Certains patientent sur le trottoir, un peu en avance sur l’horaire, et devinez quoi ? Ils sont déjà à fond dans la discussion politique, les socialistes. Ça parle de Peillon, « qui a perdu une occasion de se taire », de Valls qui « ne décolle pas, pas surprenant », de « Montebourg, pffff »… Mais aussi de Fillon, « quand même, tu imagines la régression sociale… » Il est 19 heures et le froid pique devant le Café de l’Esplanade, situé à deux pas de la fameuse place de la Comédie à Montpellier. Chaque premier mercredi du mois, c’est ici qu’a lieu la réunion de section pour les militants PS du centre-ville.
La section, c’est depuis toujours la structure de base du parti. En théorie, une cellule vive (mais certaines sont très assoupies), basée sur une aire géographique où les adhérents se retrouvent pour débattre. On lance du « camarades » pour s’adresser à la cantonade. Et commenter (beaucoup) l’actualité politique du moment, débattre des orientations du parti, décider de la politique locale du PS et de ses actions militantes. On y reçoit des personnalités et experts sur des thèmes parfois pointus. La parole y est plus ou moins libre selon la section et le profil de son chef.
Voici justement pile à l’heure Julie Frêche, fille de et élue secrétaire de section en 2012. Suivie du père québécois (et chercheur à la retraite) de la secrétaire d’État chargée du Numérique, Axelle Lemaire. Venu s’installer à Montpellier avec sa femme française quand leur fille avait 15 ans, il est l’un des quelque 110 adhérents de cette section. Elle en a compté jusqu’au triple voilà quelques années mais reste la plus pourvue en militants de l’ensemble de la ville. Toutes les sensibilités du PS y sont représentées ; elle a la réputation d’avoir de vrais débats.
À l’intérieur du café, les tables éparpillées se couvrent de boissons réglées par chacun au comptoir. Net avantage pour le demi de bière devant le Perrier rondelle et le chocolat chaud. Je m’assieds à côté de Guy, trésorier qui, outre les sous de la section, veille aussi ce soir-là sur une pile de cinq galettes des rois. La fille de l’ancien maire de Montpellier, 34 ans, sort ses feuillets imprimés et stabilotés de rose et jaune. La griffe des pros.
Puis tout le monde se lève pour une minute de silence en mémoire d’un jeune militant tué un an plus tôt par un chauffard en fuite après un rassemblement de soutien à Charlie Hebdo. Forte proportion de retraités parmi la quarantaine de présents, quelques jeunes aussi et pas mal d’absents du côté des sympathisants de Benoît Hamon, qui se réunissent ce soir-là dans un autre café pour préparer le travail militant autour de leur candidat. Hussein Bourgi, le patron de la fédération (lire l’épisode 1, « Au PS, on a toujours ressuscité »), n’est pas là non plus. Normal : il milite dans une autre section et il a choisi, pour l’heure, de ne pas se prononcer en faveur d’un candidat.
Le sujet du jour, c’est bien sûr la primaire, ses candidats et leur « positionnement », l’organisation locale du scrutin. « Les conditions de la primaire sont radicalement différentes. Le calendrier de Cambadélis était fait pour une campagne éclair de François Hollande. Nul ne pouvait imaginer ce qui s’est produit… », attaque Julie Frêche. Elle enchaîne avec une liste longue comme un congrès PS des « épisodes douloureux au plan électoral » vécus par le parti depuis la précédente primaire de 2011. Bref, un tout autre contexte, nettement moins porteur…
Pas de langue de bois non plus quand il s’agit pour elle (elle était pro-Hollande) de passer en revue les différents candidats comme « Montebourg, qui a inscrit sa campagne dans l’anti-Hollande » ou Hamon, qui « remet en cause le mythe de la croissance et fait une excellente campagne ». Toujours dans son intro, elle se réjouit d’avoir, à travers la primaire, « quatre visages de la social-démocratie et de la gauche, qui opèreront une clarification idéologique inexistante depuis les années 1980 ». Et d’insister en déroulant « leur socle commun qui est fort malgré tout » : tous les candidats ont accepté de soutenir le vainqueur. À ces mots, un monsieur plus tout jeune, pile dans mon champ de vision et que j’observais dodeliner depuis deux minutes, écarquille grand les yeux. Puis ce léger frisson dans l’assemblée, ponctué de murmures (« Oh là là… »), quand Julie Frêche assène le programme de Fillon : « moins de fonctionnaires », « remise en cause de la Sécu », « allongement de la durée du travail ».
Place aux interventions. La secrétaire de section note les prénoms avec ce petit rappel : « Une prise de parole, une idée. » Alors… « Henri, Charles… Oui, Arnaud… Josette » et « Ah, je me disais bien… François ». Lui : « Oui, d’ici mon tour, j’aurai sûrement trouvé quelque chose à dire. » Chapeau noir, écharpe rouge, Henri Talvat, 74 ans, ex-adjoint à la Culture de Georges Frêche, l’hyper-maire décédé de Montpellier et grand homme de tous ici : « Et la galette, c’est à quelle heure ? Parce qu’à 10 heures, je serai parti. » « Et ben comme ça, on en aura plus… », répond un voisin. Rires. Henri Talvat a aussi dirigé cette section pendant près de deux décennies. Il prend la parole : « Hamon, il va faire plaisir aux jeunes avec le cannabis légalisé, c’est bien. Mais moi, je voterai Valls. Et François Hollande, je l’oublie pas, impeccable lors de ses vœux. Voilà… »
Mais arrêtons le défaitisme en disant que l’élection est perdue ! […] Janvier, c’est le mois de l’émergence pour nous, on va nous entendre.
À trois semaines de la primaire, dans le café, un doute envahit un militant : « Si Valls gagne, je doute quand même que les partisans de Montebourg ou Hamon votent pour lui. Je dis bien les partisans… Ils iront vers le Mélenchon. » « Mais non, pas du tout », répond une dame rousse. Ça commence à s’emballer, Julie Frêche recadre : « Gardons un semblant d’optimisme ! Oui, le risque d’explosion du PS est réel depuis qu’on a inventé le mot “frondeurs” et qu’ils ont refusé de voter le budget. » Charles, proviseur retraité : « Mais arrêtons le défaitisme en disant que l’élection est perdue ! Le PS a été inexistant pendant la primaire de la droite. Janvier, c’est le mois de l’émergence pour nous, on va nous entendre. »
Avant de poursuivre, soulignons ici que la rituelle prise de parole en section a un petit côté théâtral. Où l’affirmation idéologique joue avec la séduction des mots et des postures. C’est l’occasion pour les éloquents de briller, pour les ambitieux de poser des jalons séance après séance, pour les taiseux de penser sans rien dire, et pour d’autres de retourner sans bruit au bar prendre un demi. Arnaud Etcheverria, 26 ans, étudiant en master 2, voix grave : « Bonsoir à tous les camarades et bonne année. Aujourd’hui, en 2017, nous avons une responsabilité de pouvoir dire ce que représente la gauche… »
La discussion repart vers la primaire, côté organisation et technique militante. « Il faudrait quand même qu’on ait un peu de matériel », crie Charles. « Tracter, afficher, ça ne marche plus du tout, coupe Julie Frêche. Ce qui fonctionne le mieux, c’est le contact direct, le phoning… » « Le quoi ? » tonne une dame. « Le phoning ! » « C’est du téléphone » rigole un monsieur. « Bon, bien joué, vous voulez vraiment que ce soit dans l’article… S’il vous plaît, monsieur Guiral ! », s’amuse Julie Frêche. Mais aux Jours, on est sans pitié quand il s’agit du phoning, qu’on se le dise, camarades !
Josette Saint-Marie, ancienne du Planning familial, reparle politique pour regretter « ce tournant à gauche qui arrive si tard ». Elle votera Montebourg. Il est 20 heures et on repart pour une longue digression sur l’organisation locale de la primaire avec la liste des bureaux de vote à tenir (« Minimum trois personnes et si on est assez nombreux, une quatrième personne pour aider les gens, et n’oubliez pas de récupérer l’euro du vote »). Jean-Pierre Foubert, ex-membre du cabinet de Georges Frêche : « Je peux dire un truc ? On s’est encore fait repeindre la permanence d’Anne-Yvonne Le Dain, alors voter là-bas… Je ne suis pas sûr que la sécurité soit assurée. » « Arrête ! On se défendra les armes à la main… No pasarán ! », part dans un grand rire Henri Talvat.
Hé, tu aurais imaginé Fillon, toi ? Juppé et Sarkozy rayés de la carte ? Alors arrête Jean-Jacques, tu n’es pas médium.
C’est au tour de François, qui ne savait pas encore quoi dire en s’inscrivant au tour de parole. « Alors, t’as trouvé ton sujet ? », se moque une habituée. Elle n’aurait pas dû ! Car ce retraité de l’université, spécialiste du droit des étrangers, impose vite le silence en glissant : « Et le droit de vote des étrangers ? Ça fait 36 ans que ça dure au PS. Ce n’est pas glorieux, on est piteux là-dessus. » Tout le monde approuve (ou pas) en silence. Jean-Jacques Paulet, retraité de La Poste, suscite des « aaaah… » avant même d’avoir fait bouger sa moustache. Il dézingue un à un les candidats à la primaire et conclut : « Mais la défaite est assurée, mes camarades. » Ça, ça ne passe pas. « Alors rentre chez toi et laisse les autres travailler », crie quelqu’un. « Hé, tu aurais imaginé Fillon, toi ? Juppé et Sarkozy rayés de la carte ? Alors arrête Jean-Jacques, tu n’es pas médium », le coupe Julie Frêche. Mon gentil voisin, Guy, le trésorier la section qui me donne les noms et pedigrees des intervenants depuis une heure, me glisse : « Jean-Jacques est toujours défaitiste, très long et provocateur. » Mais JJ reprend, tout énervé : « Mais mes camarades, il faut préparer dès maintenant la suite de la défaite… » « Oh, Jean-Jacques ! Ce n’est que le début de l’année, tu ne vas pas m’obliger à te couper », tranche la chef de section.
Un deuxième tour de parole s’ouvre avec une nouvelle salve de prénoms. « C’est bon, plus que quatre personnes et après, les galettes », plaisante une dame. Revoilà Jean-Pierre Foubert, pour expliquer son vote stratégique : « J’irai voter pour celui qui sera le mieux placé dans les sondages, je m’en fous complètement de qui ce sera pourvu qu’on ait un candidat qui tienne la route. »
Suivent, dans l’ordre des interventions : le jeune Thomas, ex-attaché parlementaire qui travaille pour un maire du cru (« Les gens sont dans la consommation du politique », « Attention, la primaire va nous coûter cher » – financièrement), Magali Couvert, ancienne élue municipale (« Ça fait cinq ans qu’on ne milite plus », « C’est très difficile pour les socialistes d’être au pouvoir »), un cri (« Est-ce qu’on peut avoir des couteaux pour la galette ? ») et Julie Frêche. Qui hausse la voix « contre le discours décliniste » et conclut : « Mes camarades, soyons fiers de notre bilan et mobilisons-nous. » Des bravos dans l’assistance et de nouveau, cette voix non identifiée : « Petites, les parts de galette. Nous sommes nombreux. »