Par leur implication, de près ou de loin, ils sont accusés d’avoir tué 130 personnes. D’en avoir blessé plus de 350 autres et marqué des dizaines de millions. Pourtant, eux étaient à peine 30. À partir du 8 septembre et jusqu’à fin mai 2022, vingt hommes vont comparaître devant la cour d’assises spéciale de Paris pour leur rôle dans les attentats du 13 novembre 2015. La trajectoire des neuf assaillants morts pendant ou peu après les attaques, comme de leurs vingt complices, est intrinsèquement liée à l’histoire de l’État islamique. À ses heures de gloire, même.
L’EI tel qu’il existe en novembre 2015 prend racine en Irak en 2006. Petit à petit, l’organisation phagocyte des branches locales d’Al-Qaida, grandit, s’impose. Tant et si bien que quand vient la révolution en Syrie, en 2011, ses racines sont bien ancrées. À la tête de l’État islamique en Irak (EII), déjà : Abou Bakr Al-Baghdadi. Le groupe terroriste islamiste annonce s’être lié avec le Front Al-Nosra, formé d’ex-sbires d’Al-Qaida en Syrie, qui combat le régime de Bachar Al-Assad. L’EII devient l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant) en avril 2013. La lutte intestine entre les suiveurs de ce que le monde finit par appeler Daesh et Al-Qaida se poursuit avec la guerre syrienne et le conflit internationalisé contre le terrorisme en toile de fond. Le 29 juin 2014, alors que l’EI a déjà conquis Raqqa (Syrie), Fallujah, Ramadi et Mossoul (Irak) quelques jours plus tôt, son porte-parole proclame : « L’État islamique a décidé d’annoncer la création d’un califat islamiste et de nommer comme calife le cheikh, le jihadiste, l’imam et le descendant de la maison du prophète : Abdullah Ibrahim Al-Baghdadi. » Puis, une vidéo émerge sur internet. Le calife autoproclamé prêche dans la mosquée de Mossoul : « J’ai été chargé de vous guider, bien que je ne sois ni le meilleur ni meilleur que vous, donc si vous me voyez dans le juste, aidez-moi, si vous me voyez dans l’erreur, conseillez-moi et mettez-moi dans le droit chemin. Obéissez-moi tant que vous obéissez à Dieu en vous. »
Alors, beaucoup ont obéi. Ils ont suivi cet homme qui faisait miroiter l’islam roi sur un territoire immense. Dans ces années de gloire du groupe islamiste, des jeunes du monde entier partent faire le jihad. Qu’ils soient aujourd’hui vivants ou morts, sur les 33 mis en cause dans l’organisation des attentats de Paris, 20 se sont rendus en Syrie pour se former, au moins quelques jours, auprès de Daesh.
Début 2013, alors que l’EI entame son ascension, semaines après semaines, des hommes belges embarquent dans des avions pour la Syrie. Enfin, d’abord pour la Turquie. Le procédé est toujours le même, ou presque. Arrivés en Turquie légalement, ils traversent ensuite la frontière syrienne aidé par des passeurs à la solde de Daesh. Dans le futur groupement terroriste de novembre 2015, Chakib Akrouh, qui mitraillera les terrasses parisiennes, est le premier à ouvrir la voie. Le Molenbeekois entre en Syrie en janvier 2013, moins de deux ans après un pèlerinage à La Mecque dont il était revenu plus impliqué dans la religion. À 22 ans alors, Chakib Akrouh quitte Bruxelles sans s’en départir complètement. Dans son bagage, il embarque sa carte Mobib, contenant ses abonnements aux services de transports belges.
Après lui, les départs s’enchaînent, quasiment un par mois parmi les Belges poursuivis pour les attentats de Paris. D’autres tentent le grand départ… et échouent. C’est le cas de Salah Abdeslam. Celui qui a survécu aux attaques parisiennes, le seul peut-être dont le nom est aujourd’hui connu de tous, n’a jamais posé un orteil sur les terres alors revendiquées par Daesh. En janvier 2015, il dit pourtant bien à qui veut l’entendre à Molenbeek, le quartier de Bruxelles où il vit, qu’il veut faire le jihad. Il le crie si fort que quelqu’un le signale à la police. Au lieu de tenter son coup, il se contente alors de voir son grand frère, Brahim, ses amis et voisins partir.
L’autre grand échec de départ, c’est celui d’Ibrahim El Bakraoui. Lui est très connu de la police belge pour braquage. Il se radicalise en prison, où il est censé purger une peine de dix ans pour tentative de meurtre. En 2014, sa peine est aménagée en port de bracelet électronique. Il tente alors par deux fois de rejoindre la Syrie. Par deux fois, la Turquie l’arrête et le renvoie vers Bruxelles, où il se fera exploser le 22 mars 2016 à l’aéroport de Zaventem.
Si les passages en terres conquises par les soldats de l’EI semblent si simples, pour la plupart, c’est parce qu’au fur et à mesure, les hommes connaissent de plus en plus de « frères » qui ont réussi à faire le voyage sans se faire prendre. Quitter la Belgique, oui, mais arriver dans l’inconnu, non. Dans les katibas, ils s’y retrouvent parfois. Et puis, ils y croisent celui qui avait déjà fait ses preuves avant même que l’EI ne soit imaginé par ses pères : Oussama Atar. Lui aussi est de Molenbeek. Et sa présence dans le plan est capitale.
Atar est un jihadiste de la première heure
Vu son pedigree, Daesh l’accueille en roi. Oussama Atar n’a visiblement pas besoin de faire ses preuves. On lui confie la tête du groupe des gardiens d’otages. Sous son commandement, il compte le Français Mehdi Nemmouche qui, le 24 mai 2014, tuera quatre personnes dans un attentat au musée juif de Belgique, et un certain Najim Laachraoui, futur membre du groupe des terroristes de Paris et Bruxelles. Puis, pour Atar, c’est l’ascension, encore. Courant 2014, il devient émir et responsable de la cellule des opérations extérieures. Selon les renseignements recueillis depuis, il charge alors Abdelhamid Abaaoud, ami molenbeekois arrivé en Syrie en mars 2013, et ses cousins restés en Belgique, de créer une équipe pour attaquer l’Europe.
Ce que je peux vous dire, c’est que cela va arriver très bientôt. Là-bas, c’était une véritable usine, et ils cherchent vraiment à frapper en France ou en Europe. Vu la motivation des gens que j’ai rencontrés…
Abdelhamid Abaaoud prend son rôle très au sérieux. Dès fin 2014, alors qu’en Belgique, les futurs terroristes s’organisent, le délinquant belge recrute à tour de bras. Les Français et les Belges venus faire un tour au « Cham » tombent sous le charme de son idée
Sur son chemin, Abdelhamid Abaaoud croise notamment trois Français, qui formeront des mois plus tard le commando du Bataclan. Parmi eux, Samy Amimour, parti de Saint-Denis pour la Syrie en septembre 2013. Quelques mois plus tard, son père, âgé de 67 ans, était allé le chercher, dans l’espoir de le ramener à la raison et en France, en vain. Samy Amimour, comme tous les autres membres du groupe recrutés en Syrie par Abaaoud et Atar, a fini par revenir en Europe. Il n’a pas prévenu sa famille. Comme les autres, il était parti, il s’était entraîné, il avait une mission, il revenait la mettre à exécution.
Pour préparer leur arrivée, les membres restés en Belgique s’activent dès novembre 2014. Ce mois-là, Khalid El Bakraoui rencontre son cousin Oussama Atar, furtivement, en Syrie. À son retour en Belgique, il entre en relation avec un certain Farid Kharkhach. Les enquêteurs soupçonnent aujourd’hui ce Belgo-Marocain d’avoir été l’intermédiaire entre les terroristes et le réseau de fabrication de fausses pièces d’identité, surnommé « Catalogue » par la police. Entendu en janvier 2017 par une juge d’instruction belge, Farid Kharkhach indiquait : « Je savais que Khalid était radical depuis le début. Quand il a passé commande en décembre 2014 de la carte d’identité, je savais qu’il était radical à fond dans la religion. » Il est depuis revenu sur ces déclarations à plusieurs reprises, dénonçant des pressions exercées lors de l’interrogatoire.
Ce qui est certain c’est qu’entre début décembre 2014 et fin septembre 2015, le réseau « Catalogue » fabrique quatorze fausses cartes d’identité portant les photos de plusieurs des terroristes du 13 novembre 2015. Le groupe les utilise tout au long de la préparation des attentats pour louer des appartements qui leur servent de planque à travers la Belgique. Mais ces faux papiers se révèlent aussi bien utiles quand il s’agit de traverser l’Europe sans se faire arrêter. À partir de juin 2015, les hommes destinés à la mission-suicide en Europe quittent, un à un, la Syrie pour la Belgique.
Le premier à revenir, c’est Abdelhamid Abaaoud. Le commanditaire ouvre la voie, accompagné d’Ayoub El Khazzani, futur protagoniste de l’attaque du Thalys Amsterdam-Paris. Ils passent par la Grèce, se faisant passer pour des réfugiés. Et ça fonctionne. Petit à petit, comme tous les autres après eux, ils réussissent à remonter par les Balkans (les seuls dont on ne connaît pas l’itinéraire et la manière exacte d’entrer en Belgique sont les deux Irakiens morts au Stade de France). Le 6 août 2015, Mohammed Bakkali, proche des frères El Bakraoui, va chercher Abdelhamid Abaaoud à Budapest pour l’amener en Belgique.
Après ce premier rapatriement, Bakkali laisse la casquette de chauffeur à Salah Abdeslam. Le 30 août, il fait l’aller-retour en Hongrie dans une BMW louée pour l’occasion. Chakib Akrouh et Bilal Hadfi, futurs kamikazes du 13 Novembre, montent à bord, direction Molenbeek. Le même manège se répète début septembre pour récupérer Mohamed Belkaid et Najim Laachraoui, en Mercedes cette fois. Pour le troisième voyage, Abdeslam opte pour une Audi. Au retour de Budapest, il y transporte alors les trois hommes qui sèmeront l’horreur au Bataclan. Le dernier aller-retour de Salah Abdeslam, le 2 octobre, permet de faire entrer Osama Krayem, Sofien Ayari et Ahmad Alkhald en Belgique.
Le dernier de ces hommes, Ahmad Alkhald, ne reste pas très longtemps, et pour cause. Il n’est pas destiné à mourir à Paris. C’est un expert. Des explosifs, qui plus est. Il enseigne son art aux missionnés de l’EI, leur dit quels produits utiliser pour fabriquer du TATP (puissant explosif souvent utilisé dans les attentats-suicides)
Nous sommes début novembre 2015. L’échéance approche. Le lundi 9, Brahim Abdeslam loue, par téléphone, un pavillon à Bobigny, au nord de Paris, pour six personnes et sept nuits, à compter du lendemain. Mercredi 11, son frère Salah fait le plein d’essence d’une Clio louée quelques jours plus tôt et réserve deux chambres dans l’Appart City Hôtel d’Alfortville, au sud de la capitale. Le lendemain, dix hommes quittent Bruxelles en début d’après-midi. Leurs trois voitures se suivent pour former ce que Mohamed Abrini, le seul à être revenu en Belgique avant les attentats, décrira aux enquêteurs comme « le convoi de la mort ».
On est parti. On commence.
Arrivés en région parisienne, trois groupes se forment alors que Mohamed Abrini fait la route dans l’autre sens, en taxi, pour regagner Bruxelles. À Bobigny s’endorment Abdelhamid Abaaoud, Chakib Akrouh, les frères Abdeslam, Mohammad Al-Mahmod, Ahmad Al Mohammad et Bilal Hadfi. À Alfortville, les futurs tireurs du Bataclan utilisent le téléphone censé servir à la coordination des attaques avec la Belgique pour commander des pizzas avant d’aller se coucher.
Vendredi 13, 14 h 11. Depuis sa chambre d’Alfortville, l’un des hommes télécharge des photos et le plan du Bataclan. 20 h 55 : Salah Abdeslam dépose Bilal Hadfi, Ahmad Al Mohammad et Mohammad Al-Mahmod devant le Stade de France