Avec sa grande table ronde, la salle pourrait accueillir les discussions passionnées de dizaines de livreurs mais comme chaque semaine, elle est vide. Nous sommes à la Maison des habitants du centre-ville de Grenoble. Le mardi après-midi, la municipalité réserve une pièce pour les livreurs des plateformes. Ici, on l’appelle la « salle de repos ». Gabriel Zoltan, livreur Uber Eats et Deliveroo, a bien essayé de motiver ses collègues à venir. Sur le groupe WhatsApp qu’il a créé, il a envoyé plusieurs notes vocales accompagnées d’un petit clip tourné avec ses nouveaux camarades de la CGT, à laquelle il vient d’adhérer. Dans le fil, un livreur a répondu : « Félicitations les gars, une vidéo bien réalisée ! » Gabriel est déterminé à poursuivre la lutte, mais comment faire lorsqu’on est seul ? « Quand je fais des notes vocales pour présenter la CGT, les livreurs me disent bravo, mais quand j’essaye d’organiser des rencontres, personne ne vient. Comment tu veux créer un groupe dans ces conditions ? Est-ce que c’est parce qu’ils aiment pas la CGT ? Mais si c’est ça, il faut qu’ils me le disent, j’aimerais savoir ! »
Faire émerger la lutte des classes dans un secteur composé de livreurs indépendants et précaires, la tâche est rude. La CGT et les autres organisations traditionnelles commencent tout juste à s’intéresser aux travailleurs des plateformes, persuadées que leurs conditions de travail les rangent sans conteste dans le camp du prolétariat. Mardi, Just Eat, seule plateforme de livraison à pratiquer le salariat, a annoncé envisager un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) pour 269 de ses livreurs en CDI sur les 800 à 900 qu’elle emploie. Et de ne garder le modèle du salariat que sur sept villes contre 27 aujourd’hui. Pour les autres, Just Eat dit projeter « de basculer d’un modèle employé vers un mode de livraison alternatif ». C’est-à-dire l’autoentreprenariat, à l’instar de Deliveroo et Uber Eats. Pour Ludovic Rioux, livreur salarié chez Just Eat et élu CGT lors du tout premier scrutin professionnel organisé chez cette plateforme en février, cette annonce est « totalement déloyale » : « Ça prouve qu’ils ne réfléchissent pas à la politique économique globale de l’entreprise. En licenciant autant de livreurs, ça montre qu’ils nous prennent pour de la marchandise. Ils ont voulu faire gros au début, en recrutant partout. C’est comme la grenouille qui veut devenir plus grosse que le bœuf et qui explose. Sauf que là, ce sont les livreurs qui explosent. »

Just Eat suivra-t-elle l’exemple des livreurs Deliveroo et Uber Eats de Grenoble qui, cet hiver, ont réussi à organiser une grève spontanée (lire l’épisode 3, « Les livreurs pédalent dans la débrouille ») ? Le blocage a suffisamment inquiété pour qu’Uber Eats