes, qui ne veulent rien dire en eux-mêmes, mais qu’il s’agit de décrypter. En faire des maladies sert avant tout les fabricants de médicaments mais c’est dangereux pour celui qui souffre : une fois que celui-ci est devenu « un fatigué », il lui est difficile de sortir de là. Robert Neuburger a écrit, entre autres, Exister : le plus intime et fragile des sentiments (Odile Jacob, 2012).

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