Safya fume. Sur le quai de la gare d’une grande ville française de province où elle nous a donné rendez-vous, elle enchaîne même les cigarettes. Le tabac fait pourtant partie des grands interdits à Raqqa, ville du centre de la Syrie administrée par l’État islamique, où la jeune femme vient de passer huit mois. On est en octobre 2015, quelques semaines avant les attentats. « Je fumais déjà avant. Et je fumais un peu en Syrie. Beaucoup même. Je passais la journée à fumer. Un paquet en Syrie, il me tenait un après-midi. On fumait en cachette avec une sœur. Une autre sœur l’aurait su, ça aurait été une catastrophe : elle m’aurait dénoncée direct. » Pour dissimuler son vice, elle aspergeait son sitar de parfum, plusieurs fois par jour. Car Safya connaissait la « peine légale » pour les fumeurs : 40 coups de fouet. Une sanction néanmoins théorique pour les maîtres de la ville. L’indulgence serait plus grande, dit-elle, pour les membres de l’EI que pour les Syriens. « Un jour, j’ai assisté à une interpellation par un frère français d’un Syrien qui fumait. Il pleurait, il le suppliait de le relâcher. Il lui disait : “Je te jure je recommencerai plus, excuse-moi, t’es mon frère.” »
Safya n’a pas de voile. Cette ronde et jolie jeune femme de 23 ans porte ses cheveux longs et détachés. « Je n’avais plus envie de me faire contrôler », justifie-t-elle. Aucun signe religieux, donc. Elle porte même un piercing au menton. « C’est une petite folie, dit-elle amusée. Je suis passée devant mon perceur et j’ai dit : “Allez, on y va.” C’est joli, non ? J’aime trop les tatouages aussi mais c’est grave haram [interdit, ndlr]. » Une coquetterie adolescente, peu compatible avec l’univers de l’État islamique dans lequel elle évoluait voilà à peine six mois.
Safya sourit. Elle dit qu’elle vient de s’offrir une matinée shopping. Dès son retour en France, la jeune femme a repris une vie étonnamment banale, avec une facilité et une rapidité déconcertantes. Malgré son séjour au sein d’une organisation terroriste qui mène régulièrement des attentats meurtriers en France, malgré des convictions jihadistes toujours bien ancrées, Safya est libre et ne fait même l’objet d’aucune poursuite en justice. Elle a simplement subi, dès la descente de l’avion en France, 96 heures de garde à vue dans les locaux de la DGSI (Direction générale de la Sécurité intérieure) à Levallois-Perret. L’interrogatoire des policiers l’a d’ailleurs passablement irritée. « Ils m’ont demandé de reconnaître des gens. Ils se foutaient de ma gueule en me posant des questions sur la religion. Ils m’ont dit : “C’est quoi le jihad, c’est quoi les cinq piliers de l’islam, c’est quoi ‘mourir martyr’ ?” C’est pour voir si t’es partie pour la religion ou pour autre chose, parce qu’ils veulent prouver que la plupart des gens qui partent là-bas sont paumés religieusement. Donc je lui ai dit : “Les trois conditions du martyr en islam : mourir au combat, mourir mangé par une bête sauvage ou mourir à cause d’une maladie du ventre.” Et là, ils ont explosé de rire, ils se foutaient de ma gueule. J’étais choquée. Ils pensaient qu’ils connaissaient mieux la religion que moi. »
Ils m’ont demandé si je voulais donner mes mots de passe Facebook, adresse mail, j’ai dit : “Ça va pas non ?” Tu te dis : “C’est la DGSI, quoi !” Ils ont pas juste le brevet des collèges, ils ont fait des études !
Devant la police, Safya ne se montre guère coopérative. « Un matin, ils m’ont dit : “On trouve que tu t’ennuies un peu, ça te dit d’aller sur internet ? Si tu veux, tu peux aller sur Facebook.” Mais j’ai voulu rigoler. Ils ont vraiment cru que j’allais me connecter sur Facebook à la DGSI ?! Ils sont complètement débiles. Je pense qu’ils me prenaient vraiment pour une conne. Mais vraiment. Ils m’ont demandé si je voulais donner mes mots de passe Facebook, adresse mail, j’ai dit : “Ça va pas non ?” Tu te dis : “C’est la DGSI, quoi !” Ils ont pas juste le brevet des collèges, ils ont fait des études ! »
Au bout de sa garde à vue, Safya s’attend à être présentée à un juge pour, au minimum, un placement sous contrôle judiciaire. Même pas. « À la fin, l’enquêtrice est venue me voir dans ma cellule, elle m’a dit : “Tu prends tes affaires, t’as aucune poursuite, t’es libre.” J’étais super contente, j’étais choquée mais je me suis dit c’est cool. » Elle estime du reste qu’une incarcération aurait été une injustice. « Bah, j’ai rien fait », lance-t-elle spontanément. Avant de la relâcher, la police lui demande tout de même si elle accepterait de rencontrer des jeunes femmes désireuses de partir en Syrie pour les en dissuader. Encore très liée à l’EI, elle refuse catégoriquement. « Franchement, j’ai pas que ça à faire, c’est bon, ça me saoule. De toute façon, ça servirait à rien. Je me mets à leur place, elles diraient que je suis une apostate. »
Comme la plupart des femmes revenues de Syrie, Safya semble bénéficier d’un biais de genre. Un préjugé sexiste qui pousse les autorités françaises à considérer l’engagement jihadiste féminin avec plus de clémence, le considérant davantage comme le résultat d’une soumission victimaire à la domination masculine. Comme un endoctrinement qui procéderait essentiellement d’un engagement sectaire, dans lequel le libre arbitre féminin aurait disparu. Les motivations féminines et masculines dans l’émigration jihadiste sont pourtant relativement comparables. Dans les cercles institutionnels, cette radicalisation est souvent appréhendée comme une forme de pathologie psychiatrique, étrangère à tout choix rationnel. Les femmes jihadistes seraient donc des victimes.
Pour Safya, cette grille d’analyse trop psychiatrisée et genrée élude d’autres vecteurs objectifs, les mêmes que ceux à l’œuvre chez les hommes. Et elle déresponsabilise des femmes bien souvent actrices à part entière de ces dynamiques. « Une fille qui veut partir en Syrie, c’est elle qui l’a voulu. C’est pas un frère qui va l’attraper dans la rue, il va lui dire : “Vas-y, tu pars en Syrie sinon je te défonce la tête.” Non. C’est elles qui sont parties en Syrie, c’est elles qui l’ont voulu. Une fille en France qui ne veut pas partir, elle ne partira pas. Mais il y a beaucoup de filles qui partent pour retrouver leur mari. La plupart des filles elles partent pour ça, c’est vrai. Y en a une, elle m’a dit : “Toute façon, moi, je suis venue ici pour la belle gueule à mon mari.” Parce que ce frère, il est magnifique, faut dire la vérité : il est superbe, super beau. Elle m’a dit ça comme ça : “Je suis partie pour sa belle gueule.” J’étais choquée. Enfin, ça m’a fait rire sur le coup. »
Avant de se décider à rebrousser chemin vers la France, Safya s’est renseignée sur le traitement réservé aux femmes revenant du jihad. « Quand j’étais là-bas, j’en avais un peu parlé à ma mère. Je lui ai dit que si c’était pour revenir et être enfermée, c’était pas la peine. Et elle m’avait dit qu’elle avait vu l’association de Dounia Bouzar et qu’ils lui avaient dit que je risquais pratiquement rien. » Jusqu’au printemps 2016, les femmes jihadistes n’étaient en effet pas perçues comme une menace pour la sécurité nationale. Notamment parce qu’en Syrie, contrairement aux hommes, elles n’avaient pas le droit de combattre. À moins d’éléments de preuves sur une activité de propagande en ligne ou de recrutement d’autres femmes pour la Syrie, la plupart ne sont pas poursuivies. En outre, pour ces jeunes femmes souvent instables psychologiquement, parfois traumatisées par leur expérience et qui n’ont pour la plupart aucun passé carcéral ni délinquant, la détention a tendance à être perçue par les autorités judiciaire et pénitentiaire comme un facteur aggravant dans leur parcours de radicalisation. En prison, elles risquent par ailleurs de se livrer à un prosélytisme jihadiste auprès de détenues de droit commun susceptibles d’y être sensibles.
Sur environ 200 jihadistes de retour de Syrie, une vingtaine seulement sont des femmes. Pour elles, quitter les rangs de l’État islamique est infiniment plus compliqué que pour les hommes. Sans l’accompagnement et l’autorisation d’un mari ou d’un tuteur, il leur est en effet quasiment impossible de fuir. Ce à de rares exceptions près : quelques-unes ont été exfiltrées par des groupes rebelles hostiles à l’EI, présents et actifs sur ses territoires en résistants, sous forme de cellules opérationnelles clandestines. Parmi cette vingtaine de femmes qui sont parvenues à s’enfuir, là aussi, contrairement aux hommes pour lesquels l’incarcération en France est aujourd’hui systématique, jusqu’en août 2016, seules trois ont été placées en détention, dans un quartier dédié, à Fresnes. La doyenne, surnommée « Mamie jihad », est âgée d’une cinquantaine d’années, elle a été convertie et radicalisée par son fils, figure connue de l’EI. Une autre, beaucoup plus jeune, baptisée la « marieuse de Daesh » par les médias, a été libérée sous contrôle judiciaire. La troisième n’est autre que Oum Hafs, la femme de « Bilel », dont Les Jours ont raconté le parcours.
Pour autant, cette doctrine judiciaire est en train d’évoluer face à la multiplication d’attentats déjoués qui avaient été conçus par des femmes, souvent très jeunes, parfois mineures. En août dernier, le parquet antiterroriste de Paris a d’ailleurs annoncé davantage de sévérité à leur encontre. Et ce discours commence à changer avec le premier attentat raté à la voiture piégée de bonbonnes de gaz, par trois femmes, dans le centre de Paris, en septembre 2016.
Pendant ce temps, le quotidien de Safya est celui d’une étudiante, peu assidue. « J’ai repris les cours tranquille, dans ma fac d’avant. » Quand elle estime en avoir le temps, elle suit le master en sciences de l’éducation qu’elle avait interrompu en partant en Syrie. Titulaire d’un bac technologique, elle se doute pourtant que son passé risque fort de compliquer l’exercice d’une activité professionnelle dans ce secteur. En garde à vue, une enquêtrice du renseignement intérieur n’a d’ailleurs pas manqué de le lui rappeler. « À la DGSI, ils connaissent mon parcours scolaire et tout. Ils m’ont dit : “Ah, vous êtes en éducation ?” J’ai dit : “Ouais.” Ils m’ont dit : “Vous pensez que vous allez trouver du travail en éducation avec ce que vous avez fait ?” Et là, franchement, ils m’ont démoralisée. » Elle se rêvait éducatrice spécialisée. Elle a fini par faire son deuil de tout projet professionnel. « Travailler, ça m’intéresse pas. Peut-être travailler à domicile mais pas aller travailler avec des hommes. Après, ça va être dur financièrement, c’est sûr, mais je sais m’adapter avec peu d’argent. » Actuellement, elle vit du RSA et du soutien de ses parents et habite seule, dans un petit appartement en centre-ville. Seule avec son bébé de quelques mois, conçu et porté en Syrie mais dont elle a accouché en France. Pour le garder lorsqu’elle est à l’université, elle s’adjoint les services d’une nounou.
Son enfant présente des troubles psychologiques qui l’inquiètent. Elle a d’ailleurs consulté un psychologue pour nourrissons. « J’avais pris rendez-vous parce que ma fille, elle se réveille d’un coup, elle devient toute dure et elle hurle, elle hurle, elle hurle, sans s’arrêter. Donc je suis allée voir un psychologue parce que j’avais trop peur, et le psychologue il m’a demandé comment s’était passée ma grossesse, si j’avais eu des choses qui m’avaient perturbée et moi, je lui dis : “Non, ça s’est super bien passé”, parce que j’allais pas lui dire… Je voulais pas. Mais bon après, j’ai compris que c’était à cause de ça. Un bébé, ça ressent tout. Je m’en veux grave. » Et pourtant, les premières semaines, Safya pense avoir commis une énorme erreur en rentrant en France. Dans un premier temps, elle va jusqu’à en vouloir à ses parents de l’avoir poussée à revenir dans ce pays qu’elle déteste. Depuis, elle a évolué. Mais aujourd’hui, elle ne regrette toujours pas son passage au sein de l’État islamique qu’elle considère avec autant de légèreté qu’une année Erasmus à l’étranger.