À Tamaya (Mauritanie)
Il est 3 heures du matin et l’air est fiévreux. Deux phares filent sur le sable. Puis un autre pick-up perce la nuit, et un troisième, plus loin derrière. Ce sont bientôt des centaines de 4x4 qui se succèdent dans l’obscurité, soulevant chacun autant de sable qu’il n’en vole. Ça souffle fort en cette nuit de février. Le jour monte bientôt dans le ciel, remplace le tapis d’étoiles harnaché à une lune presque pleine, et apparaissent quelques gouttes de pluie. Certains diront que ça porte chance tant c’est inhabituel. Mohamed Salem se réjouit : il a pris de l’avance.
À 10 heures tapantes, une nouvelle zone d’orpaillage va naître. Les autorités ont donné rendez-vous à qui le veut à Tamaya, une zone d’une quarantaine de kilomètres carrés dans l’ouest de la Mauritanie, où tout un chacun peut légalement venir creuser et chercher son or. C’est le dernier site en date à être ouvert aux chercheurs depuis le début de la ruée vers l’or dans le Sahara, en 2010. D’abord au Soudan, puis au Tchad, en Libye, au Niger, en Algérie, au Mali et désormais en Mauritanie : la fièvre s’est emparée du désert. Des millions de jeunes creusent depuis plus de dix ans la roche avec en tête un rêve de richesse.
On trouve de l’or partout dans le Sahara, et ce depuis l’Égypte ancienne : les premiers récits d’orpaillage dans le monde sont sahariens, à l’époque de Ramsès IV, sur la frontière entre l’actuel Soudan et l’Égypte. Mais la Nubie d’alors a vite été oubliée : le far west américain, les rivières amazoniennes et surtout le mythe de l’Eldorado ont tout balayé. Il aura fallu attendre 2009 et la redécouverte de l’or au Soudan pour que le Sahara redevienne un lieu d’orpaillage. Les sites n’ont cessé de se multiplier depuis, les histoires de pépites aussi. Les « fiévreux » Soudanais sont venus au Tchad quand on y a trouvé les premiers lingots, les Tchadiens au Niger, les Maliens en Mauritanie… Une migration d’est en ouest s’est mise en place dans ce secteur qui brasse des milliards sous la table. Le nouveau far west. La Mauritanie est le dernier pays de la chaîne : ailleurs au Sahara, les sites d’orpaillage sont désormais connus. Ici, ils éclosent comme le chiendent. Ce matin à Tamaya, coordonnées GPS 20.433528, -15.506683, la ruée recommence.
Depuis l’arrière du pick-up, Mohamed Salem voit se dessiner un nuage de poussière à l’horizon en s’approchant de la zone. Il vient de Lahrach, une petite commune rurale du Sud du pays, non loin du Sénégal. Là-bas, on produit du sorgho et du niébé, un genre de haricot, de la pastèque, mais pas d’or. Mohamed Salem était agriculteur jusqu’en en 2016. Quand on a trouvé le précieux métal en Mauritanie, il a troqué les champs pour les puits. Manteau sur les épaules et capuche remontée sur un bonnet gris pour se protéger des vents frais de la nuit, il est paré pour la ruée. Le pick-up fait des embardées dans le sable. Au fur et à mesure que les petits points à l’horizon, qui sont autant de signaux de présence humaine, grossissent, Mohamed Salem déchante. « Tout le monde se fout de l’horaire, ça a l’air d’avoir déjà commencé ! » Lui qui pensait être en avance, il est finalement en retard.
Le coup de feu inaugural de 10 heures n’a pas eu lieu. Des dizaines de milliers de personnes, pioche sur l’épaule, creusent déjà depuis la première prière du Fajr. L’entreprise publique qui encadre l’ouverture, Maaden Mauritanie, dit avoir distribué environ 16 000 badges
Il faut imaginer une grande parcelle de désert à l’allure parfois de terrain vague, parfois d’un paysage de carte postale, vierge de toute présence humaine, décapé par les bourrasques. Le sable qui vole penche les rares et squelettiques arbustes. Des dunettes se dessinent au gré des vents. D’un coup d’un seul, 40 000 personnes (on retiendra cette estimation) déambulent, la tête vers le bas, cherchent, retournent, s’activent. Tout le monde est pressé. Les détecteurs de métaux sont sortis ici, la pelle et la pioche là. L’un creuse avec ses mains. L’autre court. Le décor, lunaire et chaotique, pourrait être une scène de Mad Max. Le vent, lui, soufflera toute la journée et recouvrira petit à petit de sable les malheureux qui s’endormiront, transis de fatigue, ailleurs que sous une tente.
Tout le monde s’est pressé à Tamaya ce mardi 21 février 2023 : des jeunes de 14 ans, des vieux de 60, des estropiés, des femmes chics le sac à main au bras, des cadres d’administration, des géologues de l’université, des hommes qui se tiennent le coccyx d’une main et la pioche de l’autre, d’autres en uniforme militaire… Et puis les chercheurs d’or de toujours, la masse laborieuse, ceux qui descendent au fond des trous de dizaines de mètres de profondeur, qui meurent au fil des chutes et des effondrements dans l’indifférence générale. On les reconnaît au premier coup d’œil à leur façon de s’habiller, leurs chaussures, leur cagoule, leur capuche et leur turban. Ils ont la tête de ceux pour qui cette nouvelle ruée matinale n’en est qu’une parmi tant d’autres. Mohamed Salem en fait partie.
Depuis plusieurs années, j’entends des amis me parler de l’or ; moi aussi, je veux essayer. Et si je trouvais quelque chose ce matin ?
Il est descendu du pick-up au lieu-dit « Graviers », l’un des sites de la zone où des chercheurs d’or ont déjà retourné la terre avant d’être chassés par l’État, laissant derrière eux des petites pierres concassées, des graviers… On trouve aussi à 2,5 km de là le site « Azraïl », en référence à l’ange de la mort du Coran, celui qui sépare l’âme des corps selon la volonté du Prophète. « Il y a eu beaucoup de morts dans des puits ici », explique un trentenaire bien apprêté qui passe par là. Il se présente, Salem Bebah, néophyte dans l’orpaillage mais bénéficiant de nombreux conseils d’amis qui évoluent dans le secteur. En réalité, il est un semi-nouveau dans la grande roulette de l’or : quelques années au compteur, quelques magouilles en tête mais pas plus. « Les puits s’écroulent souvent, avec les orpailleurs au fond », dit-il. Avec des marteaux-piqueurs et de l’explosif, les prospecteurs peuvent atteindre des profondeurs inouïes, jusqu’à 130 voire 150 mètres sous la terre… Le site le plus central de Tamaya s’appelle « Marhoum », qui renvoie à une épitaphe en arabe : « le regretté ». Encore une histoire funèbre ! Mais c’est le passé, disent de concert tous ceux auprès de qui on s’inquiète de la tonalité de ces noms.
Retour à Graviers où Mohamed Val, chemise rose, montre en argent au poignet et smartphone dans une poche de son élégant boubou, creuse. La pioche qu’il tient à la main détonne sur le personnage. « Depuis plusieurs années, j’entends des amis me parler de l’or ; moi aussi, je veux essayer. Et si je trouvais quelque chose ce matin ? », lance-t-il. Il explose de rire, mais derrière son masque jovial se dresse une réalité ouest-africaine peu reluisante : avec son master de droit à l’université de Nouakchott, il se place dans la classe ultraprivilégiée de ceux qui pourraient prétendre à un travail intellectuel, mais le goulot d’étranglement du monde du travail le maintient au chômage. Les postes sont cooptés par les amis d’amis, la famille, dans un monde fermé… Pour les autres qui se sont inscrits à la fac, les gens normaux : rien. Mohamed Val redoute le déclassement. « Je viens d’un milieu plutôt aisé. Comment je peux me maintenir à ce niveau si je n’ai pas de travail ? » Alors c’est l’or.
Quelques mètres plus loin, Salem Bebah fait bonne figure lui aussi, dans son large boubou trois-pièces bleu ciel mauritanien traditionnel. Il était parti trouver un puits, il revient vers nous : « Je cherche le bon endroit où m’installer. » Il marche non loin de Nagi Chourfa, propriétaire de nombreux puits à travers le pays, peu avare de récits d’aventures aurifères, et de Mohamed Salem. Les trois évoluent dans ce grand far west et y cherchent le bon emplacement sans se connaître. C’est le grand objectif de cette journée d’ouverture. « Ceux qui creusent tout de suite profondément n’ont rien compris, explique Mohamed Salem. L’or, ça se fait par étapes. Et aujourd’hui, c’est la première étape : revendiquer ses parcelles et préparer la suite. » Il n’a creusé que sur 15 centimètres de profondeur dans trois timides trous sur une parcelle de dix mètres carrés.
Bienvenue dans son nouveau royaume : il en a tracé ses propres frontières en dessinant du pied de longues lignes dans le sable comme on délimite un terrain de foot à la plage. « On est là seulement pour prendre nos territoires », répète cet homme charpenté et expérimenté, la suite viendra plus tard… Il réajuste sa capuche. À côté de là, un vieil homme marche au hasard. Il tient un bâton de sourcier en ferraille planté dans une bouteille de soda en plastique vide. « Promis, ça fonctionne, assure le vieillard. Ça va se mettre à tourner quand je vais trouver l’or… » Il disparaît vite sous le vent et le sable tandis que le soleil commence à baisser. À ce moment de la journée, les chercheurs d’or se divisent en deux catégories : les plus capés qui observent, scrutent, chouffent ; et les « orpailleurs du dimanche », dixit Mohamed Salem, qui ratissent la zone au détecteur de métaux
« C’est le casino halal », explique Nagi Chourfa. Le casino, comme tous les jeux d’argent, est interdit dans l’islam et l’or, « c’est un peu comme la roulette… sauf que c’est autorisé », continue l’homme, allongé sur son bras droit sous une tente, à quelques mètres de son puits où les onze Maliens qu’il a embauchés creusent. Sa ruée à lui a été rapide : fin connaisseur des bons plans qu’on se refile moyennant finance, il n’a pas zoné sous le soleil. À la place, il boit le thé, harangue les visiteurs, observe minutieusement ceux qui s’approchent. Coiffé et rasé de près, il porte une chemise bien repassée et un large boubou nonchalamment froissé par-dessus. Avenant et sympathique, il est du genre dont personne ne se méfie. Nul ne pourrait dire qu’il est le chef sous cette tente. Pourtant, c’est bien lui qui connaît les magouilles et le secteur comme sa poche.
Il y a mille combines pour dribbler son monde, mais la principale de la journée tourne autour de la cartographie. De la même façon que l’on se revendait sous la table des saloons du Klondike en 1896 des noms de ruisseaux sur la carte, on se vend en 2023 sous le turban des points GPS de fortes teneurs en or dans la roche. Sur son portable, Nagi Chourfa montre une application où sont répertoriés des dizaines de coordonnées. Dans sa galerie photo, les clichés de documents géologiques qu’il a acquis. Car la géographie de Tamaya a longtemps fait saliver les fiévreux : elle fait partie d’un immense terrain où l’un des leaders mondiaux de l’or, l’entreprise canadienne Kinross, a fait de la prospection il y a quelques années. Propriétaires de l’une des principales mines industrielles d’or d’Afrique de l’Ouest, Tasiast, à une vingtaine de kilomètres de là, les Canadiens ont trouvé de l’or à Tamaya mais n’ont jamais transformé le permis de prospection en exploitation. Le bruit a cependant couru, mais les autorités, qui ont longtemps gardé espoir dans la possibilité d’une implantation industrielle, ont interdit aux particuliers d’y creuser. Ceux qui s’y sont risqués ont été embastillés. Quand Nouakchott a finalement décidé d’ouvrir ce terrain aux petites mains artisanales, les données de prospection détenues par les géologues de Kinross sont devenues précieuses.
Et puis il y a les rumeurs qui circulent : que certains dignitaires de l’État auraient aussi des points GPS…
« Certains employés de Kinross ont commencé à revendre des coordonnées GPS, des profondeurs aurifères… La base de données de Tasiast a été distribuée », explique un employé de Maaden, tenu à l’anonymat. « Et puis il y a les rumeurs qui circulent : que certains dignitaires de l’État auraient aussi des points GPS… », dit-il. Officiellement, c’est motus et bouche cousue. Dans la région, les non-dits racontent souvent plus que les prises de parole publiques. Alors on annonce autre chose : « J’ai l’œil pour voir l’or affleurer », avance l’un. « L’or ? Je le sens », prétend un autre. Au royaume de la gentille hypocrisie, personne n’est dupe : les coordonnées GPS sont reines.
Les premiers chanceux du casino halal n’ont pas mangé de ce pain ; ils sont les bienheureux de Tamaya, ceux qui vont faire rêver 40 000 personnes pendant des semaines. Au premier soir, ils étaient deux à avoir trouvé de l’or sur le nouveau site. Ils sont les premiers, les nés coiffés dont on parle jusqu’aux cafés de Nouakchott. On a trouvé de l’or à Tamaya. Les deux hommes, dont l’anonymat renforcera le mythe, ont découvert le métal précieux dans la nuit du mardi au mercredi. Le premier, avec un détecteur de métaux, sur le site de l’ange de la mort, Azraïl : 85 petits grammes qui suffiront à lui assurer la rentabilité de sa venue. Un autre quelques heures plus tard, quand la lune était haute, avec sa pioche : à un mètre de profondeur seulement, il a trouvé de la roche « arrosée d’or », comme on dit ici. Des centaines de personnes se sont attroupées malgré l’heure tardive, le business a repris le dessus. Les propositions ont plu. La plus intéressante ? Un 4x4 Toyota V8 Prado et 6 millions d’ouguiyas (environ 14 500 euros) pour acheter le futur puits, sans aucune certitude qu’il soit intéressant. Le chanceux du soir a tout refusé, sûr de sa bonne étoile.