Une semaine comme une autre en novembre : sept albums de rap occupent le top dix de la musique en France. En vrac, Niska, dans le top trois depuis des semaines, le nouvel album d’Orelsan, le parrain Soprano, le jeune Ninho ou les frangins kikoulol Bigflo et Oli. Seul Michel Sardou résiste comme un vieux menhir enterré au fond d’un jardin, avec un album et un disque de reprises qui lui est dédié par les gamins de Kids United (mais que font les parents ?).
C’est comme ça depuis juillet 2016. Le rap – ou plutôt les raps, puisqu’Orelsan, Bigflo et Oli ou Kalash ne parlent vraiment pas au même public – occupe tout l’espace disponible depuis que les écoutes en streaming sont prises en compte dans les classements des meilleures ventes. S’il n’y apparaissait que marginalement auparavant, c’est que ses artistes réalisent la majeure partie de leurs revenus sur Deezer, Spotify ou Apple Music – 80 % pour l’album de Niska contre 10% pour celui de Florent Pagny, sortis sur le même label ces derniers mois.
Sur le premier semestre 2017 en France, ce que l’industrie appelle encore les « musiques urbaines » a ainsi représenté quelque 41 % des revenus tous formats confondus. C’est beaucoup et la tendance a encore accéléré depuis avec les énormes succès des albums de Niska, Damso ou Lacrim. Rarement un style musical a autant dominé les écoutes en France et le petit monde de la musique essaye donc en ce moment de comprendre ce qu’il se passe. Pourquoi, tout d’un coup, la musique des 15-25 ans écrase-t-elle tout le reste ?
Et si notre époque était en fait en train de rejouer celle des yéyé ? Là, vous vous imaginez Orelsan avec les couettes de Sheila en vous demandant où cet article veut soudainement en venir. C’est de bonne guerre, mais la mise en regard des deux époques est pourtant très éclairante.
Prenons l’année 1963. C’est une année charnière dans l’explosion de la génération d’artistes français qui seront qualifiés de yéyé, puisqu’elle suit la création de leur magazine emblématique, Salut les copains, l’année précédente. Pendant ces douze mois, la nouvelle vague occupe l’intégralité des meilleures ventes de singles en 45 tours. On y trouve notamment L’Idole des jeunes de Johnny Hallyday, Tous les garçons et les filles de Françoise Hardy, L’école est finie de Sheila ou Pauvre petite fille riche de Claude François. Là aussi, les styles musicaux sont plus divers que l’étiquette médiatique yéyé ne le dit, mais toutes ces chansons ont en commun un arrière-fond blues-rock très arrondi, devenu inoffensif et ultramélodique – une version européenne de la bascule opérée grâce à Elvis Presley pour vendre les musiques à guitare à la classe moyenne blanche américaine.
Déjà, cette vague musicale prend tout le monde par surprise à l’époque. Non pas par son surgissement (ce sont les plus grands labels qui publient ces artistes), mais par son hégémonie soudaine qui renvoie la « vieille » chanson française – Ferré, Brel, Ferrat – un siècle en arrière. Des journalistes et sociologues commencent donc à étudier le phénomène, comme le racontait un article du Centre d’études et de recherche en sciences de l’éducation de l’université de Caen paru en 2010. Edgar Morin est l’un des premiers à s’y intéresser vraiment et parle d’« auto-affirmation générale d’autonomie de l’adolescence dans la société ». Il pointe ainsi la naissance d’une génération qui regarde vers les États-Unis et cherche à se différencier par tous les moyens de ses parents, ceux qui ont laissé advenir les infâmes années 1940.
Comme elle s’est jetée sur le jazz après la Première Guerre mondiale, la jeunesse des années 1960 avale le rock d’un coup. Musique moderne et donc dénigrée par les parents qui n’y voient que « du bruit », elle est parfaite pour matérialiser le besoin d’émancipation d’une catégorie sociale, les 15-25 ans, qui n’existait pas avant-guerre. Désormais, la jeunesse a un pouvoir d’achat, une envie insatiable de consommer et une musique à elle.
Mais il manque encore un bout de l’équation pour expliquer l’explosion yéyé, et ce sera la rencontre de cette génération avec une nouvelle façon d’écouter la musique : le poste radio transistor et le disque 45 tours. Dans son ouvrage sur la jeunesse dans les années 1960, l’historienne Anne-Marie Sohn pointe cette bascule technologique : « Les lycéens y consacrent leurs étrennes et le transistor devient le cadeau de Noël idéal. En 1961, 40 % des jeunes possèdent leur radio et 46 % en 1966. » Le petit transistor portable change tout car il transforme l’écoute fixe et familiale en écoute mobile et individuelle. Alimenté par de nouvelles émissions – à commencer par Salut les copains sur Europe 1 –, il fait naître la musique à destination de la jeunesse que le disque vinyle 45 tours, peu cher et concentré sur un tube, vient seconder dans les magasins. Tout est dès lors en place pour créer une tempête parfaite : le surgissement des années yéyé en France comme partout dans le monde où la jeunesse était libre de ses mouvements.
Vous l’avez compris, il suffit de remplacer le rock par du rap, le couple transistor-45 tours par le streaming audio et vidéo, Salut les copains par les médias rap Skyrock, Booska-P, OKLM, ABCDR du son ou Rapelite pour obtenir un cocktail qui évoque furieusement la révolution yéyé aujourd’hui. Quant à la jeunesse actuelle, le manque de recul exige de prendre des précautions et il n’est pas question de la comparer à la génération des années 1960, mais les 15-25 ans d’aujourd’hui sont eux aussi une génération de l’après ; après le monde physique mais aussi après internet. Le leur n’est presque plus le web des premiers temps, ouvert et décentralisé, mais un écosystème de plateformes privées (Snapchat, Instagram, Facebook, Google…) dont les internautes sortent désormais de moins en moins. Armés d’un smartphone, les adolescents d’aujourd’hui sont hypermobiles, hyperconnectés, et pour eux, streamer de la musique plutôt que la posséder n’est même pas une question. C’est cette nouvelle écoute qui a rencontré la musique du moment, le rap et sa grande famille sans cesse actualisée (trap, cloud rap, R’n’B…) pour créer un couple parfait qui domine de loin toutes les autres musiques – si ce n’est l’electro Instagram à la Petit Biscuit et la grosse pop internationale.
Il y a toutefois une différence majeure entre les années yéyé et ce que vit le rap aujourd’hui, car ce dernier n’est pas une nouveauté sonore dans le paysage artistique. La nouvelle vie du rap n’est qu’un renouveau cyclique pour une musique qui s’épanouit depuis presque trois décennies en France. Je ne vais pas refaire l’histoire du rap francophone ici, elle est notamment très bien racontée dans un livre de Karim Hammou, mais cette vaste culture est longtemps restée underground aux yeux des grands médias parce qu’elle restait absente des meilleures ventes de disques en dehors de quelques coups ponctuels.
Les gens ont toujours énormément écouté de rap, mais il n’y avait pas d’impact économique parce que c’étaient des disques qui se vendaient peu. […] On l’appelait “l’underground”, mais c’était déjà bien plus.
Henri Jamet, qui est aujourd’hui à la tête des labels de Believe après avoir travaillé chez l’indépendant Wagram et la radio NRJ, l’a constaté depuis longtemps : « Les gens ont toujours énormément écouté de rap, mais il n’y avait pas d’impact économique parce que c’étaient des disques qui se vendaient peu. Le CD était cher, donc les disques se vendaient pendant deux semaines puis circulaient surtout de façon pirate. On sous-estimait systématiquement la place des musiques urbaines à cause de ça. On l’appelait “l’underground”, mais c’était déjà bien plus. » Pour Julien Kertudo, le créateur du label Musicast (PNL, Jul…) aujourd’hui absorbé par le même Believe, il faut malgré tout relativiser cette distorsion et pointer qu’« il y avait probablement plus de business à faire que ce qui existait dans les labels, mais les rappeurs n’étaient pas structurés. Ils répondaient à des règles du quartier qui n’avaient rien à voir avec celles du milieu de la musique. Dans les années 2000, on aurait eu le streaming ou le CD, c’était la même chose. Ça n’allait pas très loin ». En conséquence, chaque major avait dans son catalogue une poignée d’artistes rap mais ne travaillait pas beaucoup ce public trop insaisissable, lui préférant celui de la pop ou de la variété qui répondait plus poliment aux campagnes de promotion. De même, rares étaient les rappeurs à avoir une carrière soutenue sur scène.
Le streaming est venu remettre tout cela à plat car, pour la première fois, il permet de prendre en compte toutes les écoutes, qu’elles soient gratuites sur YouTube et les plateformes audio qui le permettent, ou payantes sur abonnement. Toutefois, comme à l’époque des yéyé, c’est aussi parce qu’une génération d’artistes publie des disques qui parlent à la jeunesse que le rap profite à plein du surgissement du streaming. À une autre époque, ç’aurait été la britpop ou le grunge qui auraient explosé pour les mêmes raisons.
Pour moi, c’est une fausse vision de dire que le rap a enfin la place qu’il aurait dû avoir depuis longtemps. Il s’est simplement mieux adapté à internet parce que c’est une musique très instinctive.
Le rap était donc prêt. Les adultes en écoutent depuis les années 1990 au moins et leurs enfants ont grandi avec cette musique qui, au fil des années, a infusé jusqu’à la pop et la chanson – Stromae en est l’exemple le plus évident. De plus, le rap est une musique de l’instantané qui a rencontré l’écoute instantanée, le streaming, comme le rock frénétique des yéyé avait rencontré la mobilité permise par le transistor et le 45 tours. C’est ce que m’a dit Disiz la Peste, qui a tout connu depuis son succès J’pète les plombs en 2000 et fait aujourd’hui figure de grand-frère de la scène rap française : « Pour moi, c’est une fausse vision de dire que le rap a enfin la place qu’il aurait dû avoir depuis longtemps. Il s’est simplement mieux adapté à internet parce que c’est une musique très instinctive. »
Une musique qui peut se fabriquer à la maison avec un ordinateur, un micro et quelques milliers d’euros. Une musique de notre époque uberisée et d’artistes qui sont devenus avant toute chose des entrepreneurs, comme nous le verrons dans l’épisode suivant.