Pour Mahmoud et Souhayr Jaamour, les parents, c’est « un soulagement ». Depuis la relocalisation en France de cette famille syrienne suivie par Les Jours à partir de son arrivée en Grèce en mars, les quatre enfants, après la phase d’euphorie liée à l’arrivée à Saint-Nazaire le 20 septembre, tournaient en rond dans l’appartement. Mais ça y est, les trois grands sont désormais à l’école. Enfin, les enfants renouent avec le système scolaire, une étape cruciale pour les Jaamour dans l’apprentissage de leur nouvelle vie.
Tammam, l’aîné, a fait vite. Il est entré au lycée expérimental de Saint-Nazaire dès le 28 septembre. Ses frères, Wissam, 15 ans, et Eslam, 13 ans, ont, eux, intégré le collège Jean-Moulin le 10 octobre. Pour ces deux derniers, neuf jours après avoir repris les cours, les vacances de la Toussaint commencent. Quant au plus jeune, Aram, bientôt 4 ans, il devrait aller à la maternelle dès le 3 novembre.
C’est Tammam, donc, qui a ouvert le bal de la scolarisation. En Syrie, il suivait des études à l’université de Hamma pour devenir ingénieur-chimiste. Comme les Jaamour espéraient rejoindre l’Allemagne – pour y retrouver le deuxième fils, Houmam, 18 ans, qui a fui plus tôt la Syrie et vit près de Stuttgart –, le jeune homme avait pris soin de faire traduire dans la langue de Goethe ses derniers résultats universitaires avant de quitter son pays natal. Pour l’instant, ce document ne lui est pas vraiment utile. En France, les demandeurs d’asile n’ont ni le droit d’étudier à l’université, ni celui de travailler tant qu’ils ne possèdent pas de permis de résidence. Son obtention peut prendre six mois pour les réfugiés arrivés par voie de « relocalisation » (lire l’épisode 9 de la saison 1, « “Proposés” à la France »). Une fois le sésame obtenu, les jeunes doivent d’abord prouver qu’ils ont un niveau universitaire et linguistique satisfaisant pour étudier, puis attendre la reconnaissance de leurs diplômes.
Dès son arrivée à Saint-Nazaire, Tammam a répété son « désir de se remettre vite à apprendre » à Henri Loua, le référent social qui suit les Jaamour pour l’association Les Eaux vives. Mais comment faire quand, en France, la scolarité n’est obligatoire que jusqu’à 16 ans ? Les lycées, dont les classes sont souvent surchargées, n’ont aucune obligation d’accueillir un jeune qui a passé la limite d’âge, et moins encore quand il a déjà obtenu un baccalauréat dans son pays d’origine. Très vite, Henri Loua et la responsable des Eaux vives, Chantal Martin, suggèrent qu’il intègre le lycée expérimental.
Le 27 septembre, rendez-vous est pris avec l’équipe de gestion de l’établissement. Henri Loua accompagne Tammam dans ce lycée qui fonctionne sur le mode de la cogestion entre les membres de l’équipe éducative – qu’on appelle ici « MEE » – et les élèves, environ 170. Entretien, visite de l’établissement, le jeune Syrien est séduit. Les œuvres des élèves sont exposées dans l’entrée du lycée, la cafétéria est gérée par les élèves, les salles sont dotées d’ordinateurs et « il y a même un studio d’enregistrement ! », s’émerveille Tammam le rappeur. À l’issue de la rencontre, respectant la règle de codécision en vigueur dans ce bahut, les MEE et les élèves ont accepté que Tammam fréquente l’établissement. Pour Sheïma Benkiran, une des élèves, « la question de l’accueil de Tammam au lycée XP [pour expérimental, ndlr] ne s’est même pas posée. Il n’y a eu aucune objection ». Sensibilisée à la question des réfugiés l’an dernier lors d’un voyage d’études en Grèce, elle est « à fond pour ».
Dans les premiers jours, l’enthousiasme prévaut. « Ici en France, tout est calme, explique Tammam. Les gens sourient. Tout est agréable, tellement plus positif. Et nous avons enfin la paix et la stabilité. » Le lycée est comme la cerise sur le gâteau. Il retrouve un rythme de vie : « Je suis obligé de me lever le matin, et j’y arrive sans problème ! », s’amuse-t-il, alors qu’en Grèce, il peinait à sortir du lit. À 6 h 30, son réveil sonne, il part vers 7 h 30 à pied ou en bus et arrive dans la belle bâtisse du lycée entre quinze et trente minutes après. « Je rencontre des nouvelles personnes et je peux me faire des amis. » Il s’est concocté un emploi du temps sur mesure. Les cours qu’il s’est choisis tournent essentiellement autour du cinéma, de la musique, de l’anglais. Et « un peu de maths », ajoute-t-il. Le courant semble passer avec les élèves, comme Sheïma. « Nous avons parlé de faire un échange de langues. Moi, j’ai envie d’apprendre l’arabe, lui le français. Eh bien, parfait ! » Et l’élève de poursuivre : « J’espère que Tammam va trouver sa place au lycée XP. »
Après quelques semaines de cours, « c’est compliqué », admet Tammam. Il semble ne pas s’y retrouver dans cet établissement à la pédagogie alternative où les cours sont à la carte, où il n’y a pas de devoirs à la maison, où les élèves choisissent le mode de rendu des exercices qu’ils font en classe… Au quotidien, la prise de décision se fait en commun entre les MEE et les élèves, encadrés tout de même, et ceux-ci doivent gérer le fonctionnement du lycée : ils préparent les repas le midi, ils sont chargés du secrétariat… Tammam découvre un système qui ne ressemble pas à celui en vigueur en Syrie, ni même ailleurs en France. « Je ne savais même pas que ce type d’écoles pouvait exister, reconnaît-il. Pour moi, c’est difficile de comprendre le système, de voir les cours auxquels je dois participer. » Sur le plan linguistique aussi, la tâche est ardue. Au lycée XP, il ne peut pas bénéficier de cours de français spécifiques. Pas épaulé, Tammam a parfois « le sentiment d’être inutile ». « Nous n’avons pas dans nos pratiques de prendre les élèves par la main ; ils doivent apprendre à se responsabiliser », explique un des enseignants de cet établissement où seuls 8 % des élèves inscrits en seconde obtiennent le baccalauréat, et où le taux de réussite à l’examen, pour ceux qui s’y inscrivent, dépasse à peine 55 % – des chiffres à relativiser par les faibles effectifs du lycée.
Pour Wissam et Eslam, l’entrée au collège a été plus tardive, mais le processus plus classique. Aux manettes des opérations administratives, Henri Loua de nouveau. « Quand les réfugiés arrivent, il faut jongler entre tous les rendez-vous administratifs, scolaires… », explique le travailleur social qui aide aussi d’autres familles. C’est donc les 6 et 7 octobre que les deux jeunes adolescents ont pu passer les tests d’évaluation au collège Jean-Moulin afin de définir leur niveau et la classe dans laquelle ils entreront. Au programme : mathématiques et arabe. « C’était très facile ! », s’exclame Wissam. Eslam, lui, a trouvé que « c’était parfois un peu difficile ». Chacun a été admis dans la classe qu’il fréquentait en Syrie, cinquième pour Eslam et troisième pour Wissam, mais l’un et l’autre sont un an plus âgés que la plupart de leurs camarades : l’année d’exil, sans cours.
« J’avais hâte d’aller au collège ! », explique Wissam qui était très bon élève en Syrie – « systématiquement le meilleur de sa classe », précisent Mahmoud et Souhayr. Il était impatient « d’apprendre de nouveau ». Eslam aussi. « Le collège est très beau. Tout est bien ! » Le lundi 10 octobre, c’est leur rentrée. Ils suivent directement les mêmes enseignements que l’ensemble des élèves, et en français. « Mathématiques », « sciences et vie de la terre », « arts plastiques »… Autant de mots qu’ils ont appris en découvrant leur emploi du temps. Trois fois par semaine, Wissam et Eslam sont retirés des cours classiques pour suivre six à huit heures de « français langue seconde ». C’est un impératif pour comprendre les cours, pour se faire des amis, pour le quotidien. « Je ne parle que français », lance Eslam. Avant de se reprendre : « Pendant les cours, je retrouve souvent les autres élèves qui parlent arabe. » Il s’est fait un ami dont les parents sont marocains : « II m’aide beaucoup, il me parle un peu en anglais, un peu en arabe mais il ne connaît pas bien la langue car il n’a jamais vécu là-bas. Il me donne aussi ses notes en cours. » Wissam a hâte de mieux maîtriser la langue mais il a déjà de bonnes notions : « Les mathématiques, c’est trop facile », déclare-t-il, en français dans le texte.
Tous sont motivés et s’accrochent même si parfois, les doutes voire la déception viennent écorcher la bonne humeur. Le 13 octobre, par exemple, mon portable retentit deux fois coup sur coup. Sur un réseau social, Tammam m’interpelle en anglais : « Salut » ; puis : « Je suis un peu triste… » « Que se passe-t-il ? » Il répond immédiatement : « Rien, c’est juste que je me sens inutile à l’école, parce que je dois toujours trouver quelqu’un qui traduise pour moi. J’ai l’impression d’être un fardeau. » Moins d’un mois après son arrivée à Saint-Nazaire, il flanche. Au cœur de son mal-être : la question de la langue et sa place au lycée expérimental. Il se sent parfois isolé, notamment le midi. « Je ne peux pas manger à la cantine, je n’ai pas les moyens de m’acheter ce qui est proposé. » Alors il avale un sandwich préparé le matin, chez lui. « Parfois, je suis seul ; surtout quand aucun de mes copains ne fait de pause… »
En maths, je connais les réponses mais je ne peux pas les donner car je ne parle pas la langue.
Wissam exprime lui aussi ses premières inquiétudes : il n’a pas encore toutes les fournitures scolaires nécessaires et redoute de ne pas pouvoir « faire comme les autres ». Parfois, il ne comprend pas les énoncés des devoirs. Ou alors, l’inverse : « En maths, je connais les réponses mais je ne peux pas les donner car je ne parle pas la langue. » Et puis, le 17 octobre, alors qu’il révisait avec son frère dans une salle de cours, un élève est entré, s’est moqué d’eux, les a provoqués. Ils n’ont pas compris, ils n’ont rien dit. « Mais à l’intérieur, ça bouillait ! », confie Wissam. Alors il se défoule à l’entraînement de foot. Eslam, lui, a même osé un mouvement de breakdance dans la cour de récréation. « Les autres élèves m’ont demandé de recommencer. »