Après des semaines d’hésitation, les Trans Musicales de Rennes ont finalement appuyé sur le bouton « ON » ce mardi. Le festival de musiques actuelles tiendra bien sa 42e édition du 2 au 6 décembre. Enfin, si la situation sanitaire n’empire pas en Bretagne et ailleurs… Car depuis le début de la crise du Covid-19, monter un festival, faire venir des artistes et du public, est devenu un sport épuisant qui mêle incertitude et espoir. La semaine dernière encore, l’équipe des Trans n’était toujours pas complètement sûre d’y aller. Pas sûre d’annoncer une programmation, que la fête aurait bien lieu au milieu d’une épidémie qui rend les rassemblements publics très incertains et surveillés, encore plus souvent annulés, depuis des mois. Malgré tout, au milieu des décombres et des abandons, il y a bien des concerts qui se tiennent, des festivals qui se lancent et des artistes qui se font à l’idée de jouer devant des salles assises et masquées, parce ce que c’est toujours mieux que d’attendre un retour à la normale qui s’éloigne toujours un peu plus. C’est cet élan que raconte cette obsession.
Mardi 6 octobre, réunie dans leurs locaux de l’ouest de Rennes, à deux pas de l’ancien centre de recherche de France Télécom, dans une salle décorée par les affiches de ce rendez-vous qui a vu débuter en France Nirvana, Björk ou plus récemment Lizzo, la vingtaine de personnes (salariés, contrats de renfort et stagiaires) qui fabriquent les Trans en sont à peser les risques encore et encore. « On a voulu s’annoncer avant, mais on a décalé plusieurs fois en attendant non pas une autorisation [de la préfecture] mais une non-annonce d’interdiction qui nous dirait d’arrêter les frais et de rentrer chez nous », résume Erwan Gouadec, le secrétaire général de l’association qui porte le festival et d’autres projets à l’année (des résidences d’artistes, des projets avec des écoles, la salle de l’Ubu à Rennes).
Le plus difficile, en cette fin d’année 2020, c’est finalement d’y croire encore face à l’interminable vague de festivals et de concerts annulés depuis le mois de février, à travers le confinement de mars, avril et début mai bien sûr, puis durant l’été, qui a vu plus de 2 500 rendez-vous ne pas avoir lieu, selon une étude lancée par le syndicat France Festivals. Depuis des mois, les annulations sont tellement devenues la norme que les amateurs de musique sont même surpris que des concerts et des festivals résistent. « L’urgence, c’est de passer le message que des événements se tiennent, rappelle ainsi Erwan Gouadec à ses équipes. C’est plus vendeur pour la presse de vendre des articles sur tout ce qui ne peut pas se faire, et du coup tout le monde a l’impression que plus rien n’a lieu. » Le jour même de cette réunion pleine d’inconnues à Rennes, l’équipe vient d’apprendre l’annulation du Mama à Paris, un festival qui est aussi un important lieu de conférences où tout l’écosystème de la musique (artistes, managers, labels, tourneurs, salles, festivals, attachés de presse…) attendait de se retrouver pour se tenir chaud. Cette annonce a fait mal et tous les regards se portent maintenant sur le Nancy Jazz Pulsations, qui se déroule en ce moment, et sur les Trans Musicales, le grand rendez-vous de la fin d’année. Alors le festival rennais continue d’avancer et de tout préparer. Il a filmé une série de vidéos pour annoncer la programmation sauvée des eaux (42 groupes, contre plus du double une année normale) et comment il compte essayer d’exister.
« Plutôt que de ne rien faire pendant le confinement, on a travaillé sur des scénarios possibles », raconte Erwan Gouadec après la réunion. Dans un premier temps, il s’agissait d’une version réduite du festival itinérant habituel, qui s’organise entre des concerts dans Rennes
Au milieu de tout cela, comment construire un festival, faire venir du public sans risquer l’annulation pure et simple si les consignes changent encore ? L’idée est venue du tour de vis supplémentaire survenu à Marseille et à Bordeaux le 14 septembre. Ce jour-là, les préfectures décident de nouvelles mesures pour freiner la circulation du virus, qui repart en flèche, et notamment d’interdire les rassemblements publics de plus de 1 000 personnes. « On s’est dit qu’on allait y arriver à Rennes, explique Erwan Gouadec. Et que, plutôt que de garder plusieurs scénarios ouverts, on pouvait baser notre travail de façon responsable sur ce principe de 1 000 personnes. De construire un scénario qui rentre là-dedans. On a inversé notre façon de réfléchir en nous disant : “Essayons de faire ce qui peut tenir le plus longtemps dans le contexte sanitaire actuel.” » Les Trans ont alors définitivement réduit la voilure et se sont figées sur quelques principes : des concerts assis dans plusieurs salles de la ville, avec un siège vide entre chaque groupe de spectateurs masqués, et pas plus de 1 000 personnes réunies. En réalité, ce sera même moins, puisque le plus grand des onze lieux qui seront utilisés par cette 42e édition, le Théâtre national de Bretagne, accueillera quelque 600 personnes
D’autant que, dans ce cadre très contraignant en cette année du Covid, les Trans Musicales ont déjà prévu de perdre 90 000 euros en raison d’un plus faible nombre de places à vendre, mais aussi parce que les festivaliers de 2020, masqués et coincés à leur place pendant les concerts, se rendront moins au bar. En y ajoutant des frais bien plus importants pour accueillir le public, garantir le respect de la distanciation et placer chaque groupe dans les salles, l’équation devient très compliquée. Selon Béatrice Macé, le festival « arrive déjà dans une zone où on est dans une situation de fragilité ». Et ça ne va pas s’arranger, tant le secteur de la musique ne s’attend pas à un retour aux concerts debout, sans parler du retour des foules sans masques, avant la fin 2021. Minimum. Dans un premier temps, selon mes informations, un décret doit prolonger dans les prochaines semaines l’interdiction des concerts debout jusqu’au 31 mars prochain. Il s’agit de clarifier un peu les mois à venir pour les salles, mais les festivals de l’été resteront encore dans le flou et cela commence à peser. Certains, comme We Love Green à Paris ou les Eurockéennes de Belfort, annoncent déjà des artistes pour ne pas baisser les bras, mais aussi pour mettre la pression au gouvernement et aux responsables locaux. Ce seront les Anglais de Gorillaz pour le rendez-vous parisien ; « une grosse surprise » et quasiment tous les artistes initialement prévus en 2020 pour le festival géant de l’Est.
À Rennes, les Trans aussi ont promis à ceux qui ne pourront pas jouer cette année de les reprogrammer l’an prochain. C’est le boulot de Jean-Louis Brossard, le directeur artistique du festival, dans son bureau rempli de disques empilés là depuis quarante ans. « En mars, quand tout s’est arrêté, on avait plus de 50 % de la programmation qui était faite, alors on l’a maintenue. Il y a juste une partie qui s’est annulée d’elle-même : un groupe du Nigéria, un autre indonésien, un accordéoniste finlandais… » Pour être réaliste face aux contraintes de circulation actuelles, cette édition verra jouer une majorité d’artistes vivant en Europe, même si un groupe sud-africain fera le voyage. Dernièrement, plusieurs artistes britanniques ont aussi dû annoncer leur défection en raison de la quatorzaine qui leur aurait été imposée de retour chez eux, mais surtout « parce qu’ils ont dû reprendre un boulot et qu’ils ne peuvent pas se permettre de le perdre », regrette Mathieu Gervais, assistant à la direction artistique. La vie des artistes n’est pas facile en ce moment, mais elle l’est encore moins outre-Manche. Quand une partie au moins des musiciens français a pu profiter d’une prolongation de leur intermittence jusqu’au 31 août 2021, les Britanniques sont à peine soutenus par leur gouvernement, à commencer par le ministre des Finances Rishi Sunak, qui a estimé à la télévision que « chacun doit trouver des moyens de s’adapter et de s’ajuster à la nouvelle réalité ». C’est-à-dire, en gros, trouver un autre métier, et sérieux cette fois. Il a également réaffirmé que le gouvernement n’ajouterait rien de plus à son plan d’aides d’1,5 milliard de livres (1,65 milliard d’euros) pour la culture. Chez les musiciens britanniques, c’est donc la grosse déprime avant un appauvrissement historique mesuré par une enquête menée par le syndicat Musicians’ Union, qui estime qu’un tiers des artistes sondés envisagent d’abandonner complètement la profession.
On travaille pour passer 2021 le moins mal possible.
Jusque-là, la France est à l’abri. Le système culturel national, qui repose notamment sur une forte intervention de l’État pour garantir l’existence d’une large variété de musiques toute l’année, agit aujourd’hui comme un parachute social qui passe par l’intermittence, le réseau de salles subventionnées au niveau local
La toile tient bien pour les lieux et les musiques subventionnées mais, comme dit l’autre, l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. 2020 va se passer tant bien que mal ; 2021 est incertain si les concerts debout ne reprennent pas. Mais 2022 est carrément flippant pour tout le secteur aujourd’hui. Là aussi, les Trans Musicales de Rennes sont un condensé des questions qui se posent. Son budget annuel repose à 40 % sur des subventions (ville de Rennes, métropole, Drac, département et région), puis à 23 % sur la billetterie et 15 % sur les bars et la restauration. Si le soutien public s’effrite même un peu, tout s’effondre. Pour l’instant, la municipalité et la région ont affirmé à l’équipe que leurs aides ne baisseraient pas l’an prochain, mais le département est plus incertain, car il doit assumer une grande part de la surcharge des aides sociales dans cette crise. Dans son bureau sous les combles de la mairie de Rennes aux épais murs de pierre, Benoît Careil, adjoint à la culture (et ancien musicien dans Billy Ze Kick et les Gamins en folie), cherche à imaginer la suite, tandis que de plus en plus de structures culturelles se tournent vers lui pour finir l’année. « On veut essayer d’emmener tout le monde en créant un fonds de solidarité, un pourcentage de 2 % ou 3 % qui sera mis de côté sur le budget de subventions global et qui serait reversé fin 2021 à ceux qui seront en difficulté. » Mais « il n’y aura pas de moyens supplémentaires, avertit Benoît Careil, il y a trop de besoins dans tous les autres secteurs ». Ces sommes viendront de dépenses annulées, comme la fête de la musique qui n’a pas eu lieu cette année.
On a déjà deux prestataires de catering qui ont mis la clé sous la porte cet été, qui faisaient beaucoup de concerts et de festivals et se sont retrouvés sans rien.
Pour les acteurs culturels de Rennes comme d’ailleurs, il va donc falloir réduire les frais en essayant d’organiser des événements tant bien que mal. Mais plus la crise sanitaire va durer, plus l’effondrement peut s’amplifier. Et il ne viendra peut-être pas des festivals et des lieux de concert en premier, mais de leurs prestataires. Les loueurs de matériel sonore, de lumières, de gradins, les traiteurs spécialisés dans le catering