Sur un terrain, ce serait un magistral coup tactique, le genre d’action où une équipe en cueille une autre là où elle ne l’attend pas. Au lieu de plaider pour le boycott de la Coupe du monde au Qatar, comme elle l’avait fait en 1978 pour celle organisée par la dictature militaire argentine, Amnesty International tente le contre-pied. Depuis mai dernier, l’organisation de défense des droits humains demande le prélèvement de 420 millions d’euros dans les finances de la Fifa, pour constituer un fonds d’indemnisation des familles des travailleurs décédés ou exploités sur les chantiers du Mondial
« S’il est désormais trop tard pour effacer les souffrances induites par les violations passées, la Fifa et le Qatar peuvent et doivent agir pour éviter de nouveaux abus, mais aussi allouer des réparations à tous ceux et celles qui ont rendu la Coupe du monde possible », écrit l’ONG dans un rapport sur le sujet. Amnesty souligne que la Fifa a officiellement souscrit aux principes directeurs des Nations unie relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Sa responsabilité est donc susceptible d’être invoquée un jour devant les tribunaux. Même s’il n’est pas encore question de procès, c’est peu dire que le monde du ballon rond est embarrassé. Les éléments de langage avaient plutôt été préparés contre le boycott. À la Fifa, on avance qu’il faudra voir d’abord les conséquences positives de l’épreuve sur les réformes législatives concernant les travailleurs migrants au Qatar. C’est sur ce ton d’ailleurs que l’organisation a communiqué lors des entretiens consentis avec Amnesty, durant lesquels elle est restée très prudente.

L’idée du fonds fait pourtant son chemin et, lors des derniers rassemblements des équipes nationales en septembre 2022, les Anglais ont ainsi apporté leur soutien à l’initiative. « Nous continuons à pousser le principe d’une indemnisation des familles de travailleurs migrants qui ont perdu la vie ou ont été blessés sur les chantiers de construction. Nous poussons la Fifa à progresser sur le fonds d’indemnisation », a dit Mark Bullingham, patron de la fédération anglaise. Son homologue allemand, Bernd Neuendorf, en a fait de même. Il a expliqué que la DFB était prête à participer elle-même mais a ajouté que c’était d’abord à l’instance dirigeante du football mondial « de voir s’il y avait une possibilité, par le biais des associations, de mettre en place un tel fonds ».
Rien de tel du côté de la Fédération française de football (FFF). Pendant de longs mois, elle a d’abord refusé de discuter et de s’exprimer publiquement sur la question. Ce n’est qu’à la faveur d’une provocation d’Amnesty
Il a certes d’autres soucis, depuis le lancement en septembre d’une inspection « d’audit et de contrôle », ordonnée par la ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra après

Le silence de Noël Le Graët sur le fonds d’indemnisation et sa maladresse sont sans doute à mettre en rapport avec le poids acquis par le Qatar dans le football français, depuis le rachat du Paris Saint-Germain en 2011 par le petit État du Golfe. Le club est la locomotive d’une Ligue 1 qui connaît un bouillon financier depuis un imbroglio sur la vente des droits de retransmission. Or c’est essentiellement grâce au PSG et à ses stars que la Ligue de football professionnel s’est sauvée de la faillite en avril 2022, via un partenariat à 1,5 milliard d’euros d’argent frais avec un fonds d’investissement, CVC Capital Partners. Le président du PSG, Nasser Al-Khelaïfi, personnage politico-sportif aux multiples casquettes, a vu graduellement son influence s’accroître en France. Il faut peut-être y voir aussi un lien avec le silence des internationaux français, au premier rang desquels Kylian Mbappé. Celui qui passe pour avoir une conscience « sociale » ne semble pas pour l’instant motivé par la défense des droits des migrants qataris, même si Amnesty l’asticote sur le sujet, lui comme les autres Bleus. Il est vrai qu’en renouvelant son contrat jusqu’en 2025 le Qatar lui a accordé une des plus fabuleuses mannes financières de l’histoire du sport, a révélé le 24 octobre Le Parisien. Il va percevoir 180 millions d’euros brut à la signature et gagnera au total, s’il reste trois ans, 630 millions d’euros brut (282 millions net), ce qui en fait le footballeur le mieux payé au monde. Un montant qui dépasse la somme que les ONG réclament pour les morts et les blessés des travaux du Qatar.
Il sera impossible de connaître le vrai chiffre des morts au Qatar sans une enquête approfondie.
La Coupe du monde 2022 a été rendue possible par dix ans de travail de plus d’un million de migrants misérables. Ils sont venus depuis l’Asie (Népal, Inde, Pakistan, Sri Lanka, Bangladesh) et l’Afrique quasi doubler la population du pays, de 1,6 million d’habitants en 2010 à 2,9 millions aujourd’hui, afin de construire sept stades neufs et les infrastructures nécessaires. Le bilan humain est accablant : violations des droits, accidents du travail, morts suspectes sans indemnités versées par les employeurs et couvertes par d’étranges certificats de décès… Une enquête du quotidien britannique The Guardian a avancé le chiffre de 6 500 morts, mais il est incertain car calculé sur la base des certificats adressés aux consulats étrangers, sans distinction de causes du décès. Le Qatar n’a reconnu que 37 morts, quand un rapport de l’Organisation internationale du travail en a compté 50 pour la seule année 2020. Amnesty parle de son côté de plusieurs milliers de morts, du fait de la récurrence des motifs ambigus ou creux sur les certificats de décès : « causes naturelles », « arrêt cardiaque ». « Il sera impossible de connaître le vrai chiffre sans une enquête approfondie », dit aux Jours May Romanos, l’avocate qui a mené l’enquête d’Amnesty. Elle insiste plus généralement sur le caractère systématique des maltraitances et des violations de droits.

Il y a d’abord les sommes énormes, jusqu’à 3 000 dollars (3 000 euros), imposées aux travailleurs migrants pour obtenir le droit de venir travailler contre 300 dollars (300 euros) par mois maximum. Il y a par ailleurs le système de la « kafala », assujettissant l’employé à son patron. « Vous ne pouviez pas venir au Qatar sans être parrainé, souvent par un employeur, explique May Romanos. Vous dépendiez totalement de lui, pour votre permis de séjour et tout le reste. » L’employeur pouvait interdire un changement d’entreprise ou tout départ du pays. Les conditions de travail et d’hébergement ainsi que les horaires n’étaient souvent pas conformes aux accords préalables. Il a pu aussi arriver régulièrement, dit l’avocate d’Amnesty, que les travailleurs soient privés de salaires ou subissent des retards de paiement, sans possibilité de recours. Le pays a depuis supprimé en théorie la kafala, introduit un salaire minimum mensuel de 275 dollars (275 euros), ratifié diverses obligations internationales sur le droit général du travail, mais les problèmes perdurent après la fin des chantiers, souligne May Romanos. Amnesty a d’ailleurs publié un rapport sur le sujet particulier des travailleurs du secteur de la sécurité.
Amnesty a publié aussi une sorte de sinistre album Panini de la Coupe du monde, avec certains des visages de ces martyrs de la fête du ballon. Il y ainsi Sujan Miah, un Bangladais décédé au Qatar le 24 septembre 2020. Son certificat mentionne comme cause de la mort « insuffisance cardiaque aiguë due à des causes naturelles », formule permettant d’éviter de préciser la cause sous-jacente. Sujan est mort dans son sommeil et n’a pas été autopsié. Il était parti au Qatar trois ans auparavant, à l’âge de 29 ans, après avoir dû payer 450 000 takas (4 300 euros) pour obtenir un visa de travail. Il en avait emprunté près des trois quarts et sa famille a dû rembourser la somme restante après sa mort. Sujan était en bonne santé et travaillait à poser des canalisations dans le désert, par des températures pouvant monter à plus de 40 degrés. Il dormait par 30 degrés, du fait de mauvaises conditions d’hébergement. Il est donc possible, estime Amnesty, qu’il ait succombé à un coup de chaleur, une hyperthermie qui se manifeste par un dérèglement fatal du métabolisme. Ce sont les services sociaux bangladais qui ont payé le transport du corps, les obsèques et ont versé une indemnité de 300 000 takas à sa famille (2 864 euros).
Tul Bahadur Gharti, un Népalais de 34 ans, est lui aussi mort dans son sommeil, le 28 mai 2020, à l’âge de 34 ans. Son certificat de décès mentionne une « défaillance cardio-respiratoire aigüe due à des causes naturelles ». Il travaillait dans la construction au Qatar dix heures par jour, plus deux heures de transport quotidiennes. Il n’y a pas eu d’autopsie. Son épouse a perçu l’équivalent de 860 euros pour solde de tout compte de l’employeur et 5 800 euros de l’aide sociale népalaise. Il y a encore le cas de Mohammad Kaochar Khan, un Bangladais de 34 ans qui travaillait comme plâtrier sur un chantier de construction et qui est, là encore, mort dans son sommeil, le 15 novembre 2017. Il n’y a pas eu d’autopsie. Le certificat de décès porte, là encore, la mention « défaillance respiratoire aigüe due à des causes naturelles ». Il avait dû payer l’équivalent de 4 000 euros pour obtenir son visa de travail pour le Qatar et il a laissé derrière lui une veuve et un fils de 7 ans. « Tous nos rêves se sont évanouis quand Mohammad est décédé », a dit à Amnesty son frère, Didarul Islam. Même si la Fifa daigne un jour ouvrir son portefeuille à leurs familles, l’histoire de la Coupe du monde gardera la tâche ineffaçable de ces morts pour le foot.
Mis à jour le 2 novembre 2022 à 15 h 28. Dans un entretien à l’AFP, le ministre du Travail du Qatar, Ali Ben Samikh Al-Marri, annonce que son pays refuse la création d’un fonds d’indemnisation tel que celui préconisé par Amnesty International, qualifiant l’initiative de « coup de communication » qui cherche à « discréditer le Qatar avec des affirmations délibérément trompeuses ».Mis à jour le 10 novembre 2022 à 11 h 55. Ce mercredi 9 novembre, Vinci Constructions Grands Projets, filiale du groupe de BTP Vinci, a été mise en examen pour « réduction en servitude, travail forcé, conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine » sur plusieurs chantiers au Qatar : le métro entre Doha et Lusail (la ville qui accueillera la finale du Mondial), l’hôtel Sheraton de Doha et les parkings souterrains de Lusail. Les plaintes avec constitution de partie civile émanaient du Comité contre l’esclavage moderne, de l’association Sherpa et d’employés indiens et népalais de ces chantiers.Mis à jour le 20 novembre 2022 à 13 h 29. Dans une conférence de presse avant l’ouverture du Mondial au Qatar le 19 novembre, le président de la Fifa Gianni Infantino a annoncé que l’organisation soutenait finalement l’idée d’un fonds d’indemnisation, mais sans donner de précisions sur son financement, ni sur son fonctionnement. Il a déclaré qu’il ouvrirait ce dispositif à tous ceux qui veulent y participer, déplorant qu’ils « fassent la morale », selon lui, à la Fifa. Dans un communiqué en anglais, Amnesty a salué très prudemment une « lueur d’espoir » mais immédiatement demandé à la Fifa de préciser ses intentions : « Si la Fifa veut vraiment sauver quelque chose de ce tournoi, elle doit annoncer qu’elle investira une part significative des six milliards de dollars que l’organisation retirera de ce tournoi, et s’assurer que ces fonds sont utilisés pour indemniser les travailleurs et à leurs familles directement. »