Pourquoi la société turque reste-t-elle à ce point silencieuse face à l’ampleur de ce qui lui arrive ? En comptant les familles, des centaines de milliers de citoyens subissent l’impact des purges (lire l’épisode 2, « Silence, on purge ») menées depuis l’été dernier, de nombreux intellectuels et opposants sont arrêtés, mais personne, ou presque, ne réagit publiquement. Comme s’il y avait une forme de consentement passif malgré la démesure de la répression.
« Je ne crois pas du tout à un consentement de la société, balaie Asiye, professeure de sociologie à l’université Galatasaray d’Istanbul. Au contraire, le taux d’adhésion à ce qui se passe en Turquie est à mon avis très bas désormais. Mais ceux qui ont des critiques à exprimer préfèrent ne plus le faire publiquement. » L’un de ses collègues, qui enseigne également la sociologie, mais à l’université d’Ankara, a commencé à théoriser cela, dans un texte publié sur un site universitaire. « L’un des effets inévitables de l’état d’urgence et des périodes d’oppression semblables dans des pays comme le nôtre, écrit-il en turc, est que la société s’enterre dans un silence profond. Les gens ont peur. Ce grand silence ne signifie pas que vous êtes enclins à tout accepter. Il témoigne de l’impuissance, parce que vous ne pouvez pas changer ou arrêter ces maux. »

La peur est partout en Turquie. L’autocensure aussi. Je le sens à chaque fois que je retrouve l’un de mes personnages, l’une de mes sources. Progressivement, j’ai senti la prudence, puis l’anxiété, s’installer, plus personne n’étant à l’abri. Ceux qui vivent en Turquie, ou gardent de la famille là-bas, ne veulent plus apparaître, parler sous leur nom. Qu’Asiye, professeure très reconnue à Galatasaray, université la plus prestigieuse du pays, choisisse désormais un prénom d’emprunt dit beaucoup de l’état de son pays. Comme dans toutes les dictatures, le pouvoir conteste l’oppression, nie l’arbitraire, les exactions, la torture (lire l’épisode 3, « “Ils m’ont fait mettre complètement nu, ils m’ont allongé par terre” »). Mais tout ce qu’il commet se sait de tous, dans les entreprises, les familles, les quartiers, et cela suffit à maintenir toute son efficacité au régime de terreur qui se met en place. « Les manifestations sont réprimées avec violence, remarque Erol Onderoglu, journaliste et représentant en Turquie de Reporters sans frontières, lui-même poursuivi par la justice turque pour avoir pris par solidarité la rédaction en chef d’un journal kurde.