J’ai rencontré Patrice, ouvrier chez PSA, en 2012, après l’annonce de la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. J’ai rapidement découvert qu’il écrivait des haïkus, parfois pendant les réunions syndicales. Un jour, quand je suis arrivée chez lui dans l’est parisien pour l’interviewer, je l’ai trouvé au téléphone avec un poète irakien renommé, qui avait lu ses poèmes et l’encourageait à les publier. Il en a écrit un sur «la fatigue morale, la lassitude de tout», qui fait écho à un moment de son adolescence. Ça donne : «Pas de futur/La fatigue/dans l’écrasement des ombres.» Un poème «un peu punk», estime Patrice.
Comment dire la fatigue, comment nommer cette expérience subjective, qui n’a pas de réel synonyme, ni d’antonyme ? La langue française a inventé un certain nombre d’expressions qui méritent d’être relevées. Parce que les représentations – personnelles, familiales, culturelles – n’y sont pas pour rien dans notre fatigue, ni dans notre façon d’être fatigué·e. Dire les choses autrement peut même aider. Nous sommes « crevés ». Comme un pneu, un ballon, une bouée percée, qui voit s’échapper ce qui lui permettait de conserver sa forme. La fatigue est ici vue comme une fuite – aux deux sens du terme ? (lire l’épisode 4, « Épuisement : l’alarme à l’œil ») –, un essoufflement, qui provoque un affaissement sur soi. L’objet finit par se retrouver à plat, comme démasqué dans sa prétention à être. Alors nous sommes « vidés », « épuisés » : il ne reste plus rien, les stocks sont à sec, les ressources taries, tout a été dépensé. Comme la Terre quand l’être humain aura tout exploité. L’« épuisement professionnel » est d’ailleurs l’une des traductions du terme « burn-out » : en français, nous ne sommes pas « totalement brûlés », mais « professionnellement épuisés » ; en « dépression », en fait. Expression qui fait référence, elle, à une zone de basse pression atmosphérique. Mais la métaphore météorologique a aujourd’hui moins de succès que celle, plus quantitative, de la déperdition. Déperdition d’énergie, en l’occurrence.