«Monsieur Philippe Bas, je mesure très bien mes propos, ce petit marquis m’impose aujourd’hui de venir devant lui, sinon il m’envoie la police ou la gendarmerie. […] Je vais venir. Et je dirai ce que j’ai à lui dire. » En ce 12 septembre 2018, Alexandre Benalla l’a particulièrement mauvaise. Il est contraint et forcé
Sept jours plus tard, le 19 septembre 2018, Alexandre Benalla se confond en excuses au début de son audition. « On n’attaque pas les hommes », dit-il, après avoir assuré les sénateurs et l’institution de son « respect ». Plus question, non plus, de snober sa convocation. L’affaire Benalla est devenue le feuilleton politique de l’été 2018 (lire notre série L’homme du Président), en partie grâce à la commission d’enquête sénatoriale, qui poursuit ses travaux avec opiniâtreté, alors que celle de l’Assemblée nationale a implosé en plein vol, après seulement quelques jours d’existence, sur fond de désaccords politiques. Les semaines précédentes, les retransmissions en direct sur la chaîne Public Sénat ont battu des records d’audience.
Le chargé de mission à l’Élysée, adjoint du chef de cabinet d’Emmanuel Macron, François-Xavier Lauch, a abordé la crise avec assurance. Sa trajectoire est hors norme. Passé par le service d’ordre du Parti socialiste, ancien collaborateur de Martine Aubry et d’Arnaud Montebourg, il a réussi, à seulement 27 ans à l’époque des faits, à se hisser dans la garde rapprochée du plus haut personnage de l’État. Sa mission : assurer la coordination des différents services de sécurité lors des déplacements d’Emmanuel Macron. Mais au fil des semaines, les révélations de presse ont mis au jour un personnage aussi discret qu’omniprésent, auquel l’Élysée accorde une large confiance. C’était un « facilitateur » ou encore un « couteau suisse », ayant volontiers recours au « système D », confie aux Jours un conseiller de l’Élysée et compagnon de route d’Emmanuel Macron depuis sa campagne. « Les gens l’aimaient bien car il avait construit un réseau qui lui permettait de démêler les choses, résoudre des problèmes d’organisation. »
L’affaire aurait pu ne rester qu’une péripétie, surtout au regard de ce qui allait suivre, des gilets jaunes au Covid-19. Mais sa mauvaise gestion a révélé de réels dysfonctionnements.
Trois ans plus tard, Alexandre Benalla s’apprête à comparaître, à partir du lundi 13 septembre, devant le tribunal correctionnel de Paris pour différents motifs : « violence en réunion », « usage public sans droit d’un insigne », « immixtion sans titre dans l’exercice d’une fonction publique », « violation du secret professionnel » et « divulgation d’images de vidéoprotection ». Vincent Crase, son formateur au sein de la gendarmerie et comparse pendant les faits du 1er mai, comparaît également, ainsi que deux policiers, Maxence Creusat et Laurent Simonin, soupçonnés d’avoir transmis des images de vidéosurveillance de la préfecture de police de Paris à Alexandre Benalla.
Le timing du dénouement judiciaire du feuilleton tombe mal pour Emmanuel Macron, probable futur candidat à la prochaine présidentielle en avril 2022. Au moment où femmes et hommes politiques de tous bords se lancent les uns après les autres dans la course, le retour de l’affaire Benalla sur le devant de la scène devrait rappeler les errements d’un pouvoir qui n’a alors jamais su trouver le ton juste, ni les réponses appropriées. La première crise du quinquennat d’Emmanuel Macron a révélé sa fébrilité et son fonctionnement en vase clos (lire l’épisode 9 de L’homme du Président). « L’affaire aurait pu ne rester qu’une péripétie, surtout au regard de ce qui allait suivre, des gilets jaunes à la pandémie de Covid-19, en passant par la contestation autour de la réforme des retraites. Mais sa mauvaise gestion a révélé de réels dysfonctionnements », poursuit le conseiller de l’Élysée.
Le pouvoir a balbutié pendant de longues journées. C’est d’abord le porte-parole de l’Élysée, Bruno Roger-Petit, qui est envoyé au front, au lendemain des révélations du Monde. Le 19 juillet, lors d’une allocution lue devant les journalistes, sans aucune question, il assure qu’Alexandre Benalla a écopé d’une sanction disciplinaire
« Cette sanction est la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission travaillant à l’Élysée », affirme encore Bruno Roger-Petit. Sauf que la plupart des chargés de mission n’apparaissent pas dans l’organigramme et sont congédiés dans la plus grande discrétion. L’intervention du porte-parole est en complet décalage avec les proportions prises par l’affaire. Attendue ce jour-là, l’annonce d’une procédure de licenciement contre Alexandre Benalla n’interviendra que le lendemain. Pire, la presse révèle que le 8 juillet, les clés d’un logement de fonction lui ont même été remises. Il s’apprêtait à emménager dans un appartement de 80 m2 au sein du palais de l’Alma, une dépendance de l’Élysée située quai Branly, dans le VIIe arrondissement parisien. Et le cabinet du chef de l’État lui a obtenu un permis de port d’armes, alors qu’Alexandre Benalla n’exerçait aucune mission de police.
Autre (gros) retard à l’allumage, celui d’Emmanuel Macron lui-même. Le Président attend près d’une semaine pour réagir. Devant les députés de la majorité réunis à la Maison de l’Amérique latine, le 24 juillet, il se déclare « trahi et déçu ». Avant de poursuivre : « Le seul responsable de cette affaire, c’est moi et moi seul […]. S’ils veulent un responsable, il est devant vous. Qu’ils viennent le chercher. Ce responsable, il répond au peuple français. » Défiant les journalistes, il brocarde : « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité. » Le chef de l’État n’apporte aucun élément d’information nouveau sur le dossier. Ni sur le rôle d’Alexandre Benalla à l’Élysée, ni sur les violences commises place de la Contrescarpe le 1er mai
Au-delà de la communication, la gestion par les très proches d’Emmanuel Macron a renforcé la crise. En particulier celle de son conseiller spécial et tête pensante de sa campagne, Ismaël Emelien. En guise de riposte, celui-ci a fait fuiter une vidéo censée disculper Alexandre Benalla, au lendemain des révélations, via des comptes Twitter anonymes pro-Macron. On y voit l’homme passé à tabac par le chargé de mission lancer des bouteilles en direction des forces de l’ordre. La contre-offensive ressemble à une stratégie de pieds nickelés : les images appartiennent à la préfecture de police et ne sont pas censées être diffusées. Devant les enquêteurs, Ismaël Emelien a reconnu les avoir réceptionnées, mais a assuré qu’il ignorait leur caractère illégal. Quelques mois plus tard, en février 2019, le stratège d’Emmanuel Macron, artisan-clé de la conquête du pouvoir, quitte l’Élysée.
Devant la commission d’enquête du Sénat, les réponses approximatives et la langue de bois des conseillers d’Emmanuel Macron ont donné l’image d’un pouvoir désorganisé et chancelant. Les sénateurs se sont précisément concentrés sur les dysfonctionnements au plus haut sommet de l’État. Lors de la remise de leur rapport (lire l’épisode 25 de L’homme du Président), la sénatrice LR Muriel Jourda, vice-présidente de la commission, en dresse la liste : « Il s’agit d’abord des pouvoirs excessifs qui ont été laissés à un collaborateur inexpérimenté. […] Nous avons découvert la nomination atypique comme lieutenant-colonel de réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale qui a été celle de monsieur Benalla. […] Nous avons également mis à jour cette confiance maintenue et cette collaboration poursuivie après les graves dérapages commis par ce collaborateur, le 1er mai 2018 ; également une remontée d’informations défaillantes au sein de l’institution policière et de l’exécutif sur les faits du 1er mai, une dissimulation des faits à la justice […], une première sanction discrète (après les évènements du 1er mai). »
Campés dans leur rôle de contrôle de l’exécutif, les sénateurs n’ont eu de cesse de chercher à comprendre la fiche de poste exacte d’Alexandre Benalla. Lequel aurait même été chargé, comme il l’a dit en garde à vue aux policiers, de la réorganisation des services de sécurité de l’Élysée, mission pourtant dévolue au GSPR (Groupe de sécurité de la présidence de la République) et au commandement militaire de l’Élysée. En vain. À l’issue de ses travaux, le Sénat transmettra les déclarations de Patrick Strzoda, directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, pour « suspicion de faux témoignage »