Quentin a remarqué qu’il a fait des insomnies dans sa vie à chaque fois qu’il a vécu avec quelqu’un. À 25 ans, quand il a quitté sa petite amie de l’époque, il a redormi du jour au lendemain. Et aujourd’hui, dès qu’il rentre chez lui retrouver sa compagne et leur fils, quinze minutes avant d’arriver, il se sent brusquement épuisé. Pourtant, la perspective de passer la soirée avec eux lui fait « très plaisir ». Mais il ressent « presque une fatigue à l’avance de ne plus pouvoir être fatigué », analyse le prof de fac dijonnais, qui dort mal depuis des années mais qui se demande si sa fatigue ne vient pas d’ailleurs aussi. « Quand tu rentres chez toi et qu’il y a quelqu’un, tu perds un peu de toi. C’est un petit deuil. »
Nicolas voit aussi dans la fatigue un signe de renoncement, d’un manque d’écoute de lui-même. Le paysan béarnais, qui n’est « jamais pas fatigué », s’en est rendu compte en travaillant avec son psychothérapeute. « Je prends conscience de ma capacité à vivre dans ma fatigue et à ne pas m’écouter. J’ai tellement vécu déconnecté de mon côté émotif et intuitif. J’écrase mon côté sensible. C’est ça qui m’épuise ! » Émotions et intuition sont cruciales dans son métier. Il le voit bien quand il est à la bergerie pendant l’agnelage, une « période très fatigante » parce qu’« il faut être là quand les agneaux naissent, de jour comme de nuit ». Il boit beaucoup de café dans ces moments-là, fume beaucoup de cigarettes, des joints parfois si c’est le soir. Il a l’impression que ça le rapproche de sa sensibilité. Il sent mieux « les choses qui viennent de l’extérieur » : « Quand tu vois un agneau, tu le reconnais, tu sais qui est sa mère parmi les 200 brebis. » Nicolas se dit qu’il pourrait atteindre ces états autrement, en étant moins fatigué. Ça le rendrait plus disponible, plus attentif.
Ils ont un travail qu’ils détestent. Ils ont des enfants alors qu’ils n’en voulaient pas. Ils font des sourires à des voisins qu’ils ne peuvent pas encadrer. Ils choisissent des vies qui ne leur conviennent pas.
« En étant fatigué, tu peux faire un travail physique et routinier, ce n’est pas très grave, poursuit le trentenaire. Mais tu ne peux pas avoir de nouvelles idées, réfléchir, changer ton cadre de travail. Si tu travailles en permanence dans le bordel par exemple, ça continuera. » Et le paysan, qui travaille sept jours sur sept, toute l’année, aura une bonne excuse à répondre à quiconque le lui fera remarquer : « Vas-y, fais ce que je fais dans la journée, tu verras ! » Nicolas y a bien réfléchi. Il l’assène tranquillement en épluchant quelques kilos de poires devant sa cheminée : « Être fatigué, c’est arriver à vivre sans s’écouter. »
« Quand une personne ne vit pas sa vie, mais se contraint à vivre, notamment au travail, une vie qui ne lui convient pas, ça l’épuise », remarque Sylvaine Perragin.