Athènes, envoyée spéciale
Au fond de la pièce, le squelette en plastique a été coiffé d’une perruque mauve et décoré d’une guirlande lumineuse. Au bureau de l’équipe médico-légale du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à Athènes, la décoration annonce l’approche de Noël. Au mur, une carte de la Grèce indique les principaux naufrages en mer Égée et les zones des responsabilités des unités des garde-côtes. « En Grèce, ce sont eux qui sont en charge de l’enquête quand un corps est retrouvé dans la mer. Mais peu ont été formés à cette mission. Comment fait-on quand on retrouve le corps d’un Syrien, dont la famille est dispersée entre Damas et différents pays d’Europe ? » Le médecin légiste Jan Bikker passe une bonne partie de son temps à voyager dans les îles grecques avec son collègue Kostas Kouvaris. En 2016, ils ont formé 181 garde-côtes à des procédures médico-légales : quelles photos prendre, quelles informations recueillir, qui contacter…
La seule chose vraiment fiable dont on dispose, c’est l’ADN. Mais qui prendra en charge la collecte et les frais ?
Depuis le début de l’année, Jan Bikker travaille aussi sur le naufrage du chalutier de Melilli où PM390047 a péri, au large des côtes libyennes le 18 avril 2015, et dont nous essayons de remonter la trace au fil de cette enquête. En mai, il a passé deux semaines au Sénégal pour former onze volontaires de la Croix-Rouge nationale à la collecte des informations ante mortem auprès des familles qui cherchent des disparus. D’autres formations ont eu lieu au Mali et en Mauritanie. Selon les témoignages des 28 survivants du naufrage, plusieurs des 800 passagers du chalutier venaient d’Afrique de l’Ouest. « Le plus gros problème est le peu d’informations disponibles. Les familles habitent souvent dans des villages éloignés et ne possèdent que rarement des photos des disparus. Il n’y a ni archives dentaires, ni registre médical. La seule chose vraiment fiable dont on dispose, c’est l’ADN. Mais qui prendra en charge la collecte et les frais ? »

L’ADN est une donnée biométrique sensible. Sa collecte est soumise dans chaque pays à des règles différentes – quand celles-ci existent. Jan Bikker cite l’exemple de la Grèce. « Les échantillons d’ADN doivent parvenir au laboratoire central de la police à Athènes par des voies légales bien définies : par les autorités grecques, Interpol, un ministère, une ambassade étrangère. Mais beaucoup de familles n’osent pas s’adresser aux autorités, par peur de représailles ou d’arrestation. Dans un pays comme l’Érythrée, qui criminalise l’émigration, c’est tout simplement impossible. »
Pour le moment, seules 22 personnes disparues en essayant de rejoindre les îles grecques ont pu être identifiées. Dans les registres du laboratoire hellénique, il y a environ 750 profils ADN. Le CICR, de son côté, dispose de 250 demandes de familles pour des personnes disparues en mer Égée. « Il est très probable que dans le lot, il y ait des correspondances. Nous essayons de trouver des solutions mais c’est souvent très long. Une identification peut prendre facilement un an et impliquer trois ou quatre pays différents. » Il faut aussi que le lien de sang soit suffisamment proche. Un frère ou une nièce ne suffit pas pour une identification, il faut pouvoir comparer les données à celles d’ascendants ou de descendant directs du défunt. Mais les parents restés au pays ne sont parfois même pas au courant de la disparition, et personne ne veut leur apprendre la nouvelle. « J’ai eu le cas d’un homme qui cherchait son frère. Nous avons trouvé 62 profils ADN potentiellement compatibles. Sans autres informations sur les corps, nous ne pouvons rien faire avec de tels résultats. »
Kostas Kouvaris écoute, en silence, puis il secoue la tête. « Parfois, je me demande pourquoi les familles ne se manifestent pas plus. Puis je pense à tous les Grecs qui ont immigré aux États-Unis et ailleurs, à ces mères qui n’avaient plus de nouvelles de leur enfant mais qui continuaient à espérer. “Il enverra bien une lettre quand il sera arrivé”, elles disaient. »

Au village de Katos Tritos, dans l’ouest de l’île de Lesbos, il y a deux cimetières. Celui à côté de la petite église, puis l’autre, caché au milieu d’une oliveraie et entouré d’un grillage orange fermé avec un cadenas. Seuls les proches peuvent y venir, « par respect pour les familles », explique-t-on à la mairie de Mytilène. Pourtant, la plupart des tombes, tas de terre rouge marqués par des pierres blanches, sont anonymes. C’est là que sont enterrés les corps en attente d’identification. Dans les champs autour, les olives mûrissent, des filets sont tendus par terre, sous les arbres, pour ramasser plus facilement les fruits qui iront ensuite au pressoir. Le lieu est habité par un mélange de calme et d’abandon. Tous n’ont pas apprécié qu’un cimetière s’installe ici. Il y a eu des histoires d’agression, de réclamation de droit de bail sur le champ appartenant à la mairie.
Mustafa Dawa en sait quelque chose. C’est lui qui veille sur l’endroit et ses morts, les lave, les enveloppe dans un linceul et les pose dans un cercueil. Chez lui, en Égypte, il ne supportait pas les enterrements, se sentait mal des jours après. « Je ne sais pas ce qui me donne la force de faire ce que je fais ici. » Mustafa Dawa a 31 ans et un visage presque poupin. En 2015, il était étudiant en grec et en italien à Athènes. Il a décidé de venir donner un coup de main comme interprète à Lesbos. Il n’est jamais reparti. Il a enterré 120 personnes en trois ans, parce qu’un jour, en allant assister à des funérailles « en tant que musulman, pour dire une prière », il a vu l’état dans lequel étaient les corps : dénudés, en état de décomposition, pas lavés. « Il y avait là aussi une femme chrétienne et une autre juive. Ensemble, on a nettoyé les corps comme on a pu, on les a enveloppés dans des draps avant de les enterrer. »

Depuis, c’est lui qui s’occupe des funérailles. C’est lui qui a fait le pied de grue devant la mairie pour qu’après les naufrages d’octobre 2015, un endroit soit trouvé afin d’enterrer les 56 corps pour lesquels il n’y avait plus de place dans le carré réservé du cimetière de Mytilène. Pour qu’ils reposent dans un même lieu et pas éparpillés dans différents coins de l’île. C’est lui aussi qui a créé une page Facebook pour le cimetière. Parfois, des familles le contactent quand elles cherchent des proches. « Une mère m’a appelée comme ça, parce qu’elle avait perdu ses deux filles adolescentes, une de 12 ans, l’autre de 15 ans, parties avec leur père. Un des corps avait été retrouvé en Turquie, elle cherchait l’autre. Elle m’a envoyé des photos, j’ai reconnu sa fille de 12 ans grâce à ses vêtements. Je l’avais enterrée dans les bras d’une femme dont le corps avait été retrouvé en même temps, pensant que c’était sa mère. » Pour que sa fille soit formellement identifiée, la mère devrait envoyer un échantillon d’ADN en Grèce. Mais elle vit en Irak et ne sait pas à qui s’adresser. « Personne ne veut s’en occuper. Elle essaie d’expliquer que sa fille est enterrée en Grèce, on lui demande de prouver que c’est bien le cas. Mais comment peut-elle le prouver sans les analyses ADN ? »
Tous ces morts sont passés entre mes mains. Je ne veux pas voir cet immense cimetière que j’ai rempli.
Teodoros Noussias n’est jamais allé voir le cimetière de Katos Tritos. Il est le seul médecin légiste sur l’île de Lesbos. Pendant longtemps, il s’occupait aussi des corps échoués à Samos, avant que l’île n’ait son propre légiste. « Tous ces morts sont passés entre mes mains. Je ne veux pas voir cet immense cimetière que j’ai rempli. » Quand je lui demande le nombre de cas qu’il a eu à traiter, il sort un petit papier de sa poche, ajuste ses lunettes et se met à lire des chiffres : « En 2012, vingt-deux corps – personne n’en a parlé à l’époque –, huit corps en 2013, puis en janvier 2014 neuf morts, juillet 2015 deux, août 2015 cinq, puis en octobre 2015 quatre-vingt-quatre, en janvier 2016 dix-huit corps – mais c’étaient des corps de Samos –, en avril 2016 sept corps à Samos aussi, avril 2017 neuf morts… »

Je me perds dans les chiffres, je me dis que des mois doivent m’échapper. Teodoros Noussias n’a pas compté le total des morts. De toute façon, il y en a trop. « Quand il y a eu le gros naufrage du 28 octobre 2015, on a travaillé pendant dix jours jusqu’à 1 heure du matin pour pouvoir tout faire, les photos, les autopsies, les analyses toxicologiques… Le soir où c’est arrivé, je suis allé aider aux urgences parce qu’il y avait beaucoup d’enfants en hypothermie. Le lendemain, je me suis retrouvé à la morgue avec tous ces petits cadavres qui m’attendaient. Il fallait recevoir les survivants qui venaient identifier des proches, des parents qui cherchaient leurs tout-petits. »
Il arrive que des années plus tard, des membres d’une famille viennent frapper à la porte de la morgue. Teodoros Noussias les reçoit, leur montre des photos, des objets personnels ou des corps, quand ils sont montrables. Il arrive que des années après, un père reconnaisse ses enfants, un fils sa mère. Récemment, une famille entière a pu être ainsi identifiée : la mère, le père et trois des quatre enfants. Le quatrième est toujours porté disparu.
Cela fait désormais six ans que Teodoros Noussias exerce à la morgue de Mytilène, en enchaînant des contrats renouvelables d’un an. Sa voix se fait amère quand il souligne ce détail. Il aspire à plus de stabilité, ne serait-ce qu’en guise de remerciement pour le travail ingrat qu’il fait. Les morts que la mer recrache des mois plus tard ne sont pas des cas faciles, même pour un légiste aguerri. « J’ai donné mon âme ici », dit-il. Il ajoute : « Personne ne devrait mourir en mer en 2017. »