À Villeneuve-d’Ascq (Nord)
Un mètre soixante d’indignation en petite veste cintrée. Stéphanie Landon s’époumone face aux fenêtres du siège de Nocibé : « Sortez de vos bureaux ! Venez vous justifier devant vos salariées ! » Ce 18 mai, une vingtaine d’entre elles se sont rassemblées devant ce bâtiment de tôle grise bordé d’arbres, coincé entre un entrepôt et le siège social de Pimkie, en périphérie de Villeneuve-d’Ascq, dans le Nord. Casquettes CFTC et gilets CGT discutent en petit groupe inquiet. Derrière les stores abaissés de l’entreprise de parfumerie, direction et représentantes du personnel sont engagées dans d’interminables négociations. Et régulièrement, salariées et syndicalistes CGT de l’usine Cargill de Haubourdin et de l’union locale de Tourcoing, appelés en renfort, viennent taper aux fenêtres, se manifester en dépit du petit nombre de personnes présentes. Stéphanie s’en donne à cœur joie. Depuis quatre mois, cette conseillère à la parfumerie de Roubaix ne décolère pas contre l’entreprise à laquelle elle a tant donné et qui veut aujourd’hui la « jeter comme une malpropre ».
Le 28 janvier dernier, l’enseigne de parfumerie Nocibé annonçait la fermeture de 62 de ses 621 boutiques et instituts d’esthétique et la disparition programmée de 347 emplois sur les 4 000 postes de l’enseigne, près de 9 % des effectifs. La nouvelle est passée presque inaperçue, perdue dans le flux des confinements et déconfinements. À l’ère du Covid et de ses répercussions économiques annoncées, un plan social étonne peu et n’émeut pas plus que ça. Mais pour les salariées concernées
« Quand on nous a annoncé la fermeture de notre boutique, ça m’a fait l’effet d’un coup de massue, dit Nathalie, employée d’un des 19 magasins du Nord venue protester ce 18 mai devant le siège. En décembre, on recevait encore un message de la direction qui nous félicitait, assurait que malgré la crise l’entreprise se portait bien. » « La plupart des parfumeries visées sont bénéficiaires, proteste Blandine, sa collègue esthéticienne. Pourquoi fermer des boutiques qui marchent ? » L’ordre, leur a-t-on dit, est venu d’en haut. Depuis son rachat en 2014, l’entreprise lilloise, fondée en 1984 par Daniel Vercamer, est devenue une filiale de Douglas Holding, leader européen revendiqué de la distribution en parfumerie et heureux détenteur de quelque 2 400 magasins en Europe sous des enseignes diverses. En France, le groupe allemand s’appuie sur la marque Nocibé, bien installée, pour grignoter les parts de marché et disputer la première place du secteur à l’enseigne Sephora (groupe LVMH)
De fait, Douglas Holding ne semble pas trop affecté par la pandémie qui ravage santé et économie mondiales depuis le début de l’année 2020. Les bénéfices du groupe chutent certes de 16,7 % sur l’exercice décalé 2019-2020, mais se maintiennent tout de même confortablement à 292 millions d’euros. Et si le chiffre d’affaires global du groupe a modérément chuté, passant de 3,5 milliards à 3,2 milliards d’euros (−6,4 %), il a été soutenu par des ventes en ligne records d’un milliard d’euros sur l’année 2020. Et c’est justement là que tout se joue. Car pour Douglas Holding, la baisse des ventes en boutiques et l’augmentation parallèle des achats en ligne ne sont pas qu’un effet des longs mois de confinement de l’année passée. Ceux-ci n’ont fait qu’« accélérer » une tendance générale, un « changement des habitudes de consommation », souligne le groupe dans un communiqué de presse. L’avenir, affirme-t-il, est au numérique. Il justifie ainsi la fermeture de plus de 20 % de ses boutiques en Europe.

Stéphanie Landon est vendeuse chez Nocibé depuis douze ans, dont trois dans la parfumerie de Roubaix. « Travailler dans l’esthétique, c’était un rêve de gamine, dit-elle. Faire du conseil en parfumerie, ça ne s’improvise pas. Il y a des connaissances en cosmétologie, en biologie, pour qu’on propose au mieux le soin adapté à la cliente. » Le rapport de confiance avec la clientèle, l’analyse de ses envies, de ses besoins, c’est la clé, assure-t-elle. Au-delà de la peur de l’avenir
On nous parle d’assurer la “pérennité de la compétitivité de l’entreprise”, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Et la pérennité de notre survie économique à nous, alors ?
« On nous parle d’assurer la “pérennité de la compétitivité de l’entreprise”, mais qu’est-ce que ça veut dire ?, s’énerve Nathalie. Et la pérennité de notre survie économique à nous, alors ? Imaginez, il faudrait que je retrouve un emploi à 52 ans ? » Comme la plupart des salariées présentes ce 18 mai, à l’exception des déléguées syndicales, Nathalie n’avait presque jamais manifesté auparavant. « Ma première grève, c’était en février dernier, pour un premier rassemblement contre le PSE, ici-même, raconte-t-elle. Il neigeait, on se gelait, mais on était là. J’ai même pris la parole au micro ! » C’est dire le sentiment de trahison.

À quelques mètres, les syndicalistes CGT de l’union locale de Tourcoing et de Cargill ont installé des palettes devant l’entrepôt de l’entreprise. Des pancartes disposées sur la barricade improvisée annoncent le programme : « Nocibé, un plan social de toute beauté » ou encore « Nocibé, la beauté licenciée », variation plan social du slogan de la boîte : « Nocibé, la beauté libérée ». Alors que la sono gueule Antisocial, la bande d’hommes croise les bras devant l’entrepôt, agite des drapeaux et attend les consignes des déléguées syndicales en réunion avec la direction. Quand l’une d’elles sort furieuse du bâtiment (« On nous balade ! »), toute la petite troupe embarque la sono et s’en va joyeusement taper sur les vitres du bâtiment de tôle en dansant sur HK & Les Saltimbanks. « On lâche rien ! On lâche rien ! On lâche rien, on lââche rieeeen ! » À l’intérieur, la direction a suspendu la réunion et les représentantes des salariées se sont mises à danser en agitant leurs casquettes CFTC et leurs gilets CGT. Les négociations seront ainsi interrompues à deux reprises au fil de la matinée.
Tout est mis en place depuis plusieurs années pour inciter la clientèle à acheter en ligne, avec des offres plus alléchantes, par exemple. Ce sont des choix qui sont faits !
Sandra se marre : « La CGT, c’est quelque chose quand même ! » Cette salariée d’un autre magasin du département ne s’était jamais trop engagée jusque-là, en dehors de sa syndicalisation à la CFTC. « La grève, ça ne me ressemble pas. Je préfère la négociation. Et je peux même entendre que, parfois, les conditions économiques font qu’un plan social est nécessaire. Là, ce n’est pas le cas. On nous prend pour des imbéciles. » Le changement de comportement des consommateurs qui se tournent vers le commerce en ligne n’est pas un argument valable, tranche-t-elle : « Tout est mis en place depuis plusieurs années pour inciter la clientèle à acheter en ligne, avec des offres plus alléchantes, par exemple. Ce sont des choix qui sont faits ! »

Un comble, pour une enseigne qui s’enorgueillit d’une qualité de service « unique ». Chez Nocibé, apprend-on sur son site internet, il n’y a pas de vendeuses, uniquement des « conseillères ». « Bienveillantes, passionnées », celles-ci « prennent soin de faire vivre aux clients une expérience d’achat unique en instaurant proximité et convivialité au sein des boutiques Nocibé ». À la lecture, on respirerait presque un parfum d’ylang-ylang, le composé phare de l’enseigne et inspiration de son nom, dérivé de Nosy Be, une île de Madagascar productrice de cette essence. Lancée en 1984 dans un objectif affiché de démocratiser la beauté
Pour nombre de salariées, le pire, c’est l’incertitude. « On nous a d’abord dit que notre magasin fermerait en décembre prochain, puis peut-être au premier semestre 2022. Puis on nous dit qu’il y aura peut-être des reclassements…, lâche Nathalie. La direction ne nous informe de rien, tout ce que l’on sait, c’est par l’intermédiaire de nos déléguées syndicales, et même elles peinent à avoir de vraies informations. » « Je suis perdue, dit Élise, une autre salariée. Tous mes projets sont en suspens depuis janvier. Je me pose la question d’où je serai l’année prochaine, mais je n’arrive pas à me projeter, c’est tellement flou. J’ai deux enfants à charge, que j’élève seule. J’ai peur de ne pas y arriver. » Sandra, quant à elle, énumère ses collègues qui se sont engagées dans des prêts immobiliers, des projets d’avenir, et sont désormais paralysées. Depuis quatre mois, dit-elle, nulle salariée de son magasin ne discute vraiment de la fermeture annoncée : « Nous sommes une équipe très soudée, mais nous n’en parlons pas, peut-être parce que ça nous déprime. Peut-être parce qu’on a honte quelque part d’avoir été naïves, d’avoir cru à nos CDI et d’avoir tout donné à notre magasin pour être au top des ventes. Tout ça pour ça. » Elle est la seule membre de son équipe à être venue manifester devant le siège, ce 18 juin, et n’est pas surprise : « Mes collègues espèrent toutes un reclassement. Elles ont donc peur de se mobiliser et que ça leur retombe dessus. »
Pourtant, la direction n’a jusqu’à présent fait aucune véritable promesse. Sur la bourse à l’emploi interne à l’entreprise, un peu plus de 90 postes seraient vacants, selon les syndicats. On y trouve en vrac quelques CDI, plusieurs CDD, des temps complets et des temps partiels. Mais tous ne sont pas forcément dans la même aire géographique que les magasins destinés à fermer. Dix recrutements au siège ont par ailleurs été évoqués, dont sept temps partiels. Face à 347 suppressions de poste, l’espoir de retrouver un emploi équivalent et proche géographiquement semble bien mince. Mais il existe. « On a beau savoir qu’il y a peu de chances, on ne peut pas s’empêcher d’y croire, soupire Nathalie. On se dit qu’on est un bon élément, que ce n’est pas possible, qu’on va réussir à rester. »
Chez Nocibé, les employés sont donc quasi exclusivement des employées, généralement payées au smic et aux primes à l’objectif. « Notre secteur est historiquement peu syndiqué, peu engagé dans la mobilisation sociale, expliquait aux Jours Caroline Gallien-Teklaoui, déléguée syndicale SUD, quelques jours plus tôt. Et comment en vouloir à mes collègues ? Beaucoup d’entre elles ne connaissent pas leurs droits. Et avec à peine plus de 1 000 euros par mois, parfois moins quand on est à temps partiel, on peut difficilement se permettre de perdre une journée de salaire. » Alors le fatalisme prend bien souvent le pas sur la colère, le sentiment d’impuissance sur la volonté de batailler. Véronique Moreau le reconnaît : « On se dit que, quoi qu’il se passe, ce PSE, ils le feront. Alors nous essayons de négocier le maximum de garanties pour les salariées qui partent et pour celles qui restent, qui devront porter la charge supplémentaire du report de la clientèle des boutiques fermées. » Congés de reclassement, maintien de salaire sur plus d’un an, indemnités supralégales pour « payer le préjudice subi »… De son côté, la CGT promet de maintenir au maximum la pression. « Ce plan social est injustifié, déclare Linda Karrad, élue CGT. On se battra jusqu’au bout contre les licenciements, pour l’embauche de salariées supplémentaires sur les boutiques qui restent. Et s’ils licencient, ils paieront. »
Mais rares sont les salariées qui ont répondu à l’appel à la grève lancé par l’intersyndicale pour le 29 mai