C’est une histoire qui commence timidement mais, très vite, les levées de fonds battent des records. En 2015, quand Deliveroo s’arme de 70 millions de dollars, le journal Les Échos parle de « ruée vers l’or ». On précise que « rarement un secteur avait vu un afflux aussi massif de capitaux en si peu de temps ». Vous y êtes ? C’était le monde d’avant. À l’époque, Uber règne sur le secteur des VTC et se vante d’être le premier employeur des banlieues. À côté du géant, les start-up qui investissent la livraison à vélo paraissent presque innocentes. Le concept est totalement nouveau. Il paraît écologique. Il offre un job étudiant à des centaines de jeunes volontaires. Ils sont parisiens, sportifs et souriants. Ils sont indépendants.
La plateforme Deliveroo officie au Royaume-Uni depuis 2013. En 2015, elle commence tout juste à déployer ses livreurs dans les rues de Paris. Et dans les quelque 250 restaurants partenaires de la capitale, le défilé des sacs à dos réfrigérés s’ouvre discrètement. Il y a l’uniforme bleu turquoise de Deliveroo, qui ressemble à s’y méprendre aux couleurs de son concurrent de l’époque, le Belge Take Eat Easy. Il y a aussi les maillots roses de l’Allemand Foodora. Les trois plateformes de livraison de repas partagent un point commun : les livreurs ne sont pas salariés mais autoentrepreneurs, un régime indépendant créé pendant la crise de 2008. Mais les années passent et Deliveroo creuse l’écart. En 2016, Take Eat Easy fait faillite. En 2018, c’est Foodora qui abandonne la course. La faute à une « concurrence féroce » qui, très vite, laisse clairement apercevoir les deux gagnants du marché français : Uber Eats et Deliveroo. Quatre ans et quelques confinements plus tard, le podium n’a pas changé. Et le nombre de livreurs a explosé : 50 000 livreurs pour Uber Eats, 22 000 pour Deliveroo.
Quelle est la recette secrète du succès Deliveroo ? Très rapidement, l’inspection du travail se penche sur la question à l’aune du droit. En septembre 2016, une enquête est ouverte. À l’époque, la plateforme recense 2 286 livreurs
Voilà ce qui occupera le tribunal correctionnel de Paris à partir de ce mardi 8 mars. L’enjeu est colossal. « C’est le premier procès pénal de l’ubérisation. Si Deliveroo est condamné, cela enverra une alerte à toutes les autres plateformes », estime Kevin Mention, qui défend plusieurs livreurs parties civiles. Spécialisé en droit du travail, cet avocat parisien est devenu au fil des années le grand expert de la question. Il comptabilise plusieurs centaines de dossiers dans son cabinet du XVIe arrondissement de Paris. Deliveroo, Uber Eats, Foodora et les autres plateformes ont déjà été convoquées devant la justice en France, souvent face à Kevin Mention. Mais pour le moment, il ne s’agissait que d’audiences aux prud’hommes. « Au civil, on juge le préjudice pour chaque livreur, un par un. Au pénal, on juge le préjudice pour la collectivité. En travaillant avec des coursiers indépendants, Deliveroo ne cotise ni pour l’Assurance maladie, ni pour le chômage, ni pour toutes les autres charges collectées par l’Urssaf. Avec ce procès pénal, les sanctions financières peuvent donc être beaucoup plus lourdes », précise Kevin Mention. Dans les procès civils, les plateformes sont parfois condamnées à verser des indemnités aux livreurs pour ne pas les avoir déclarés comme salariés. Depuis le 4 mars 2020, un arrêt de la Cour de cassation donne même raison à un chauffeur VTC qui poursuivait Uber. La plus haute juridiction française estime que le statut de travailleur indépendant est « fictif ». L’arrêt est historique. Mais il ne met pas fin aux aléas des décisions judiciaires. Le 7 avril 2021, par exemple, Deliveroo gagne un procès contre un livreur devant la cour d’appel de Paris. La jurisprudence reste bancale.
Dans l’univers des plateformes, les victoires et les défaites sont individuelles. Pourtant, ces luttes ont mis en lumière l’émergence d’une nouvelle classe de travailleurs précaires. Qui sont-ils ? Entre les livreurs de terrain et les représentants de collectifs, Les Jours se frayent un chemin pour raconter cette révolution du travail.
Procès après procès, le cabinet de Kevin Mention accumule des centaines de documents qui selon lui, prouvent l’existence du fameux lien de subordination. « On peut dire que Deliveroo fait partie des plateformes qui, au début, laissaient le plus de traces. Il y a énormément de messages échangés entre les livreurs et la plateforme », explique l’avocat. Un fonctionnement bien particulier risque aussi d’être au cœur des débats : le « planning ». Jusqu’en 2020, les meilleures heures de connexion étaient réservées aux livreurs les plus expérimentés. À l’inverse, les livreurs qui ne se connectaient pas certains soirs, notamment le week-end, étaient sanctionnés. La frontière avec le salariat est mince et Deliveroo le sait. Dans la note transmise au parquet et consultée par Les Jours, l’inspection du travail estime que « la société Deliveroo était parfaitement consciente des dispositions légales en matière de salariat et du risque de requalification des “faux indépendants” en salariés ». Alors, la plateforme établit dès 2017 un document interne destiné à ses collaborateurs, ceux qui échangent chaque jour avec les livreurs. Dans ce document, Deliveroo préconise de « communiquer au maximum par oral » car « toute communication écrite » est considérée comme « situation à risque ». Il est interdit d’utiliser certains termes comme « travail », « rémunération », « ancienneté » ou « recrutement ». Il faut leur préférer « activité », « chiffre d’affaires » ou « revenu ».
« Le vocabulaire a complètement changé à partir du moment où on a pu mettre la main sur les messages, s’amuse Kevin Mention. Maintenant, je conseille même aux livreurs de mettre en difficulté leurs interlocuteurs, pour voir comment ils réagissent ! » Voilà donc l’exercice auquel s’adonne Moussa en 2020, dans un échange avec la plateforme consulté par Les Jours. Il se trouve devant le domicile du client à livrer, mais celui-ci ne répond pas au téléphone :
« Moussa : La personne ne répond pas au téléphone, j’ai laissé un message.
Chat Deliveroo : S’il vous plaît, je vais avoir besoin de quelques instants pour tenter de joindre le client par d’autres moyens.
Moussa : Pourrais-je avoir un décompte plus précis du temps ? Et combien serai-je payé en fonction du temps d’attente ? Car pour 3,88 euros, ma mission est finie.
Chat Deliveroo : Le client est injoignable, svp il faut patienter [six minutes], s’il ne se manifeste pas d’ici là, je vous invite à passer la commande en livrée.
Moussa : D’accord, j’obéis.
Chat Deliveroo : C’est pas un ordre, c’est juste pour confirmer que le client n’est pas joignable, c’est tout.
Moussa : Si, c’est un ordre. (…) C’est le sens grammatical du “il faut”. Ou Deliveroo dirige aussi la langue française ?
Chat Deliveroo : Mais il y a aussi “svp” sur la phrase.
Moussa : La politesse ne change pas la notion d’ordre.
Chat Deliveroo : Alors c’est de ma faute, je vais changer le verbe. Car on n’a pas le droit de vous donner des ordres, je vous demande juste de patienter. »
Si là, j’accepte une commande sans bouger et que j’attends quinze minutes, ils vont m’appeler. Le vrai patron, c’est mon téléphone.
La procédure diligentée par le parquet de Paris ne porte que sur 2016 et 2017, une époque où Deliveroo comptait un peu moins de 3 000 livreurs. Elle s’appuie sur deux enquêtes : celle de l’inspection du travail, et celle confiée ensuite à l’OCLTI (Office central de lutte contre le travail illégal). En 2019, les enquêteurs de l’OCLTI prennent contact avec une dizaine de livreurs expérimentés pour les auditionner sur leurs conditions d’exercice. Cet échantillon provient d’une liste directement fournie par Deliveroo. Malgré ce biais, certains livreurs n’hésitent pas à critiquer la plateforme dans leurs auditions. À l’inverse, trois d’entre eux refusent de parler aux enquêteurs et expliquent « craindre une déconnexion ».
Les autres décrivent un quotidien miné par un encadrement très strict. « On n’a pas le droit de se mettre en ligne sur deux plateformes différentes. Deliveroo nous a dit que c’était pas autorisé, mais on connaît pas la raison », assure Thomas. En théorie, les coursiers ont le droit d’alterner entre les applications. Mais comme nous l’avons constaté sur le terrain, beaucoup l’ignorent. Pourquoi cette confusion ? Les débats au procès permettront peut-être d’y répondre. Thomas explique que contrairement à un autoentrepreneur classique, ce n’est pas lui, mais Deliveroo qui édite ses factures. « Je ne sais pas pourquoi (…). Mais je me dis que c’est eux qui nous gèrent, comme si c’était nos patrons. » Pourtant, les coursiers sont censés être indépendants. Lenny se plaint d’être « traqué » : « Si là, j’accepte une commande sans bouger et que j’attends quinze minutes, ils vont m’appeler. Le vrai patron, c’est mon téléphone. » Alors pourquoi ne pas travailler pour plusieurs plateformes, au gré des commandes ? « Non, des gens se sont fait virer pour ça », avance-t-il. Lenny n’a jamais été « viré ». Mais il explique avoir déjà été sanctionné pour avoir livré un repas en moto et non à vélo. C’est un restaurateur qui l’a dénoncé à Deliveroo. Les chiffres d’affaires ne sont pas ridicules. Lenny assure gagner 27 000 euros par an, mais il juge son revenu annuel, une fois les charges déduites, très faible. Et pour arriver à cette somme, il faut faire une croix sur le temps de travail réglementaire : un livreur explique avoir le droit de travailler jusqu’à 55 heures par semaine. Et si ça ne suffit pas, il peut, sur demande, « prendre des heures supplémentaires ».
Le profil des premiers livreurs n’est plus du tout le même aujourd’hui. On a vraiment abouti à un système d’exploitation. Les tarifs n’ont fait que baisser.
« Pour le moment, on a réuni une vingtaine d’anciens livreurs pour les représenter en tant que parties civiles », explique Kevin Mention. Le chiffre est dérisoire, comparé aux 2 286 livreurs recensés au moment de l’enquête de l’inspection du travail. « C’est très difficile de les retrouver, la majorité d’entre eux sont passés à autre chose. Le profil des premiers livreurs n’est plus du tout le même aujourd’hui. On a vraiment abouti à un système d’exploitation. Les tarifs n’ont fait que baisser », analyse-t-il depuis la salle de réunion de son cabinet. L’interphone retentit alors. C’est le livreur d’un sous-traitant d’Amazon qui vient lui porter un colis. Commentaire de circonstance de l’avocat : « Bon, a priori, chez Amazon ils ont des contrats de travail ! » Les deux hommes échangent quelques minutes. Le livreur repartira avec une carte de Kevin Mention.
Pour Maxime Cessieux, autre avocat des parties civiles pour la CGT et quelques livreurs, « le procès pénal de Deliveroo n’a pas pour objectif de rassembler du monde. Ce qui me paraît important, c’est d’obtenir des victoires. Avec cette audience, la justice va examiner le problème sous un angle collectif, beaucoup plus vaste que lors des différentes audiences aux prud’hommes ». Et d’autres suivront. Take Eat Easy, la plateforme belge qui a disparu du jour au lendemain à l’été 2016, est aussi visée par une enquête pénale. Tout comme la plateforme Frichti, épinglée dans une enquête de Libération qui révélait le recours à des travailleurs sans papiers. Contacté par Les Jours, le parquet de Paris précise qu’une enquête préliminaire est en cours pour « travail dissimulé » chez Frichti.
En Europe, d’autres pays se sont montrés plus rapides. Depuis le 12 août 2021, en Espagne, toutes les plateformes sont désormais obligées de salarier leurs livreurs. En novembre, Deliveroo a donc quitté le pays. En décembre, le commissaire européen à l’emploi, Nicolas Schmit, a proposé une directive sur cette question. Le projet ? Imposer une « présomption de salariat » à tous les livreurs. En France, Deliveroo collabore aujourd’hui avec 22 000 livreurs et 26 000 restaurants dans 400 villes françaises. Dans le « Palmarès des plateformes 2021 » rédigé par le député LREM Mounir Mahjoubi évaluant leur « impact » social, la plateforme britannique arrive à la dernière place de la catégorie « livraison de repas », avec une note de 9,1/20. Uber Eats fait à peine mieux (10,6/20). L’auteur conclut : « Les grands noms de la livraison de repas affichent tous deux de piètres performances. Ils se démarquent toutefois avec des conditions de travail satisfaisantes. Sur tous les autres segments (algorithme, rémunération et formation), leurs notes sont décevantes. » La plateforme Just Eat, la seule à salarier ses livreurs, sauve un peu l’honneur avec une note globale de 13,9/20.
En gardant ses livreurs sous le régime de la microentreprise, Deliveroo s’évite une note salée en charges sociales. Dans le cadre de l’enquête qui conduit la plateforme au tribunal correctionnel, 3 millions d’euros ont déjà été confisqués par la justice à titre conservatoire. Contacté, le porte-parole de Deliveroo a assuré que la plateforme a toujours « voulu agir dans le respect scrupuleux du droit ». Du 8 au 16 mars, trois anciens dirigeants devront en convaincre les magistrats du tribunal correctionnel de Paris. Qu’ils y parviennent ou non, le jugement fera date.