Vous allez dire que c’est facile de se moquer. Mais il est difficile de ne pas sourire quand le gouvernement annonce qu’il va moraliser la vie politique juste au moment où éclatent des affaires concernant le peu de morale de deux de ses membres. Et pas des ministres qu’on peut virer d’un claquement de doigts. Marielle de Sarnez, ministre des Affaires européennes, qui se voit reprocher une histoire d’assistant parlementaire européen potentiellement fictif, est une proche de François Bayrou. Ce même François Bayrou, ministre de la Justice, qui prépare précisément le projet de loi de moralisation dont il présente le texte à la presse ce jeudi – même s’il ne devrait passer en Conseil des ministres que dans quinze jours. Et surtout Richard Ferrand, le ministre de la Cohésion des territoires, qui essaie de se dépêtrer tant bien que mal d’accusations de conflit d’intérêts pour ses fonctions aux Mutuelles de Bretagne, est un intime du chef de l’État.
Voilà les contradictions du macronisme mises à jour. La moralisation promise lors de l’alliance passée en février dernier avec François Bayrou se fracasse sur des histoires de confusion entre intérêt propre et intérêt général. Mais tout n’était-il pas prévisible ? Le parcours d’un Richard Ferrand, dont la carrière a oscillé entre engagement public et responsabilités dans le privé, est justement le modèle que voulait mettre en avant Emmanuel Macron. Et, ironie de l’histoire, l’idéal souhaité par le groupe de réflexion d’En marche chargé de travailler sur le renouvellement de la vie politique, et rédacteur de la partie « Une démocratie rénovée » du programme. C’est ce que montre notre enquête sur la manière dont ce projet a été pensé, à partir de l’été 2016.
Nous inaugurons ici une nouvelle obsession qui va raconter comment se fabrique cette première loi du quinquennat. Plutôt que de célébrer le jeune et beau Président à la poigne de fer, nous avons décidé de suivre les premiers pas du nouveau chef de l’État en allant voir dans ses arrière-cours. Et en n’hésitant pas à bien remonter dans le temps. Vu le peu d’empressement des équipes d’En marche à nous répondre, nous nous sommes appuyés sur les « Macron Leaks », cette fuite informatique qui a rendu publique une partie des mails échangés par les équipes de Macron et dont l’authenticité n’est pas contestée par le mouvement politique. Nous y avons fait des découvertes très intéressantes. Comme le fait que, jusqu’à ce que l’affaire Fillon éclate en janvier, il n’était pas question en interne de moraliser ou de renforcer la transparence de la vie politique. Le maître-mot, c’était alors de « moderniser la vie publique ». Et pour cela, le candidat d’En marche s’était entouré non de membres d’ONG anticorruption, mais d’experts très proches du monde de l’entreprise et des cabinets ministériels, dont beaucoup étaient membres d’un obscur think tank appelé Bouger les lignes – un nom qui est déjà en soi un cliché de programme macroniste.
L’histoire d’amour entre Macron et Bouger les lignes (B2L) – qui s’est d’abord appelé Ligne 15 – remonte à 2012-2013. Elle nous a été décrite par Ariel Weil, l’un des fondateurs du cercle de réflexion, cadre à l’agence de notation financière Moody’s et conseiller d’arrondissement PS à Paris. « Bouger les lignes a été créé par des jeunes professionnels issus à parité du secteur public et du secteur privé, qui avaient participé à la campagne de François Hollande, raconte Ariel Weil aux Jours. Notre spécificité, par rapport à un think tank plus académique comme Terra Nova, c’est de rédiger des notes courtes qui comportent des propositions concrètes susceptibles d’être directement mises en œuvre par des décideurs. Nous avons donc de nombreux relais dans les cabinets ministériels. Et dès l’époque où Emmanuel Macron était à l’Élysée, nous l’avons rencontré à plusieurs reprises. Nous lui avons présenté des idées sur la simplification de l’État, le renouvellement des institutions et la nécessité de renouveler le personnel politique. »
Le positionnement idéologique de B2L – qui cherche à réformer la gauche de l’intérieur – a alors tout pour séduire celui qui est conseiller de Hollande. En 2015, le think tank dépose ainsi une contribution au congrès du PS à Poitiers intitulée : « Bouger les lignes. Pour des solutions de gauche innovantes ancrées dans la réalité ». À l’intérieur, on y trouve un catalogue d’idées libérales (de clichés, dirait-on si on était malveillant) où il est question de « rigidités », du « carcan qui prive les entreprises de leur capacité à innover », et de la nécessité de s’« interroger sans tabous » afin de « moderniser notre économie et notre fonction publique ». Des propositions reprises dans un ouvrage intitulé 70 idées (neuves !) pour faire bouger les lignes et publié en début d’année.
C’est donc tout naturellement que, à l’été 2016, En marche se tourne vers B2L pour construire son programme. Même si le think tank ne s’engage pas officiellement, il met à disposition plusieurs de ses membres : Ariel Weil, déjà cité, Jean Guillaume (cadre de la banque BPCE passé par l’administration du Trésor), Philippe Coleman (doctorant en droit de l’économie) et Fabrice Aubert (conseiller d’État parti à Nexity). Ce dernier se voit confier d’importantes responsabilités. Le 15 septembre 2016, il est nommé responsable du groupe de travail « Institutions », un des six groupes thématiques « destinés à faire progresser le plus rapidement possible notre réflexion et nos propositions », dixit le mail d’un membre d’En marche. Au même moment, il est aussi chargé de réfléchir à la future politique du logement de Macron.
Âgé de 32 ans, Fabrice Aubert est encore moins connu que B2L (aucun article sur la campagne de Macron n’a jusqu’ici parlé de lui). Et visiblement, il souhaite le rester : il n’a pas répondu à nos demandes répétées de contact. Tant pis. Ses mails, ses tribunes et ses traces internet parlent pour lui. On apprend ainsi sur le réseau LinkedIn que l’homme a travaillé quelques mois pour Emmanuel Macron. Nommé en 2013 conseiller juridique au ministère de l’Économie, il y est resté jusqu’en décembre 2015, avant de partir chez le groupe immobilier Nexity, d’abord comme chargé de mission, puis comme directeur des nouveaux métiers. Sur le Huffington Post, on trouve trace d’une tribune sur les femmes migrantes, dans laquelle Aubert se présente comme membre de B2L et aussi des Gracques, un autre think tank « progressiste ».
Sa feuille de mission est alors simple : proposer des idées pour transformer la vie publique. Mieux encore, la « disrupter ». Le 17 septembre 2016, une réunion interne d’En marche est ainsi organisée avec pour thème « Pour une profonde disruption politique ». Selon les mails échangés par les intéressés, treize personnes y participent : outre Fabrice Aubert, il y a ainsi des permanents du nouveau parti et des « experts » de la chose publique, comme le politologue Olivier Duhamel et Martial Foucault, directeur du Cevipof (le laboratoire de recherche de Sciences-Po). Pour nourrir cette réunion, B2L a fourni deux notes préparatoires. L’une d’elles, écrite par Ariel Weil avec Jean Guillaume et Philippe Coleman, et s’intitulant « Libérer le recrutement du personnel politique : recréer le lien entre les citoyens et la vie politique », va servir d’axe directeur à la réflexion du futur candidat.
Que trouve-t-on dans cette note ? D’abord deux objectifs généraux, et ensuite des solutions concrètes pour y parvenir. B2L propose en premier lieu d’injecter de la « diversité parmi les élus et le personnel politique » et, pour y arriver, de limiter le cumul dans le temps des mandats – à deux pour tous les élus – ainsi que de distribuer des incitations financières au renouvellement (notamment en modulant les subventions aux partis politiques suivant le nombre de nouveaux candidats investis).
Arrêtons-nous sur le premier point, le non-cumul. Dans le programme d’En marche, rendu public début mars, cette proposition a été présentée comme faisant partie intégrante de la future loi sur la moralisation. Mais B2L n’évoque pas des questions morales, comme le fait d’éviter de « constituer des “fiefs” locaux qui favorisent les pratiques clientélistes », ainsi que vient de le proposer le député PS René Dosière. Le but affiché, c’est de faire venir en politique des hauts cadres d’entreprise.
Le deuxième objectif de la note l’indique très clairement. Il faut « fluidifier les échanges entre secteurs privé et public », c’est-à-dire multiplier les carrières à la Macron, énarque ayant été recruté par la banque Rothschild avant d’aller travailler pour l’Élysée. Pour rendre attractif un tel parcours auprès des intéressés, une solution préconisée par B2L est de s’inspirer du groupe Michelin, qui permet à ses salariés de prendre des congés spécifiques liés à une campagne électorale et s’engage à les réintégrer à un poste équivalent une fois leur mandat accompli. Autre idée avancée : créer des programmes d’échange entre l’administration et les entreprises privées, sur le même modèle que le système des salariés détachés. Ainsi, un cadre du privé pourrait faire bénéficier « certains secteurs ou ministères clés en manque de culture d’entreprise » de « compétences nouvelles », tout en étant certain de retrouver son poste d’origine.
Vous allez vous dire qu’on a mauvais esprit, mais à la lecture de cette note, on a surtout vu les problèmes de conflit d’intérêts posés par un tel brassage. Imaginez un ancien cadre d’une entreprise privée nouvellement nommé dans la fonction publique, qui doit prendre une décision affectant ladite entreprise. Déjà, c’est compliqué d’agir indépendamment. Si, en plus, il sait qu’il doit bientôt retourner dans cette même entreprise, alors là, il faut être Saint-Just pour ne pas l’avantager. Les ONG qui dénoncent ces comportements les qualifient de « revolving doors » – les portes-tambour. Mais pour les membres de B2L, ces phénomènes ne sont pas très graves. Certes, écrivent-ils, il ne faut pas « méconnaître les impératifs déontologiques qui doivent encadrer » les échanges public-privé. Mais justement, une « charte déontologique » devrait être écrite, « afin de limiter les risques de conflit d’intérêts ». Charte, soit dit en passant, qui n’intéresse pas plus que cela les auteurs de cette note : il n’y est pas fait mention de son contenu, même de manière schématique.
Malgré ces manques ou, plus sûrement, grâce à cette vision très naïve des conflits d’intérêts, la note connaît un grand succès auprès d’En marche. À la demande d’Alexis Kohler, bras droit de Macron (aujourd’hui secrétaire général de l’Élysée), Fabrice Aubert et ses trois complices de B2L poursuivent leur travail. Quelques semaines plus tard, ils transmettent une nouvelle note de synthèse intitulée « Modernisation de la vie publique et politique » qui doit répondre à trois grandes interrogations posées par Kohler. Soit : comment améliorer la « représentativité » des élus, mais aussi comment faire évoluer la « responsabilité » du président de la République et enfin, comment rendre plus « efficace » le travail parlementaire. De nouvelles propositions qui n’étaient pas dans la première note sont examinées. Certaines sont repoussées : comme le vote obligatoire, jugé trop « populiste » et difficile à sanctionner, ou l’abaissement de la majorité électorale à 16 ans, qui ne « suscite pas un grand enthousiasme des politologues ». D’autres sont approuvées, comme la diminution de moitié du nombre de députés et de sénateurs, ou l’accélération de la procédure parlementaire en recourant à la bien nommée « procédure accélérée », qui réduit l’examen d’une loi à une seule lecture, plutôt qu’à la classique navette entre Assemblée nationale et Sénat.
Certaines de ces mesures sont jugées assez abouties pour nourrir Révolution, l’ouvrage développant la « vision » d’Emmanuel Macron, qui est publié en novembre 2016. Ainsi, au chapitre « Rendre le pouvoir à ceux qui font », on trouve une allusion au programme de Michelin qui permet à ses « salariés d’aller se présenter aux élections et, s’ils sont élus, de pouvoir retrouver leur poste ». On y apprend aussi que le candidat d’En marche se déclare « favorable au non-cumul des mandats de parlementaires dans le temps » et qu’il veut « moderniser la haute fonction publique » en « ouvrant bien davantage les postes de direction à des non-fonctionnaires ». De la moralisation de la vie publique, il n’est toujours pas question.
De même, les propositions de réforme de B2L vont se retrouver début mars 2017 dans le programme d’En marche, au chapitre « Une démocratie rénovée » de la plaquette distribuée à des millions de Français. Mais à quelques différences près. Il n’est plus question que de réduire d’un tiers le nombre de députés (et non de moitié) ainsi que de faire de la « procédure d’urgence » (et non de la procédure accélérée), « la procédure par défaut d’examen des textes législatifs afin d’accélérer le travail parlementaire ». Enfin, on parle d’interdire le cumul de plus de trois mandats, et non plus de deux.
Sur la même page du programme, une nouveauté apparaît, issue de l’alliance avec Bayrou : la promesse d’une « grande loi de moralisation de la vie publique ». C’est qu’un événement est venu bouleverser le projet de modernisation d’Emmanuel Macron. Fin janvier, Le Canard enchaîné a révélé les premiers éléments de l’affaire Fillon. Il a fallu alors en catastrophe trouver de nouvelles mesures pour ne pas apparaître complètement décalé par rapport à ce scandale à rebondissement. Cela sera l’objet de notre prochain épisode.
Mis à jour le 7 juin 2017 à 10h12. Correctif : dans une première version, il était question de Pierre de Margerie (membre du think tank B2L), mais il y avait confusion avec Gilles de Margerie (qui vient d’être nommé directeur de cabinet de la ministre de la Santé Agnès Buzyn).