Pour enquêter sur le retour de la torture en Turquie, il semblait évident que tous les témoignages devraient être anonymisés, sans mettre personne en danger. Mais un témoin a insisté pour être cité. Taylan Kulacoğlu considère que la lumière internationale est la meilleure protection pour lui désormais. Il est militant communiste, et les autorités le soupçonnent d’appartenir à une organisation clandestine de hackers, ce qu’il conteste. Il a été arrêté le 25 septembre 2016, gardé à vue onze jours, avant que la médiatisation de son cas ne pousse le procureur à le relâcher. J’ai pu le rencontrer en novembre à Istanbul, quelques jours avant mon expulsion, après un jeu de piste pour arriver à lui : il se sait surveillé, écouté, il a fallu plusieurs intermédiaires avant de pouvoir le retrouver un soir au fond d’un café. Cela valait le coup. Son récit permet de mesurer la bascule de la Turquie, en trois ans, vers un État policier.
Taylan a vécu un moment en France, à Sarcelles (Val-d’Oise). Il parle assez bien français, en rejetant de temps en temps en arrière des cheveux noirs qu’il porte très longs. Il a quelque chose de très franc, très cash, m’a assez vite été sympathique. Il avait déjà connu la garde à vue et les commissariats, notamment au moment du printemps de Gezi, en 2013. Il avait été arrêté parce qu’il relayait activement la révolte sur les réseaux sociaux, n’a jamais été jugé, reste sous contrôle judiciaire. Ce qui lui interdit depuis trois ans de venir voir son père en France. Les autorités le soupçonnent désormais d’appartenir à RedHack, organisation clandestine de hackers qui a détourné en 2016 des milliers de mails échangés par le ministre de l’Énergie, gendre du président Recep Tayyip Erdogan. Une correspondance qui éclaire sur les tractations de la Turquie en Syrie, et sur les soupçons de trafic avec les jihadistes syriens. Le groupe a menacé de rendre progressivement publics les courriels, et a commencé à les divulguer en septembre dernier. Taylan a alors été arrêté.

« Après m’avoir gardé une nuit dans une cellule à Istanbul, raconte-t-il, les policiers m’ont conduit en voiture à Ankara, où j’avais été détenu en 2013. Quand je suis arrivé, j’ai vu un policier qui était déjà là en 2013. Il m’a reconnu et m’a demandé : “En 2013, ça allait, quand tu es venu ici ?” Je lui ai répondu que oui, ça allait. Alors il a dit : “Tu vas voir, maintenant, ça ne va plus aller du tout. C’est l’état d’urgence, tout a changé, prépare-toi.”