La voix plus assurée qu’il y a cinq ans, le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, se positionne sur le perron, debout devant un micro, pour annoncer la composition du gouvernement d’Élisabeth Borne. Confirmé dans ses fonctions par Emmanuel Macron au lendemain de son élection, c’est la troisième fois qu’il se plie à l’exercice, après avoir largement œuvré, en coulisses, à constituer l’équipe ministérielle. Ensuite, il planchera avec autant d’application sur les cabinets ministériels. Théoriquement, les ministres ont toute latitude dans le choix de leurs conseillers. Mais, sous la Ve République, l’Élysée a pour habitude de garder un œil sur tout, et peut même se montrer franchement interventionniste. À Matignon, la Première ministre s’est vue imposer le choix de son directeur de cabinet, Aurélien Rousseau, ancien directeur de l’agence régionale de santé d’Île-de-France. En mai 2017 déjà, l’Élysée avait tenté de désigner un certain Nicolas Revel
À son arrivée au Château, Emmanuel Macron, lui-même ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée, n’ignorait rien du rôle stratégique des cabinets ministériels. Le Président nouvellement élu promettait alors un « big bang » au sommet de l’État, dans la continuité de la « disruption » vantée pendant la campagne. Il leur imposait, par décret, un régime au pain sec : dix conseillers maximum pour un ministre, huit pour un ministre délégué, cinq pour un secrétaire d’État. Quant aux directeurs et directrices de l’administration centrale, ils et elles allaient devoir s’inscrire dans un vaste « spoil system » à l’américaine, qui consiste à remplacer rapidement les plus hauts responsables de l’administration à chaque changement de pouvoir. Cinq ans après, que reste-t-il de cette révolution annoncée ? Côté effectifs, les seuils ont été revus à la hausse dès juillet 2020, lors de l’installation du gouvernement Castex : quinze membres pour un ministre, treize pour un ministre délégué et huit pour un secrétaire d’État (lire l’épisode 18 de la saison 2, « Les cabinets, noirs de monde »). La modération a tourné court devant des cabinets surchargés de travail, parfois au bord du burn-out. Ces seuils plus généreux ont été confirmés au début de ce nouveau quinquennat. Les dirigeants des administrations centrales ont été plus associés au travail des cabinets, sans renouvellement massif pour autant.
Le quinquennat Macron n’en a pas moins imprimé sa marque sur la haute fonction publique. Vilipendée par le mouvement des gilets jaunes, elle a vu sa formation la plus prestigieuse, l’École nationale d’administration (ENA), être réformée pour devenir l’Institut national du service public (lire l’épisode 5 de la saison 2, « Macron et l’ENA : l’école est finie »). « Tout un symbole, soupire un haut fonctionnaire et énarque, totalisant quinze ans ans de bons et loyaux service au ministère de l’Économie, avant d’intégrer la Cour des comptes au tour extérieur. L’ENA avait été créée après guerre pour garantir une élite dévouée au service de l’État. Mais aujourd’hui, ses anciens élèves filent rapidement pantoufler dans le privé, en quête principalement d’une rémunération plus élevée, mais aussi de plus hautes responsabilités. Maintenant, même l’école a disparu. » La tendance n’est pas totalement nouvelle : le service de l’État n’est plus un sacerdoce pendant toute une carrière depuis déjà deux bonnes décennies. Mais le pouvoir macroniste a accéléré le mouvement. En autorisant, notamment, un recours plus large aux contractuels dans l’administration, y compris à des postes de direction
Le changement de culture est profond et sans doute durable. D’autant que, parmi les nouvelles recrues du pouvoir macroniste, beaucoup venaient du privé et ont rapidement aspiré à y retourner, tel un certain Mickaël Nogal, jeune député La République en marche de Haute-Garonne élu en juin 2017, après avoir été lobbyiste pour le groupe Orangina en France, et qui a démissionné en février dernier, six mois avant la fin de son mandat parlementaire, pour devenir directeur général de l’Association nationale des industries alimentaires, le plus puissant lobby du secteur. À l’image aussi de l’ex-ministre des Transports Jean-Baptiste Djebbari, devenu administrateur de la start-up Hopium, spécialisée dans la construction de voitures à hydrogène, qui souhaitait aussi devenir vice-président exécutif du pôle spatial de l’armateur CMA-CGM. Ce projet de reconversion a été recalé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) en raison de « risques déontologiques substantiels ». La Haute Autorité s’est notamment appuyée sur le fait que Jean-Baptiste Djebbari avait, dans le cadre de ses fonctions ministérielles, rencontré à huit reprises les dirigeants du groupe et eu à travailler directement sur l’aviation civile, les applications satellitaires, les ports et les transports maritimes.
Avec la normalisation de ces allers-retours entre sphère privée et sphère publique, aussi appelés « portes battantes », la question du contrôle n’a jamais été aussi sensible. Des progrès ont été réalisés, même si la transparence reste très partielle et les limites peu contraignantes. En 2017, une commission de déontologie de la fonction publique, à court d’effectifs, rendait une écrasante majorité d’avis favorables à ces reconversions. La loi de transformation de la vie publique a décidé de son intégration au sein de la HATVP en 2020. Laquelle a publié un guide pratique à l’intention des membres des cabinets ministériels et a rendu, en 2021, quelque 166 avis sur des reconversions de hauts fonctionnaires vers le secteur privé
Mais dans une grande majorité, la HATVP prononce des avis de compatibilité, assortis de réserves. Lesquelles doivent être respectées pendant un délai de trois ans. Au début de ce mois de juin, Éléonore Leprettre, ancienne cheffe de cabinet de Marc Fesneau, alors ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement, est devenue la directrice de la communication et des affaires publiques de Phyteis, lobby représentant des entreprises qui commercialisent des produits phytosanitaires. Problème, entre-temps, son ex-boss a été nommé ministre de l’Agriculture… Eléonore Leprettre n’a pas été bloquée par la HATVP, mais celle-ci interdit généralement, dans ses réserves, de contacter les anciens collègues de son administration. Comme dans le cas d’Alice Lefort, ex-conseillère technique transports conjointe à l’Élysée et à Matignon depuis 2020, partie rejoindre l’opérateur Transdev en avril dernier, en tant que directrice de la stratégie. Malgré une grande proximité entre ses anciennes et ses nouvelles fonctions, la HATVP a autorisé ce pantouflage… et exceptionnellement rendu son avis public devant l’étonnement général.
Comment vérifier qu’un ancien haut fonctionnaire n’utilise pas son carnet d’adresses constitué dans le public une fois qu’il exerce dans le privé ? C’est extrêmement compliqué.
Elle y émet des réserves, demandant à l’intéressée de « s’abstenir de toute démarche, y compris de représentation d’intérêts » auprès de la direction générale des infrastructures et des transports mais aussi auprès de la Première ministre et du ministre des Transports tant qu’ils seront en poste, ainsi que de leurs cabinets. Mais une fois que ces réserves ont été prononcées, leur contrôle est particulièrement difficile, comme le souligne Éric Alt, vice-président de l’association Anticor : « Comment vérifier qu’un ancien haut fonctionnaire n’utilise pas son carnet d’adresses constitué dans le public une fois qu’il exerce dans le privé ? C’est extrêmement compliqué. Cela revient surtout à s’en remettre à la déontologie de la personne concernée. » Pour l’association anticorruption, le garde-fou n’est pas assez solide : elle milite pour un délai de cinq ans pendant lequel il serait interdit d’exercer dans le privé une activité se rapportant même indirectement à une fonction remplie dans le public.
Du côté de la HATVP, son président, Didier Migaud, reconnaît que le contrôle des « mobilités », selon le jargon maison, « demande un travail d’instruction très important ». Le collège de la Haute Autorité, qui examine chaque cas, a multiplié ses réunions par deux et « plus de la moitié des ordres du jour concerne les dossiers de reconversion professionnelle », a expliqué Didier Migaud lors de la présentation du rapport annuel ce mercredi. « Il faut nous accorder les moyens supplémentaires nécessaires pour mener à bien nos nouvelles missions. Si elles ne sont pas contrôlées, les réserves ne servent à rien », a-t-il aussi déclaré. D’autant que, selon les emplois visés par les pantoufleurs, la tâche peut devenir des plus ardues. « Quand l’employeur est bien identifié, des vérifications pour prévenir d’éventuels conflits d’intérêts restent réalisables. En revanche, lorsqu’il s’agit d’une reconversion comme consultant ou partner dans un cabinet de conseil avec un portefeuille de clients variés, cela devient presque impossible », souligne Kevin Gernier, chargé de plaidoyer au sein de l’ONG Transparency International. Et depuis que l’affaire McKinsey a défrayé la chronique pendant la présidentielle (lire l’épisode 6 de la saison 3, « McKinsey : Macron coincé dans les cabinets »), des directeurs de cabinet aux simples conseillers techniques, tout le monde sait qu’il n’est pas de mélange des genres au cocktail plus explosif.