Maya Arakon a laissé ses livres derrière elle et pris un avion la semaine dernière. Comme de nombreux intellectuels turcs, elle a choisi de quitter son pays, qu’elle ne reconnaît plus. Elle était politologue à l’université Süleyman Shah d’Istanbul, enseignait notamment la résolution des conflits et menait des recherches sur les questions de terrorisme, dans une faculté qui appartient au mouvement Gülen – dont elle-même ne se sent absolument pas proche. Après la tentative de putsch du 15 juillet dernier attribuée par le pouvoir à la confrérie, les quinze universités gülénistes ont été fermées, la police est venue souder les portes de celle de Maya Arakon. L’universitaire n’a reçu aucun courrier, aucun coup de fil des autorités universitaires. Du jour au lendemain, elle n’avait simplement plus de travail, plus d’étudiants, plus de salaire. Jusqu’au dernier moment, elle a espéré accéder à son bureau pour récupérer au moins ses livres. Mais elle s’est envolée sans eux, le 8 août, pour les États-Unis. Elle n’était pas certaine d’y parvenir : le gouvernement empêche une partie des enseignants de travailler en Turquie, mais il leur interdit dans le même temps de quitter le pays sans autorisation. Elle a réussi à passer. Avant son départ, fin juillet, nous avions passé deux matinées en terrasse d’un café de Bostanci, sur la rive asiatique du Bosphore, pour qu’elle m’explique cet exil volontaire, le lien brisé à son pays sans mémoire
, où elle se sentait devenir étrangère.
Une lampe rouge s’est allumée dans ma tête. Je me suis dis : là, ils arrêtent les membres de Gülen, la deuxième vague sera pour arrêter tous les opposants.
La nuit du 15 juillet, elle était en voiture dans Istanbul. Nous devions traverser le Bosphore pour rentrer chez moi, nous avons dû finir à pied : à chaque coin de rue, il y avait des groupes d’hommes, de vrais zombies, une ambiance qui m’a fait très peur. Je ne suis pourtant pas peureuse, j’ai subi plusieurs fois des menaces dans ce pays. Mais là, je tremblais en arrivant chez moi. Puis les arrestations et les suspensions ont commencé dès le lendemain. Comment ont-ils pu repérer en une nuit des dizaines de milliers de fonctionnaires, alors qu’ils n’ont pas su empêcher un seul attentat de l’État islamique en deux ans ? Leurs listes étaient prêtes. Il n’est pas interdit de penser qu’ils étaient au courant du coup [d’État] et qu’il l’ont laissé faire, pour profiter de l’occasion. Une lampe rouge s’est allumée dans ma tête. Je me suis dis : là, ils arrêtent les membres de Gülen, la deuxième vague sera pour arrêter tous les opposants.

Le premier décret gouvernemental après le putsch manqué a fermé les quinze universités gérées par la communauté de Fethullah Gülen.