Un sentier se détache. À peine plus d’un kilomètre sur une langue de terre que certains appelaient alors « le chemin des amoureux ». Entre champs et bois, on imagine le soleil passer à travers le feuillage en plein été. Les céréales finissent leur maturation sur les parcelles qui bordent la forêt. Un décor presque bucolique. Mais à l’abri du passage routier, le long de la route départementale 1029, à hauteur de Cachy, dans la Somme, on a retrouvé un corps, à moitié dénudé et grignoté par les insectes. Le 3 juillet 1986, en pleine canicule, Isabelle Mesnage gît sur le chemin.
Dans un mois, trente-cinq années auront passé depuis la mort de l’informaticienne de 20 ans, originaire du Pas-de-Calais. De sa disparition violente ne restent que les souvenirs de ses proches et l’imminence d’un procès. À partir du 8 juin, la cour d’assises de la Somme se penche sur ce meurtre longtemps oublié dans un placard du parquet d’Amiens.
Trois décennies de vide, d’incertitudes, de fausses pistes. L’affaire non élucidée intrigue, attise les passions, les supputations. En juin, Jacques Rançon prendra place dans le box des accusés pour, peut-être, effacer les doutes. Le natif de la Somme n’en est pas à son premier procès. Il y a 27 ans, dans la même ville d’Amiens, il était condamné par ces mêmes assises pour viol. Mais ce n’est pas une vieille histoire qui a précipité la nouvelle comparution de l’homme de 61 ans, dont le parcours ne manque pas de vieilles histoires. Avant d’être accusé du meurtre d’Isabelle Mesnage, il a été jugé et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour les homicides de deux jeunes femmes, commis à Perpignan en 1997 et 1998. Les mutilations infligées à leurs corps ont été scrutées par des experts et discutées au procès, en mars 2018. Jacques Rançon avait découpé les seins et le triangle pubien de Mokhtaria Chaïb, étudiante de 19 ans, après l’avoir tuée de douze coups de couteau. Six mois plus tard, il étranglait Marie-Hélène Gonzalez, 22 ans, avant de lui ôter la tête et les mains.
En 2018, le détail de ces amputations interpelle Corinne Herrmann. Dans le bureau parisien qu’elle partage avec Didier Seban, l’avocate s’intéresse de près au procès de ces « disparues de Perpignan ». Avec son binôme, ils se sont faits spécialistes des affaires criminelles non élucidées
Et si c’était lui, la clé de l’énigme que plus personne ne cherche à résoudre ? En France, le délai de prescription pour les crimes commis sur des majeurs est de 20 ans
Il aura donc fallu 33 ans avant qu’un suspect soit sérieusement considéré dans le meurtre d’Isabelle Mesnage. En 1986, bien sûr, les enquêteurs s’étaient penchés sur son entourage, ses relations, sur ceux qui avaient découvert le corps. Sans résultat. « Au bout de six ou huit mois d’enquête infructueuse sur la proximité de la victime, on ne va pas chercher s’il y a eu un tueur de passage, s’il y a un tueur dans le coin, s’il y a quelqu’un qui a été jugé pour un certain nombre d’agressions sexuelles ou de crimes dans le coin, regrette Didier Seban. Or, si on n’a pas résolu l’affaire dans la proximité, c’est peut-être parce que c’est un tueur de passage… » L’avocat estime que « l’affaire Mesnage est la démonstration de la nécessité d’enquêter autrement sur les criminels en série ». Mais quand les crimes et délits se multiplient, que les affaires s’empilent sur les bureaux des procureurs et des juges d’instruction et que les années passent, irrémédiablement, les dossiers comme celui-ci sont archivés. La probabilité de les voir ressortir s’amoindrit. « Forcément, quand les affaires sont anciennes, elles deviennent complexes parce que les indices disparaissent, les témoignages disparaissent, les enquêteurs sont pris par des urgences ou des affaires récentes », constate Jacques Dallest, procureur général de la cour d’appel de Grenoble et président du « groupe de travail cold cases », mis sur pied par le ministère de la Justice en 2019. Et ne rouvre pas un cold case qui veut.
Les affaires terminées mais pas prescrites, les disparitions inquiétantes, les affaires qu’on pourrait encore travailler mais qui ont été clôturées… Ces dossiers, il faudrait les exhumer.
De toute façon, il faut déjà le vouloir. Et pour le vouloir, il faut avoir conscience des centaines de dossiers laissés pour compte. Des centaines ou peut-être même des milliers. Personne ne le sait : il n’existe aucune liste exhaustive des affaires non élucidées en France. « En matière de meurtres, on a fait un recensement sur la police judiciaire de province, hors Paris, indique Philippe Guichard, commissaire de police, sous-directeur adjoint chargé de la lutte contre la criminalité organisée et membre du groupe de travail cold cases. Actuellement, il y a 150 dossiers d’homicides qu’on peut qualifier de “cold cases”. Ça ne prend donc pas en compte Paris intra-muros, ni les affaires de la gendarmerie, et ça concerne les affaires encore en portefeuille
Jacques Dallest détaille : « L’idée d’affaires non élucidées englobe toutes les affaires en cours, qu’on peut compter, mais il faudrait y ajouter les affaires terminées mais pas prescrites, les disparitions inquiétantes et les affaires qu’on pourrait encore travailler mais qui ont été clôturées parce que le dossier est arrivé à une impasse. Ces dossiers, il faudrait les exhumer, mais ce n’est pas facile de les retrouver. » D’où la nécessité de créer des pôles spécialisés dans les parquets, dédiés au suivi des affaires complexes et au fait du nombre de dossiers concernés dans la juridiction et de leur teneur. Ainsi serait entretenue la « mémoire criminelle des parquets ». C’est l’une des préconisations clés du rapport du groupe de travail cold cases, rendu en février 2021. Pour cela, un changement législatif s’impose, qui, lui aussi, se fait attendre. Car l’idée n’est pas nouvelle. En 2007 déjà, un groupe de travail sur le traitement des crimes en série
Parmi les autres propositions du groupe de travail, on trouve le besoin criant d’un droit à l’enquête sur les parcours criminels des auteurs d’infractions lourdes. Aujourd’hui, les juges d’instruction sont saisis sur les faits et non sur les individus. Si rien ne relie un homme à un crime
Pour les meurtres commis à Perpignan, Jacques Rançon a bénéficié pendant dix-sept ans de cette faille, de l’accumulation des dossiers et du manque de communication entre parquets sur les affaires criminelles. D’autant que, pendant longtemps, la génétique devenue reine ne pouvait rien pour la résolution des enquêtes comme celle des disparues de Perpignan. Car la science du crime a beau avoir fait de grands bonds, ses progrès ne sont pas rétroactifs. « Lors des autopsies dans les années 1980, il n’y avait pas de recherches ADN, rappelle Jacques Dallest. On peut retrouver les traces de quelqu’un en 2021 sur une scène de crime mais ne pas avoir de quoi le confondre sur une affaire qui remonte à trente ou quarante ans. » Et pourtant, c’est bien l’ADN qui a permis de coincer Jacques Rançon pour le meurtre de Mokhtaria Chaïb. Sur l’une des chaussures de la jeune Perpignanaise, les enquêteurs avaient relevé une trace. Début 1998, la technologie y voyait simplement un ADN partiel masculin. Le fichier national automatisé des empreintes génétiques (Fnaeg) est créé quelques mois plus tard et la loi prévoit alors le prélèvement de tous les auteurs de délits et crimes sexuels et de violences volontaires. Or, Jacques Rançon est condamné en 1999 à Amiens pour agression sexuelle, puis en 2013 à Perpignan pour des violences sur son ex-compagne. Le Fnaeg ne relie cependant toujours pas la trace retrouvée sur la chaussure de Mokhtaria Chaïb à Jacques Rançon. Mais en octobre 2014, un nouveau logiciel tout droit venu des États-Unis est installé sur le fichier. Et ça matche.
Cette correspondance génétique n’existe pas dans l’affaire Mesnage. « Il n’y a aucune preuve scientifique dans ce deuxième dossier de la culpabilité de monsieur Rançon », appuie Gérald Brivet-Galaup, l’un de ses avocats. Lors de sa garde à vue, en juin 2019, son client avait avoué être l’auteur du meurtre de 1986. Quelques mois plus tard, en octobre, Jacques Rançon est revenu sur ses aveux. « Il maintient sa rétractation, et donc nous plaiderons l’acquittement », indique d’ores et déjà Gérald Brivet-Galaup. « Dans l’esprit des gens qui vont suivre ce procès ou s’y intéresser, le fait même que l’on puisse associer Rançon et acquittement est surprenant. Les deux termes a priori ne vont pas ensemble. Mais le procès de juin n’est pas celui de Perpignan. » L’enjeu est en effet majeur. Dans l’acception policière courante, les enquêteurs considèrent que ce qui définit le crime en série, ce sont « trois meurtres ou plus commis de sang froid et sans mobile apparent, à distance les uns des autres avec un intervalle de temps séparant chaque événement ». Jacques Rançon a déjà coché deux cases.