Mathieu, 33 ans et une carrure de rugbyman, est arrivé vingt minutes avant l’ouverture de l’agence, par précaution. Hier à 10 heures, il y avait une queue de vingt personnes
, justifie-t-il. Le cou enfoncé dans son pull polaire, il est adossé aux grilles blanches qui séparent Pôle emploi du parking. La fumée de sa vapoteuse crée un halo dans l’air frisquet du matin. Devant lui, pendant que les conseillers se préparent à l’étage (lire l’épisode 1, « Avant l’ouverture des portes »), une douzaine de chômeurs ruminent déjà les soucis qu’ils s’apprêtent à déballer.
Mathieu est plein de colère contenue. Il vient gueuler, comme d’hab
. Ses allocations ont chuté de 1 000 à 700 euros en avril, il veut comprendre pourquoi. Sans travail depuis deux ans, bientôt en fin de droits, il rend visite à Pôle emploi tous les deux-trois mois, chaque fois qu’il y a un problème
. Le dernier, c’était une menace de radiation. Mathieu avait raté un rendez-vous. « J’ai écrit au directeur. Je n’avais pas reçu le mail, insiste-t-il. Je ne suis pas trop à l’aise avec internet. »
Mathieu veut aussi glisser un mot sur l’impasse dans laquelle il se trouve. Il est ambulancier, diplômé d’État
, et raconte avoir été licencié pour une broutille. Un actionnaire de Paris a racheté les boîtes du coin et viré les vieux contrats, soi-disant trop chers. Je voulais me battre aux prud’hommes, mais ça prend au moins deux ans, j’ai lâché l’affaire.
Il s’est résolu à changer de métier, mais sa formation de six mois ne l’a pas aidé. Pôle emploi m’a fait passer un titre professionnel de transport de marchandises. Nous étions huit ; aucun n’a trouvé du boulot.
Les sociétés d’intérim réclament trois mois d’expérience. Pôle emploi aussi lui demande une première pratique de la conduite sur des petits modèles de camion avant de l’envoyer passer le permis semi-remorque, un secteur où ça embauche
, assure-t-il.
Il se met en marche en finissant sa phrase. Il est 8 h 45, les portes ouvrent et la file des demandeurs d’emploi s’engouffre en silence dans le hall, puis se glisse dans les queues qui mènent aux guichets. Pôle emploi a bouleversé ses horaires mi-janvier. Cet accueil « en flux » n’est plus possible que le matin. L’après-midi, les conseillers reçoivent sur rendez-vous. Il faut alors appeler à l’interphone en sonnant à « Pôle emploi ». Les syndicats ont exprimé une large gamme de réserves sur ce bouleversement. La CFDT s’est dite vigilante
. La CGT, FO, SUD et le SNU ont fait grève dans trois régions. La direction affirme de son côté que les conseillers ont plus de temps pour suivre les chômeurs sur mesure, puisqu’ils passent moins de temps d’astreinte à l’accueil.
Ce matin-là, trois d’entre eux tiennent la permanence aux guichets. Les usagers s’approchent un à un et chuchotent leurs difficultés. Un homme a été désinscrit après un arrêt maladie. Un autre se présente avec sa sœur qui sollicite pour lui l’étalement d’un trop-perçu. Les conseillers débloquent parfois la situation d’un coup d’œil au dossier. Ils renvoient aussi les demandeurs d’emploi vers des ordinateurs en libre accès – de plus en plus de démarches se font sur Internet. Les cas les plus complexes sont reçus en entretien.
Sur les chaises où les chômeurs attendent ces tête-à-tête, Zahir patiente, l’air prostré. À 34 ans, il cherche un travail stable depuis cinq ans. Il a enchaîné pendant plusieurs mois les contrats d’une semaine dans une usine de pain surgelé. J’ai envie de travailler. Je prends n’importe quel taf, parce qu’au chômage les journées ne passent pas
, lâche-t-il, les yeux dans le vague et la voix atone. Il s’accroche à l’espoir d’une formation d’agent de sécurité à Montargis. La dernière, à Gien, également dans le Loiret, s’est mal terminée… avant de commencer. Je n’ai ni permis ni voiture ; le formateur m’a refusé parce que j’étais en retard. J’ai pété les plombs et je suis parti.
Parfois, comme dans une cocotte-minute, le désarroi des chômeurs se condense et explose. Dans le hall et dans les espaces clos, un panneau reproduit des dizaines de fois attire l’œil, au-dessus des conseillers : il rappelle que la loi punit les violences et les menaces contre les agents des services publics. C’est surtout à l’accueil que se cristallisent les montées de température
, explique Michel-André Chasseing, le directeur adjoint de l’agence. Celui que ses collègues appellent « MAC » joue ce jour-là le rôle du « manac ». En langage profane, le « manager d’accueil », le surveillant en chef du rez-de-chaussée. Chaque encadrant endosse ce costume une fois par semaine pour gérer le flux et les incivilités
. La vigie du « manac » est installée à gauche de l’accueil, dans un bureau dont la porte reste ouverte. De là, il embrasse d’un œil les files et le sas d’entrée. Sur son écran, il surveille combien de personnes patientent et combien de temps. Une queue qui s’allonge ou un hall plein à ras bord attisent le risque de tension. Il faut alors réquisitionner des conseillers pour renforcer les effectifs des guichets et faire retomber la pression.
Quand un demandeur d’emploi s’emporte, toute l’équipe est au courant. Chaque salarié dispose d’une alarme sur son poste. Appuyer sur trois touches permet de prévenir en silence ses collègues, qui rappliquent aussitôt. Michel-André Chasseing insiste pour en faire la démonstration. Il presse son clavier. Passé dix secondes, des têtes apparaissent à la porte. Y’a un problème ?
, s’inquiète un conseiller, prêt à neutraliser l’auteure de ces lignes et le photographe. « On n’est pas vigiles, on n’en a pas tous le gabarit, rassure Michel-André Chasseing qui, en l’occurrence, en possède plutôt le physique. Mais souvent, isoler la personne, lui dire qu’on est chef et qu’on va prendre sa situation en main suffisent à la calmer. »
Vous recevez un avis qui vous dit que vous devez 2 000 euros, voire plus... Quand vous n’avez pas de travail, c’est forcément perturbant.
Le « manac » estime que l’agence de Montargis connaît chaque jour des relations potentiellement conflictuelles avec les usagers
. Des tensions plus sérieuses, qui nécessitent l’intervention de la maréchaussée
, deux ou trois fois par an
. Ce sont les galères de trop-perçus et les menaces de radiation qui suscitent le plus d’exaspération. Ce n’est pas étonnant : vous recevez un avis qui vous dit que vous devez 2 000 euros, voire plus... Quand vous n’avez pas de travail, c’est forcément perturbant.
Midi approche. On frappe à la porte. Une dame demande à être reçue par David
, le directeur, prévient une conseillère. « MAC » décroche son téléphone. « On n’avait encore eu personne de mécontent ce matin, lance-t-il, mais ça va peut-être commencer. »