De Marseille
Juste avant le second tour de la présidentielle, on avait laissé les Insoumis de la Plaine en plein tourment. Dans ce quartier très autogestionnaire du centre-ville de Marseille, de nombreux habitants ayant voté au premier tour Jean-Luc Mélenchon (39,09 % sur la circonscription) se sentaient comme dépossédés, privés de choix, et soumis à forte pression. Beaucoup avaient décidé de s’abstenir ou voter blanc au second tour (ici, 41 % au total l’ont fait), ce qui les exposait, disaient-il, à la culpabilisation et aux engueulades avec leurs amis (lire l’épisode 13 de notre série Marche ou crève). Malgré leur refus de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, ils semblaient particulièrement politisés, soucieux de la vie de la cité. Assez pour donner envie de s’intéresser à eux jusqu’aux législatives, pour voir comment se traduit leur « insoumission » dans cette 4e circonscription marseillaise. Elle s’est depuis transformée en aire d’atterrissage pour le candidat de La France insoumise.
Le phénomène Mélenchon est-il soluble dans la démocratie marseillaise ? C’est l’un des enjeux de ce scrutin. Son choix chamboule et rend fébriles les militants locaux, très majoritairement favorables à son arrivée. Elle rend très curieux tous les autres. Violaine Chevrier, 27 ans, a rejoint les Insoumis après avoir été très investie à Nuit debout au printemps 2016. Elle espérait bien que Mélenchon ferait ce choix. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, au soir du second tour de la présidentielle, le mistral jouait avec des bulletins blancs scotchés sur la vitrine de la boutique où son « groupe d’appui local » se réunissait, juste à côté de la Plaine. Avec d’autres « référents », elle avait écrit, le 4 mai dernier, à Jean-Luc Mélenchon. Pour lui demander de venir se présenter.
Dans leur mail, les militants disaient au leader que cette 4e circonscription marseillaise, « mixte socialement, ouverte sur la Méditerranée », est « très représentative de la France ». Qu’elle a voté fortement pour lui au premier tour de la présidentielle. Violaine précise qu’elle n’est « ni fan ni dans le rejet » de Jean-Luc Mélenchon. Qu’elle n’est « pas venue vers ce mouvement pour lui », mais parce qu’elle était attirée par la « remise en cause de la verticalité des instances de cette République ».
Une organisation plus horizontale, souvent chaotique, imaginative. Cela reste-t-il possible lorsque le candidat est un tribun et une vedette qui attire à lui toute la lumière ? « Il faut maintenir ce fonctionnement, me répondait mercredi Violaine, alors que la rumeur Mélenchon n’était pas encore confirmée. Cette intelligence collective dont on ne s’était pas servi depuis longtemps dans une élection est primordiale. Si on parvient à garder ça, son arrivée sera une très bonne nouvelle. Il mettra en lumière cette circonscription, Marseille, et tout le travail qui a été fait par les militants depuis quelques mois. Comme il n’a pas d’ancrage local, il devra de toute façon s’appuyer sur les comités locaux. »
Dès mercredi soir, une fois la candidature de Mélenchon confirmée, les Insoumis de la circonscription se sont réunis pour voter une motion approuvant son arrivée, « si possible à l’unanimité », glissait l’un des « référents » avant le scrutin. Le local qui les accueille, près de la gare Saint-Charles, est beaucoup trop exigu ce soir-là. Il paraît chauffé à blanc. Selon les plus fidèles, il y a là un bon tiers de personnes encore jamais vues. Gérald Souchet, 44 ans, a un sourire quelque peu crispé. Professeur de sciences économiques et sociales, il pensait se présenter sur cette circonscription mais doit céder sa place, trouve amer que ni la lettre de Mélenchon, ni la motion que ses camarades s’apprêtent à voter n’évoquent seulement son nom. Un militant s’en émeut, l’erreur est réparée, avant de passer rapidement au vote. Enfin, rapidement : façon de parler. Chez les Insoumis, même se compter pour savoir combien de personnes vont participer au scrutin semble une épreuve. Mais les vraies démocraties sont toujours un peu chronophages… À l’arrivée, sur les 204 présents, 203 votent l’arrivée de Mélenchon. Un seul vote contre – sans doute un véritable insoumis mais on ne saura rien de ses motivations : il s’est enfui avant la fin. Poursuivons.
Les militants semblent ravis, ou du moins quasiment unanimes. Qu’en est-il des autres ? Des habitants moins investis ou engagés ailleurs ? Des électeurs de gauche. Beaucoup semblent curieux, dubitatifs, un peu moqueurs. Comme souvent à Marseille. À la Plaine, le quartier est en lutte contre un projet d’aménagement qui vise notamment à faire « monter en gamme » le marché, pour l’instant encore très populaire. Jeudi matin, alors que des ouvriers tentent de faire des carottages dans le bitume pour mieux connaître la stabilité du sous-sol, une poignée d’habitants descend les en empêcher, quelqu’un subtilise les clés de la machine. Parmi la poignée de manifestants improvisés, un monsieur d’une soixantaine d’années, qui a voté Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et me dit : « Je crois qu’il fait une connerie en venant se présenter ici. Mennucci [le député socialiste, ndlr] est un vieil apparatchik, mais il est partout, dans tous les bars. » Patrick Mennucci, député sonore et clivant, sera le principal adversaire du leader insoumis.
Mercredi soir, pendant que les Insoumis votaient la venue de Mélenchon, Mennucci lançait justement sa campagne, près du Vieux-Port. L’affrontement entre les deux hommes promet d’être brutal. Le socialiste reproche à son ancien camarade de venir combattre « la gauche », au lieu d’aller se frotter au Front national dans les quartiers nord. Jean-Luc Mélenchon répliquera le lendemain, au fil de ses rencontres : « Si les fachos sont là-bas, c’est à cause de lui, parce qu’il a maintenu sa liste au second tour des municipales. » Avant d’ajouter, mi-moqueur mi-menaçant, qu’il en a encore « dans la musette » si jamais Mennucci le cherche.
Les deux hommes ont échangé par textos ces derniers jours, mais ne se sont pas encore croisés depuis le parachutage. Jean-Luc Mélenchon a privilégié d’autres adversaires pour ses premières visites. L’un de ses proches prévenait les militants dans le local mercredi soir : « Demain, il va aller rencontrer Gaudin [Jean-Claude, ci-devant maire Les Républicains de Marseille, ndlr], mais c’est très protocolaire, il ne faut pas y attacher d’importance. » Puis, personne ne mouftant, il a ajouté : « Il va aussi aller voir Lisette Narducci. » Et là, j’ai vu quelques Insoumis s’étouffer. Les militants s’agitaient en déglutissant sur les chaises. Maire du 2e secteur (les II et IIIe arrondissements de Marseille, notamment le Panier, dans le centre), Lisette Narducci est une proche de la première heure (et aussi de la dernière) de l’ancien président socialiste du conseil général, Jean-Noël Guérini. Ce sont les électeurs qui ont battu ce dernier comme sa famille politique tardait à l’écarter, et la justice à le juger. Aux municipales, Narducci, poussée par Guérini, a fait alliance avec la droite pour garder son secteur contre le Parti socialiste. « Mélenchon prépare déjà les alliances de second tour », grince Mennucci.
À chaque fois, Mélenchon passe quelque part et ensuite il repart une fois battu. En venant ici, sur une terre très à gauche, on a l’impression qu’il choisit un peu la facilité.
Depuis mercredi, les proches du député socialiste semblent un peu inquiets, même si leur mentor répète que « Mélenchon est mal barré » dans sa circonscription. L’un d’entre eux, jeudi matin, donnait une consigne au téléphone pour que quelqu’un parvienne à photographier ensemble Jean-Luc Mélenchon et Jean-Claude Gaudin. L’affiche aurait sans doute fait son effet. « Ce qui nous intéresse, disait pendant ce temps-là Nassera Benmarnia, suppléante du député socialiste, c’est ce qui peut être utile aux habitants, pas les coups de com ponctuels. Mélenchon veut prendre la place à gauche, mais sera-t-il capable de se poser à Marseille ? À chaque fois, il passe quelque part et ensuite il repart une fois battu. En venant ici, sur une terre très à gauche, on a l’impression qu’il choisit un peu la facilité. »
En débarquant, Jean-Luc Mélenchon devait donc répondre aux premières attaques. Justifier son parachutage, et faire ses quelques « visites protocolaires ». Alors que Jean-Claude Gaudin l’attendait, jeudi après-midi, une foule de journalistes faisait le pied de grue devant la mairie (c’est pas le moment où le métier est le plus passionnant). Mélenchon arrive à pied, de bonne humeur, et commence par lancer à la presse : « Bienvenue à Marseille ! » Puis, comme il le fait en boucle depuis quelques jours, il raconte sa première arrivée dans la ville, déraciné de son Maroc natal, sa « cage à oiseau à la main ». Rappelle que les habitants de Marseille sont souvent, comme lui, des parachutés venus « de l’autre côté » (de la Méditerranée). Il dit que son choix devait se porter sur Toulouse, Lille ou Marseille, « et ce choix-là ne se fait pas pour le paysage ». Cette circonscription marseillaise l’intéressait parce qu’il y a dépassé les 39 %, et parce qu’elle « concentre toute la diversité de cette ville de Marseille, qui incarne la diversité de la France ».
Il promet qu’il habitera le secteur si on l’élit. Qu’il prendra tout de la ville, même le football, qui ne l’intéresse pourtant guère : « On m’a dit que quand on épouse Marseille, on prend l’OM avec. » Le parachuté sait se montrer flatteur avec la ville et ses habitants. Pas avec sa classe politique, qu’il juge « indigente ». Qu’il compare à « une moule accrochée à son rocher ». Pourquoi une visite à Jean-Claude Gaudin dès son arrivée ? En ressortant du bureau de Gaudin, toujours de bonne humeur, il répond : « C’est un personnage et cela m’a plu de rencontrer ce personnage dans son bureau. Il m’a reçu très généreusement, nous avons eu une discussion privée. Nous n’allions pas parler de ce qui fâche. Je n’allais pas lui expliquer dans son bureau comment le règne du capital va finir ici comme ailleurs. »
Le PCF local est également épargné par Mélenchon. Il faudrait être ingrat pour se comporter autrement : alors qu’aucun accord n’a été trouvé nationalement, les communistes locaux ont décidé de ne pas présenter de candidat dans les circonscriptions marseillaises où le risque FN existe… ainsi que dans la circonscription où se présente Jean-Luc Mélenchon. « Ici, c’est des copains », dit-il. Il imagine pour la ville une « structure souple », peut-être une « convention », ou simplement un « label commun », qui réunirait le mouvement social, les syndicalistes, les militants associatifs et politiques.
T’en as pas un ou deux sous la main qu’on puisse mettre autour de moi, là ?
En attendant d’élargir l’assise, Mélenchon va devoir se familiariser avec les candidats locaux de son propre mouvement. Il a dîné avec eux jeudi soir, au Longchamps Palace, bistrot agréable, assez bobo. Jusque-là, il ne connaissait pas un nom. Du coup, avant de commencer une conférence de presse, jeudi après-midi, il glissait à un proche : « T’en as pas un ou deux sous la main qu’on puisse mettre autour de moi, là ? » Puis, à propos de Gérald Souchet, celui qui a été prié de céder sa place de candidat : « Comment il s’appelle, déjà ? Amenez-le moi. »
Jean-Luc Mélenchon reconnaît que c’est une « brutalité » de débarquer du jour au lendemain et virer ceux qui étaient en place. Le candidat évincé, rincé par la présidentielle, le prend ceci dit plutôt bien. « Je comprends que sa voix porte beaucoup plus loin que la mienne, sourit-il. C’est une bonne chose pour cette circonscription. » Selon lui, Jean-Luc Mélenchon est « un déclencheur », qui arrive « sur un terreau qui était prêt ». Si le meeting de la présidentielle sur le Vieux-Port de Marseille le 9 avril « a mis le feu », dit Gérald Souchet, c’est parce que « tout ce travail était fait, que les gens avaient eu plaisir à militer autrement, en participant vraiment, sans contrainte ». Pour lui, tout l’enjeu désormais est de « maintenir cette symbiose ». Il se dit optimiste. Mais regrette que mercredi soir, « on ait suggéré aux militants de voter à l’unanimité l’arrivée » de Mélenchon. Il n’était pas seul à tiquer, malgré le vote massif. Nombre de militants semblaient voir dans cette arrivée médiatique une sorte de danger utile pour les Insoumis de la circonscription.