De Montpellier
En contrebas de la rue et d’un petit parc coule le Lez, connu pour ses crues parfois submergeantes. Un grand panneau blanc siglé « PS » avec le poing et la rose, de fines mais hautes grilles, des volets roulants fermés, d’autres entrouverts : un petit air de bunker, en fait. Nous voilà donc avec le photographe David Richard dans un quartier excentré de Montpellier, aux portes d’un vaste bâtiment ocre et rose surélevé d’un étage, construit dans les années 1990, au tournant du millénaire alors radieux pour le parti socialiste local. Sur le toit se dresse une vieille antenne télé.
On grimpe quelques marches pour atteindre un grand porche aéré. Dans des recoins, des palettes pleines de tracts envoyés par Paris, « Solférino » ou « Solfé », comme on dit pour parler du siège national du parti sis rue de Solférino dans le VIIe arrondissement. Des milliers de prospectus qui attendent d’être distribués par des petites mains militantes. Comme Christophe (le prénom a été modifié à sa demande), 48 ans, dont « vingt-quatre ans de carte PS », employé municipal au stationnement qui « conna[ît] bien le peuple et les boîtes à lettres à force d’arpenter les rues ». Ou David et Julien, dit « Juju », les deux seuls permanents salariés et suractifs que l’on découvrira dans quelques instants… Mais ces tracts ficelés qui prennent le vent glacé n’auront sans doute pas la même destinée : celui, petit et blanc, expliquant le fonctionnement de la primaire de la gauche a toutes les chances de finir sur les marchés animés de la ville. L’autre, sur quatre pages et fond noir, pastiche un journal et affiche ce titre : « Révélations sur le quinquennat Hollande ». À l’intérieur, la description chiffrée d’un bilan flatteur destiné à préparer la candidature du président… Il devrait connaître le pilon depuis que le chef de l’État a renoncé à se représenter (lire l’épisode 7 de La confiscation).
La « fédé » de l’Hérault est un des hauts lieux d’un parti aujourd’hui miné par ses divergences idéologiques mais toujours rassemblé autour des figures de ses grands disparus (Jaurès, Blum, Mitterrand…) et de valeurs comme l’égalité ou le progrès social. Moribond, maintes fois enterré, le PS, avec ses militants toujours moins nombreux, reste une machine à produire des élus et à conquérir le pouvoir, local ou national. Très fragilisée ces temps-ci, elle tourne cahin-caha grâce à ses adhérents, cadres, élus, et sa capacité à produire idées et (contre-)argumentaires, souvent plus puissants électoralement que ceux de ses concurrents de gauche.

Il faut avoir la foi militante et un sens aigu du devoir socialiste pour se rendre aux urnes, entre 17 heures et 22 heures, en ce jeudi frisquet de décembre. Car le scrutin est ici sans enjeu : que des candidatures uniques ! Partout en France, ce jour-là, le PS demande à ses adhérents à jour de cotisation (détail important, on peut régulariser sa situation au moment du vote en réglant jusqu’à trois ans d’arriérés) de trancher entre ses candidats aux élections législatives de juin 2017. Les vainqueurs bénéficieront de l’investiture officielle du parti et son précieux logo… même si, selon les circonstances politiques et leur notoriété supposée, nombre de candidats préféreront par la suite ne pas l’afficher. Mais dans la fédération socialiste de l’Hérault, pas de prébataille interne. Seulement des candidatures dites « de rassemblement », soit un seul nom proposé dans chacune des neuf circonscriptions. Rare moment de volupté pour le premier fédéral, Hussein Bourgi, qui avait sculpté sa joie dans un communiqué quelques jours plus tôt : « Nous n’aurons pas de primaires internes avec leur lot de tensions qui laissent toujours des traces sur le plan politique comme humain. Je m’en réjouis car dès le mois de janvier 2016, lors de la cérémonie des vœux de la fédération, j’en appelais à la raison et à l’esprit de responsabilité pour éviter la multiplication des candidatures, la division interne et la fragilisation de nos députés sortants. (…) Je remercie tous ceux et toutes celles qui auraient pu se présenter pour se compter ou pour prendre date pour l’avenir de ne pas l’avoir fait. » Avec un tel enjeu, restait à voir qui parmi les militants se rendrait aux urnes d’un parti en plein dilemme existentiel.
Il est un peu moins de 17 heures, le scrutin n’est pas encore ouvert, je pousse la porte de l’antre du parti de Blum et de Jaurès et, non, je ne rêve pas… les voici ! Plus grands que nature. Deux gigantesques portraits vintage de ces mythes de la gauche peints sur toile en noir-blanc-gris jauni. Sous Jaurès, cette citation à la calligraphie tout aussi datée que le vocable du dirigeant assassiné en 1914 : « Le capitalisme porte la guerre en soi comme la nuée porte l’orage. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. »
Plus d’un siècle après, le PS de gouvernement pratique peut-être le social-libéralisme mais le parti, lui, placarde toujours ses références : Jaurès et Blum, donc. Mais aussi un Mitterrand pastel qui s’affiche non loin sur un autre mur, aux côtés de Mauroy, tandis que Mendès France a lui aussi son image. Il y a aussi de vieux et beaux drapeaux rouge sang brodés de lettres jaunes, dont l’un, de 1890, est siglé « Parti ouvrier socialiste ». Mais le plus surprenant pour les non initiés aux particularismes locaux – dont je ne suis pas – est ce grand portrait couleur d’un homme souriant, coincé entre Blum et Jaurès, avec en dessous cette plaque en plastique dorée : « Georges Frêche, 1938-2010, militant socialiste ».

À l’intérieur de la fédé, une lumière blanche très crue, un insert qui chauffe à fond, et, pour le moment, huit retraités qui s’affairent sur des listings, tournent autour de quatre urnes en verre et en métal transparentes, remettent à zéro les petits compteurs de bulletins, déplacent des chaises et des bureaux. « Je prends la clé des urnes dans ma poche », lance un homme au rire épais. André Berland, 69 ans, ex-prof de maths à la chemise jaune provençale, pose ses béquilles contre le mur et se cale sur un siège derrière l’urne de la 2e circonscription. Sur sa gauche, quatre isoloirs soudés les uns aux autres, avec rideaux verdâtres qui pendouillent. Les premiers électeurs débarquent, tous âgés. Plaisir des retrouvailles, trois bises (la norme à Montpellier), accolades et rigolades. Une vieille dame devant l’urne : « Alors, t’as besoin de voir quoi pour que je vote ? » André Berland : « Allez, tu ne vas pas me montrer tes papiers, comme si je te connaissais pas, toi… » Il vérifiera quand même que la militante est à jour de cotisations et qu’elle émarge bien la liste sous son nom. Mais sa carte du PS, pourtant payée en janvier, n’est toujours pas arrivée. C’est fréquent, paraît-il.
Très vite, on comprend que dans cette fédération turbulente – placée sous tutelle par Solférino entre 2010 et 2012 – les cartes sont une affaire sensible. Des années durant, elles ont été financées, trafiquées, démultipliées par Robert Navarro, tout-puissant patron de la fédé durant plus de vingt ans, aux ordres de Frêche. Il est aujourd’hui sénateur à l’immunité parlementaire levée, a été exclu du PS en 2010 et condamné en juillet 2016 avec son épouse pour abus de confiance au préjudice de la fédération de l’Hérault. Ils ont notamment écopé de trois mois de prison avec sursis chacun. Ils ont fait appel, il est suspensif.
Et voici Michel, au collier de barbe à l’ancienne, vingtième électeur de la soirée, retraité de l’Éducation nationale. « On est toujours beaucoup plus actifs à l’intérieur du parti qu’à l’extérieur pour faire remonter nos idées, me dit-il. Ici, c’est ma vie, je mourrai socialiste. » Simone, toute frêle, vote à côté : « Oh Simone, t’as bien fait ton chèque, Simone ? », interroge l’assesseur André Berland. Ancien militant communiste « exclu pour frêchisme », celui-ci a rejoint le PS en 1994 et se dit proche des idées de Gérard Filoche, candidat de la gauche du parti, recalé à la primaire faute de parrainages suffisants. « Je me reconnais dans le PS de Jean Jaurès qui n’existe plus quand il est au pouvoir », se désole-t-il.

L’assistance se rajeunit soudain avec l’arrivée de Julie Frêche, 34 ans, fille de et secrétaire de la section Montpellier 1 du centre-ville, et de Loïc Comtet, 36 ans, secrétaire de la section Montpellier 7, encarté depuis 2007, responsable recherche dans une PME. Un bon profil pour un parti marqué par une surreprésentation de militants âgés et du secteur public et un énorme déficit de jeunes issus du privé. Une dame aux vêtements colorés, plantée devant la table des réinscriptions depuis une bonne heure avec Bounian, son chien baveux, m’intrigue. Je l’entraîne dehors pour discuter quand surgit David, un des deux permanents, qui me tire par le bras : « Elle est complètement jobard, attention… » Ce qui se confirme au bout de quelques mots échangés avec « Mimi », mais elle fait partie du décor, on l’aime bien ici, elle passe quand elle veut.
Alors vous venez rencontrer les masochistes, les dingues ? Voir si le cadavre bouge encore ?
On retourne vers les tables. « Alors vous venez rencontrer les masochistes, les dingues ? Voir si le cadavre bouge encore ? Ici, au PS, on est morts plusieurs fois mais on a toujours ressuscité », s’amuse la fringante Josette Claverie, militante depuis 1977 et toujours secrétaire de section. « Regardez ce soir, on a fait déjà deux adhésions, des tout neufs, des tout frais qui nous rejoignent. » Très vite revient un nom dans sa bouche, indépassable ici pour tous ceux qui ont connu sa splendeur féodale : « Au secours Frêche, reviens ! Lui au moins avait une direction, un cap, un projet », s’enflamme Josette Claverie. Dominique Bilbao, ex-dirigeant de clubs sportifs, et Josette Malouet, trésorière de la 5e section, tous deux retraités, approuvent. Dominique : « J’aime l’ordre, je voterai Valls à la primaire. Mais si ce n’est pas lui qui ressort vainqueur, j’irai vers Macron. »
Regard expressif, sourire qui rappelle celui de son père, Julie Frêche déplore, elle, « les aventures individuelles » et « tous ces discours soi-disant antisystème mais dangereux pour la démocratie ». Lucide sur l’état du parti, elle concède de « l’inquiétude ». « Mais on ira faire campagne… On en a vu d’autres ! » Elle réclame aussi « des clarifications idéologiques ». Son sentiment d’appartenir en quelque sorte à un parti phénix est implicitement partagé par tous. Un PS capable de renaître, de durer et d’endurer les échecs, les scandales, les grands écarts idéologiques et toutes les contradictions de discours entre parti d’opposition et parti de gouvernement.

Dans la salle, il y a maintenant trois députés venus voter pour leur candidature unique : Christian Assaf, un aubryste anti-Valls (formé par Frêche et qui l’a ensuite combattu), Anne-Yvonne Le Dain, en recherche perpétuelle « d’une clope » ce soir-là et qu’un de ses « amis » qualifie de « politiquement exotique au PS tant elle pourrait être dans un parti de droite », et Fanny Dombre-Coste, photographe qui possédait un magasin dans le quartier Boutonnet et que Les Jours suivront tout particulièrement dans de prochains épisodes. « Hollande pas candidat, j’ai mis quatre jours à m’en remettre. Il faut accepter d’être un parti social-démocrate, enfin », dit Anne-Yvonne Le Dain, badge tricolore de l’Assemblée nationale sur sa veste. Elle claque une bise à un type, sourit, puis se retourne vers moi : « Lui, par exemple, il veut vraiment ma peau. » Dans ce parti où rien n’est simple, elle a décidé de proposer au maire de la ville, Philippe Saurel, d’être à nouveau son suppléant. Rien n’est encore acté. Mais ce dernier, ex-PS qui a remporté la ville en dissident contre l’appareil socialiste local, voue désormais aux gémonies son ancien parti et menace de mettre des candidats à lui dans toutes les circonscriptions (sauf celle de Le Dain, donc) pour faire perdre ses ex-camarades.
Un peu à l’écart, les deux autres députés parlent boutique, c’est-à-dire élection du nouveau président de groupe PS à l’Assemblée à la suite de la nomination de Bruno Le Roux au ministère de l’Intérieur. « Appelle-moi qu’on en parle, glisse Christian Assaf à Fanny Dombre-Coste. Il ne faudrait pas en plus filer les clés du camion à Valls. » « Oui, je vois ce que tu veux dire », acquiesce la députée. Euh… Nous, pas forcément.
Il est maintenant plus de 21 heures, des bouteilles de picpoul de Pinet sont débouchées depuis longtemps et des caouhètes traînent dans des assiettes en plastique. David et Julien montent et descendent à l’étage pour compiler les résultats sur le département. « Anne-Yvonne, tu as donné tes 10 euros pour les pizzas ? », lance Julie Frêche à la députée, qui cherche une nouvelle clope. Le livreur de chez Domino’s débarque, les bouchons de rosé claquent.
Cinquième circonscription ? Parfait… Et t’as rentré des cotisations ? Non ? Bon, OK. Salut !
Hussein Bourgi revient de sa tournée des sections et des salles de vote hors fédération. Je lui demande à visiter l’étage surélevé du bâtiment. Un escalier, un palier, deux portes avec des œilletons. L’une d’elles s’ouvre sur un très vaste appartement encore équipé. Immense cuisine, chambres, salle de bain kitsch : les fameux Navarro l’avaient construit avec l’argent du PS pour leur usage personnel. Ils y ont surtout logé des années durant leur fille et leur gendre. Aujourd’hui, il sert aux permanents pour les repas du midi, les siestes et les soirées électorales qui finissent si tard que l’on dort sur place. La deuxième porte ouvre sur d’autres grands locaux où s’enfilent les bureaux : MJS (Mouvement des jeunes socialistes), trésorier, permanents, encombrés de placards croulant sous les archives. Et puis le seul avec du parquet et « son mobilier d’origine, époque Navarro », s’amuse Hussein Bourgi qui l’occupe désormais. Au loin, Julien le permanent, au téléphone : « 5e circonscription ? Parfait… Et t’as rentré des cotisations ? Non ? Bon, OK. Salut ! »

Au total, 148 militants sont venus voter dans les locaux pour investir quatre candidats uniques à la députation. Il y a, selon la fédération, 1 500 à 2 200 militants sur l’ensemble du département de l’Hérault. Moins de la moitié qu’à l’époque Navarro-Frêche : le PS détenait alors toutes les grandes institutions locales et des cortèges d’adhérents prenaient leur carte en même temps qu’un emploi public. On les appelait « les militants alimentaires ».
Les personnes âgées sont maintenant parties, les nombreux bénévoles aussi. Les boîtes de pizza s’empilent aux côtés des bouteilles vides. Dans son bureau, portable qui vibre en permanence, on a écouté Hussein Bourgi raconter les tâches ingrates et « pas sexy d’un parti politique », les cotisations qu’il a fixées à 60 euros par an avec un tarif social à 30 euros pour les jeunes et les non imposés ou encore son affection pour ces « vieux militants désintéressés qui y ont toujours cru et ont un vrai patriotisme de parti ». On est aussi revenus sur le fantôme de Frêche, l’incontournable, « qui aurait dû être ministre » si et si…
Vers une heure du matin, on a repris l’escalier, jeté un œil sur la porte des Navarro, ces autres fantômes, et regagné la grande salle du bas déserte pour récupérer un sac. J’ai pris Blum et Jaurès droit dans les yeux, remarqué que la flamme dans l’insert de bois ne luisait plus mais que la lumière n’était pas éteinte.