La veille, Nicolas s’est rendu à la boutique SFR de Pau. Son téléphone était tombé en panne. La vendeuse à l’accueil lui a annoncé quarante minutes d’attente. Le trentenaire a visé le canapé rouge le long de la vitrine, il s’est allongé en chien de fusil et s’est endormi. « Quand je me suis réveillé, comme je n’avais pas de téléphone, je n’avais pas l’heure, et je ne sais pas dans quelle mesure la vendeuse en a fait passer d’autres avant moi… En sortant de la boutique, j’ai vu que j’y avais passé deux heures et demie… » Nicolas élève 200 brebis dans les Pyrénées. Cinq jours plus tôt, il les a redescendues d’estive. Il s’était ouvert le genou mais le médecin qui lui avait fait six points de suture lui avait assuré qu’il pourrait marcher pendant les deux jours de la transhumance, de 8 heures à 21 heures, et dormir à l’avant de son camion. Ce qu’il a fait. Et ce qui lui vaut aujourd’hui de ne même pas avoir envie de profiter de l’absence de sa femme et de ses enfants, partis en vacances, pour sortir avec ses copains. Fait rare.
Nicolas n’est « jamais pas fatigué » mais il a la réputation de pouvoir enchaîner les nuits blanches tout en allant travailler le lendemain. « Je m’en suis rendu compte lors d’un tournoi de rugby, quand j’avais 14 ans. On avait fait le mur, on était rentrés bourrés à 1 heure du matin. Le lendemain, tout le monde était un peu mou sur le terrain et, moi, je jouais normalement. J’ai vite vu que j’avais des capacité à faire des choses sans dormir. » Lever à 6 heures tous les jours, dimanche compris, coucher à minuit. Une semaine de repos par an. Brebis, vaches, livres, télé, discussions avec sa femme après le dîner, une fois les enfants au lit. C’est leur « moment privilégié » mais Nicolas s’endort régulièrement pendant qu’ils discutent. « Ce sont ces situations qui me font dire que mon mode de fonctionnement ne va plus. Je ne sais même pas reconnaître les signes avant-coureurs de ma fatigue. Je suis tellement passé outre jusqu’ici. J’ai fait le gaillard. » Pour ses 40 ans, Nicolas voudrait travailler moins, dormir plus et être moins fatigué. Mais changer un « mode de fonctionnement » vieux de plusieurs décennies ne se fait pas facilement. Nicolas n’a que 38 ans mais il se prépare : il a trouvé un associé, embauché quelqu’un pour faire le fromage et il réfléchit à faire venir d’autres paysans sur le terrain. Pour « travailler à plusieurs, et travailler mieux. En me disant aussi que si je travaillais mieux, je pourrais gagner plus d’argent ».
Quand elle était ingénieure, Marie-Antoinette, 68 ans, s’endormait pendant les réunions. Après avoir cherché le sommeil toute la nuit, éveillée comme en plein jour de minuit à 5 heures du matin, à changer de chambre pour aller écouter la radio. « Pas de la musique, il me faut des paroles. » À se réveiller les yeux en larmes. « Quand je travaillais, je devais me lever à 6 h 30, c’était assez cruel. Je faisais très régulièrement une sieste par terre dans mon bureau avant le déjeuner. » Marie-Antoinette a beau être à la retraite, ça la poursuit. Elle est tellement occupée, entre les appartements qu’elle possède
Gaït a deux ans de moins que Marie-Antoinette. Elle a décidé il y a cinq ans, à l’occasion de son départ à la retraite, de faire le tour du monde avec le voilier de son père, un ketch en acier de 13,5 mètres. Elle avait envisagé de trouver un ou une partenaire mais ça n’a pas été possible. L’ancienne chercheuse en sciences politiques a décidé de partir seule, récemment, depuis Noirmoutier. Et de « prendre la responsabilité 24 heures sur 24 d’une mécanique compliquée et animée par un environnement changeant et potentiellement menaçant ». Quand son entourage lui demande comment elle fait pour dormir, elle répond : « Quand je me sens suffisamment en sécurité pour que le sommeil vienne, je dors ! » Elle n’ajoute pas, mais c’est sous-entendu : « Si l’environnement reste potentiellement difficile, je programme mon réveil pour une demi-heure ou une heure de sommeil seulement. Il existe aussi plusieurs alarmes différentes qui m’avertissent en cas de détection d’anomalie. » Gaït n’a jamais été une grosse dormeuse mais apprivoiser ces alternances de brèves veilles et de courts repos représente un nouveau défi. Enfin, elle n’aime pas ce terme, ni celui d’« exploit », encore moins celui de « compétition » : elle veut avant tout « prendre du plaisir à l’aventure ». C’est sa garantie pour parvenir à voguer sur la fatigue.
La fatigue, donc. « État physiologique consécutif à un effort prolongé, à un travail physique ou intellectuel intense et se traduisant par une difficulté à continuer cet effort ou ce travail », définit le Larousse. Pour le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS, elle est une « diminution des forces de l’organisme, généralement provoquée par un travail excessif ou trop prolongé, ou liée à un état fonctionnel défectueux ». Difficulté à continuer un effort ou un travail. Diminution des forces de l’organisme. À la suite d’un effort ou d’un travail en excès. Voilà les données, qui restent floues et sujettes à interprétations. Il n’existe pas de spécialistes de la fatigue. Rares sont les études à s’y intéresser. Scientifiques, psychiatres, psychologues, sociologues et même philosophes ouvrent chacun des pistes, souvent en marge d’autres sujets, que je me suis attelée à relier en vue de comprendre ce que désigne cette fatigue, ce qui la provoque, et comment nous pourrions y remédier. J’ai dû solliciter cinq experts un peu inattendus. Six personnes qui ont répondu à l’appel à témoins lancé par email à une partie de mon réseau amical et professionnel ainsi que sur les réseaux sociaux des Jours, et qui côtoient la fatigue de près. Car si le sommeil se calcule, s’analyse sous formes d’ondes émises par le cerveau et de cycles, la fatigue s’évalue difficilement, ne se quantifie pas. Elle ne désigne déjà pas la même chose selon les époques et les cultures. Alors selon les individus…
Maryline vit à Marseille. Traductrice indépendante, elle marche à la commande depuis vingt ans et préfère les aléas de son statut aux relations hiérarchiques et aux cadres imposés, même s’il lui arrive de traverser des périodes de vaches maigres et qu’il lui faut réagir vite parce qu’elle n’a rien de côté. Elle travaille de chez elle et
C’est comme marcher dans un désert. On s’enfonce, le sol se dérobe sous nos pieds, et ça ne mène nulle part.
Marie-Antoinette dort beaucoup moins mais reconnaît également sa fatigue à son manque de « tonus ». Dans ces cas-là, elle estime n’avoir qu’un tiers de l’énergie de sa vie normale : « Je ne sais pas si vous voyez les gens qui fabriquent des équipements pour les seniors. Ils portent des tenues très lourdes pour sentir ce que ça fait d’être âgé. J’ai l’impression de porter la même chose. » Pour Gaït, être fatiguée, « c’est comme marcher dans un désert. On s’enfonce, le sol se dérobe sous nos pieds, et ça ne mène nulle part ». L’enlisement, la lourdeur font partie de ce Nicolas ressent. Le paysan béarnais est « moins motivé », il se « traîne », quand il enquille les longues journées. « Je ne suis pas très clair, je suis dans le flou, pas très à cheval sur les horaires. » Il sent comme un casque lui enserrer la tête. Plus lourd qu’un casque de pompier. Pour Patrice également, ça se passe au niveau du crâne. Ça prend la forme d’un bourdonnement. « Comme quand t’as picolé trop. T’as la tête comme un compteur. » Lui aussi s’endort, sur son livre, dans le train qui le ramène de l’usine PSA de Poissy, où il est ouvrier, à son appartement en banlieue est de Paris.
L’idée que s’endormir pendant la journée fasse partie des indices d’une fatigue sérieuse énerve Quentin. Encore plus quand les tests médicaux qu’il passe pour déterminer pourquoi il est si épuisé reprennent le critère dans leurs questionnaires d’évaluation. « Je n’ai jamais envie de dormir en pleine journée ! L’anxiété me maintient éveillé ! », explique le prof de fac. Lui a les yeux qui brûlent, la tête qui brûle, le cerveau qui brûle. Il est « dans les brumes » et fait tout « hyper lentement » quand il est fatigué, c’est-à-dire la plupart du temps. « Depuis six mois, j’oublie tous les rendez-vous, du coiffeur au médecin en passant par les amis. » Quentin est embêté rien que d’y penser. « Je me trompe sur toutes les heures. »
C’est mental au sens où je n’ai plus envie de bouquiner, mon cerveau fonctionne moins bien. Et c’est physique au sens où je n’ai pas d’énergie. J’ai un petit peu le vertige. Je flotte.
Plus de six Français sur dix se déclarent épuisés, selon un sondage Ifop réalisé pour le magazine Psychologies fin 2017. Qui ne précise pas de quel épuisement il s’agit. Plus circonstancié, un sondage Ipsos de 2000 évalue la « fatigue persistante ». « Près d’un Français sur deux a connu au cours des douze mois précédant l’enquête un épisode de fatigue persistante, qu’il s’agisse de fatigue physique, psychique ou intellectuelle », commente l’institut de sondage. De quoi s’agit-il exactement ? Peut-on distinguer plusieurs formes de fatigue ? « La fatigue est un phénomène complexe englobant des facteurs à la fois physiologiques et psychologiques. Le plus pertinent est de distinguer la fatigue mentale de la fatigue physique, comme le fait l’échelle de fatigue de Chalder, que nous utilisons dans nos recherches, » propose Elisa Frisaldi, chercheuse en neurosciences à l’université de Turin, en Italie, où elle travaille sur une maladie, la myasthénie grave, caractérisée par une fatigue intense. « Avoir moins de force dans les muscles que d’habitude, avoir besoin de se reposer plus souvent, manquer d’énergie, se sentir faible, endormi ou somnolent, avoir des difficultés à commencer à faire quelque chose, font partie des indices de fatigue physique. Avoir des difficultés à se concentrer ou à se souvenir, faire des lapsus, avoir du mal à trouver le mot qu’on cherche est plus associé à de la fatigue mentale. » Autrement dit, il y aurait une fatigue physique musculaire qui oblige à arrêter l’activité, et dont on connaît l’issue. Vous courez un marathon, vous rentrez lessivé, vous dormez une bonne nuit et c’est reparti. Et une sensation plus subjective dont on ne connaît ni la cause ni le dénouement, plus mystérieuse, plus insaisissable.
La distinction n’est pourtant pas toujours évidente. Dans le Béarn, Nicolas ne ménage certes pas ses efforts musculaires mais il connaît aussi l’angoisse d’une petite exploitation qui doit faire vivre les quatre membres de sa famille. Il ne peut distinguer ce qui l’épuise le plus. Pour Patrice aussi, tout se mélange. À l’usine PSA de Poissy, son métier de contrôleur consiste à vérifier que les voitures fabriquées soient sans défauts d’aspect. Deux heures et demie par véhicule, en grande partie debout, pour tout inspecter, de la carrosserie à l’auto-radio jusqu’aux pneus sur circuit accidenté. Le travail est moins physique que la chaîne, estime l’ouvrier, qui se trouve avant tout épuisé par l’alternance de ses horaires. Une semaine sur deux, il se lève à 3 heures du matin ; la suivante, il ne rentre dîner qu’à 22 heures. Le changement des rythmes lui vaut un sommeil très léger, lui qui a toujours été un gros dormeur