Le bloc de chagrin et de souffrance que constituent les parties civiles, qui pourraient être finalement près de 2 000, voit lentement se dessiner le tableau clinique de la terrible soirée du 13 Novembre. Les policiers présentent en ces premières audiences les constatations glaçantes sur des scènes de crime dantesques. Les quatorze accusés présents ont pu auparavant exposer rapidement leur position, et douze d’entre eux se sont dits partiellement ou totalement innocents, l’un renonçant à prendre la parole. Seul Salah Abdeslam a revendiqué un acte politique. « On a attaqué la France, visé la population, des civils, mais en réalité on n’a rien de personnel envers ces gens-là. » On a vu quelques victimes pleurer à l’évocation des faits, entendu d’autres murmurer entre leurs dents « salopard » ou « porc » lorsque Salah Abdeslam s’est levé. Rien n’a encore vraiment débuté mais pourtant, quelques-uns des 300 avocats de parties civiles, poussés par le lourd ressentiment éprouvé depuis six ans par leurs clients, ont déjà esquissé une offensive. Ils voudraient une sorte de procès dans le procès destiné à envoyer symboliquement dans le box deux nouveaux accusés : les États français et belge, soupçonnés, à travers les supposés échecs de leurs services de sécurité, d’avoir échoué à prévenir les attaques.
On a le sentiment qu’on n’a pas véritablement recherché Abaaoud, non ?
Ce procès en « failles », recherche dans l’absolu chimérique d’une situation où le renseignement et la police déjoueraient mécaniquement tout projet criminel, est progressivement devenu une constante du sujet terroriste, et pas seulement en France. Incontournable donnée du débat judiciaire autant que politique désormais, lieu commun journalistique international, elle pousse les États démocratiques accusés ainsi de faiblesse, voire de naïveté, à adopter toujours davantage de lois dérogatoires au droit commun, dans une fuite en avant qui doit beaucoup au fameux « Patriot Act » voté aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001. En France, une cascade de lois a progressivement durci une législation d’exception fondée en 1986. Implicitement chargé d’une mission impossible, le renseignement a aussi été fortement renforcé en effectifs et pourvu de larges pouvoirs nouveaux, d’abord avec une loi de 2015, renforcée par une autre de juillet 2021 autorisant notamment le recours à des programmes informatiques balayant l’intégralité de l’internet à la recherche de futurs terroristes potentiels.

C’est dans ce climat très biaisé que la juge antiterroriste belge Isabelle Panou, venue le 14 septembre exposer durant cinq heures le titanesque travail d’enquête commun avec les enquêteurs français, a encaissé les premières salves des parties civiles.