Parti sur les routes du sud de l’Yonne, autour de la nationale 151 qui a servi de test avant la généralisation des 80 km/h sur tout le réseau secondaire français le 1er juillet, j’ai parlé avec beaucoup de monde. Des jeunes, des moins jeunes, des conducteurs qui traversent la moitié du département chaque jour et d’autres qui sont au chômage ; des maires, des pompiers et un garagiste… L’écrasante majorité d’entre eux se disaient opposés aux 80 km/h, avant de dérouler des arguments qui se ressemblent bien souvent. Ils émanent principalement de deux associations d’automobilistes, relayées par des personnalités politiques et des médias peu regardants sur la vérité. Voici une sélection de ces déclarations et leur décryptage.
« Les 90 km/h, tout le monde les a acceptés, comme la ceinture ou les contrôles d’alcoolémie. Mais là, c’est gadget. Un choc à 80 ou 90, y’a pas grande différence. »
Jean-Claude Denos, maire de Courson-les-Carrières
Avec cette mesure, l’objectif du gouvernement est de faire baisser le nombre d’accidents et la mortalité lors de ces accidents, en particulier sur les routes secondaires, qui concentrent la majorité des victimes. Décidée en janvier 2018, cette baisse de la vitesse maximale autorisée suit les recommandations du Forum international des transports, qui recommande même une baisse à 70 km/h, ainsi que de nombreuses études internationales.
La principale est suédoise, c’est le « modèle de puissance » de Nilsson et Elvik, qui est aujourd’hui repris par la plupart des spécialistes du secteur à travers le monde. Selon leurs mesures, « une baisse de 1 % de la vitesse moyenne du trafic entraîne une baisse de 2 % de l’accidentalité corporelle et de 4 % de la mortalité ». Car, plus un véhicule va vite, plus il met de temps – et donc de mètres – à freiner et plus le choc avec un obstacle est violent. Le Premier ministre Édouard Philippe a repris cette étude à son compte lors de l’annonce, le 9 janvier dernier, de la généralisation des 80 km/h sur le réseau secondaire, en avançant que cette vitesse maximale pourrait « permettre de sauver entre 350 et 400 vies chaque année ».
Dans l’Yonne, il y a eu moins d’accidents et de décès sur la RN 151 pendant la période de test, de 2015 à 2017, que lors des trois années précédentes. On est passés de 13 accidents corporels à 6, de 22 blessés à 11 et de 6 décès à un seul. Toutefois, beaucoup de scientifiques considèrent que le tronçon très court et la durée trop limitée de l’expérimentation ne permettent pas d’affirmer que le passage aux 80 km/h explique ces bons chiffres. Il aurait fallu une étude bien plus longue. De plus, les 80 km/h n’empêchent pas les accidents… Un choc frontal entre deux voitures a fait deux morts et une blessée grave le 17 mai dernier à hauteur de Courson-les-Carrières, sur la portion à 80 km/h. Le comportement de l’un des deux conducteurs est en cause.
« Ces 80 km/h, l’intérêt, c’est zéro, car les gens qui ne respectaient pas les 90 ne les respecteront pas plus. »
Pierre Dordain, directeur d’auto-école à la retraite
Dans l’Yonne, le test des 80 km/h mené sur la nationale 151 a donné des résultats mitigés : la vitesse moyenne a bien baissé dans un premier temps, de plus de 85 km/h à moins de 80. Mais elle est progressivement remontée pour se stabiliser à environ 83 km/h. Malgré tout, la vitesse moyenne mesurée sur les trois routes tests à travers la France a bel et bien baissé de 5,1 km/h, passant de 86 km/h en juin 2015 à 80,9 km/h en mai 2017.
De plus, c’est une vitesse moyenne qui tend à être partagée par tous. Contrairement à une idée très partagée, les grands excès de vitesse sont devenus rares, ce qui fait qu’on en parle plus… Selon l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière, « entre 2000 et 2012, les excès de plus de 10 km/h ont été réduit de 35 % à 10 % » des infractions constatées. Quant aux excès de plus de 30 km/h, leur part a été réduite de 4,6 % à 0,37 % des véhicules flashés sur la même période.
« Pour moi, c’est surtout les routes qui sont dangereuses, vu dans l’état qu’elles sont. Même à 80 km/h, on peut faire une sortie de route facile. »
Élodie, aide-soignante
C’est un argument qui est aussi l’un des chevaux de bataille des associations d’automobilistes qui occupent l’espace médiatique : 40 millions d’automobilistes et la Ligue de défense des conducteurs. En réalité, les infrastructures sont peu mises en cause dans les accidents et il n’y a pas, dans les multiples études sur le sujet, de lien direct entre l’état des routes et l’accidentologie qui en découle. Surtout qu’une route en mauvais état – comme une chaussée enneigée – pousse les véhicules à ralentir.
Dans l’Yonne, la moitié des accidents mortels en 2017 avaient pour cause le non-respect des règles de sécurité (dépassement dangereux, non-respect des priorités, mauvaise maîtrise de la trajectoire…) ou la conduite en état d’ivresse. Les 20 % suivants avaient directement pour cause une vitesse largement excessive. Puis venaient des conditions climatiques difficiles ou des endormissements, par exemple.
La portion de la nationale 151 qui traverse le sud du département depuis Auxerre est plutôt en bon état, mais elle revient de loin. Car pendant deux décennies, l’État a négligé ses routes. Il n’a réinvesti que récemment, bien obligé. C’est l’aveu du plan de rénovation annoncé en mai par le ministère des Transports : un milliard d’euros par an pour remettre le réseau d’aplomb. Ce budget devait provenir en bonne partie des recettes d’Ecomouv’. Mais si, l’écotaxe, le péage poids lourds censé entrer en vigueur sur tout le territoire français avant d’être abandonné en rase campagne par le gouvernement socialiste en 2014.
En attendant, certaines portions de la RN 151 sont parfois si usées – notamment à cause du passage de nombreux camions – qu’il faut refaire le revêtement sur 16 centimètres de profondeur , alors qu’un entretien normal renouvelle seulement 6 centimètres de bitume. « On rattrape les vingt dernières années en ce moment », m’a ainsi dit un agent chargé de l’entretien des nationales dans l’Yonne.
Mais il y a pire : le réseau des routes départementales qui part en lambeaux. Celles-ci sont gérées par les départements depuis la décentralisation de 2007, et ceux-ci n’ont souvent pas les moyens d’entretenir leur réseau. Dans l’Yonne, en une décennie, le budget annuel alloué aux départementales a ainsi baissé de plus de 20 millions d’euros à moins de 10. Et les 2 millions qui devaient provenir d’Ecomouv’ n’ont jamais existé…
« Actuellement, on intervient tous les dix-huit ans pour l’entretien en moyenne, alors qu’il conviendrait d’intervenir tous les dix ans », m’a ainsi dit André Villiers, député de la 2e circonscription et ancien président du conseil départemental. Les agents n’arrivent donc plus à suivre et ne font que réparer les tronçons les plus abîmés, en commençant par les plus fréquentés. Les autres ? « On met un panneau “Chaussée déformée”, qui peut rester des années », m’a avoué un agent du conseil départemental chargé du dossier. Comme elle a abandonné les lignes ferroviaires peu fréquentées, la France est en train d’abandonner son réseau routier secondaire au profit des grands axes.
« Les 80 km/h sont une taxe déguisée supplémentaire. On a détourné la sécurité routière au profit de l’État, et on nous dit que c’est pour notre bien ! »
Pierre Dordain, directeur d’auto-école à la retraite
« Automobilistes, pompe à fric » : ce slogan du Front national est sans cesse repris par les associations d’automobilistes, et de là par Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Je l’ai beaucoup entendu, sous des formes diverses, pendant mon séjour dans l’Yonne. Dans les faits, les radars, automatiques ou pas, ont largement aidé à changer les comportements routiers depuis vingt ans. Ainsi, selon l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière, « près des trois quarts de la baisse de la mortalité constatée entre novembre 2003 et décembre 2010 peuvent être attribués à la mise en place des radars [automatiques] ». Même si l’efficacité de cette dissuasion est en recul ces dernières années, ce qui a pesé dans la décision d’imposer les 80 km/h.
Lors de la création de ce maillage de radars, à partir de 2003, l’État avait prévu par la loi d’affecter l’ensemble de leurs recettes à l’entretien des routes et à la sécurité routière. Or, la Cour des comptes elle-même a pointé qu’en 2016 « plus de la moitié » des recettes des radars « ne financent pas directement la politique de sécurité routière ». Cet argent va notamment au remboursement de la dette de la France, mais aussi à une myriade d’affectations décidées par les collectivités territoriales, parfois très éloignées de la sécurité routière. De quoi alimenter le discours populistes. Selon Emmanuel Macron, lors d’une interview donnée sur TF1 en avril (lire l’épisode « Macron dans les gros sabots de Pernaut » dans notre série In bed with Macron), les amendes supplémentaires générées par les 80 km/h seront « versées aux hôpitaux qui soignent les blessés de la route ».
« Ils se moquent du monde. Je ne crois pas qu’ils reviendront sur la vitesse à 80, même si ça ne marche pas. Rien qu’avec le prix des panneaux… »
Michèle Donzel-Bourjade, maire de Festigny
Emmanuel Macron a effectivement promis dans la même interview qu’un bilan serait tiré du passage aux 80 km/h au bout de deux ans, et que faute d’évolution sensible de la mortalité les départements reprendraient la main sur les limitations de vitesse. Mais sur le terrain, personne ne croit à un retour en arrière, même si l’argument des panneaux ne tient pas debout.
Dans le discours des opposants aux 80 km/h, leur seul remplacement pourrait ruiner la France. En réalité, la dépense est limitée. Dans l’Yonne, la direction interdépartementale des routes a ainsi dépensé un peu moins de 20 000 euros pour acheter et installer les nouveaux panneaux « 80 » de la route nationale 151, et ce sera tout – ou presque. Elle n’en aura presque aucun autre à acheter après le 1er juillet, car elle va en enlever de la RN 151 pour les mettre ailleurs. En effet, le test demandait davantage de signalisation qu’une route normale. Par contre, le remplacement des quelque 90 panneaux dégradés, repeints ou tordus par les opposants aux 80 km/h depuis le début du test en 2015 lui a déjà coûté plus de 8 000 euros supplémentaires. Pour les autres routes concernées par la nouvelle limitation dans l’Yonne, le département devra pour sa part acheter environ 200 panneaux à 80 euros hors taxe pièce. Soit une dépense de 20 000 euros environ, en comptant le temps passé par les agents.
La bascule aux 80 km/h va donc coûter environ 40 000 euros pour un département très vaste comme l’Yonne (en 12e position sur 101 départements)… On est loin d’une dépense pharaonique. D’autant que les départements ont tendance, depuis quelques années, à mettre de moins en moins de panneaux au bord des routes. L’objectif est de limiter les variations de la vitesse autorisée, de faire simple, afin que les conducteurs ne se posent pas de questions. S’il n’y a pas de panneau, c’est la vitesse par défaut qui s’applique. C’est facile et ça ne coûte rien.
« On reste bloqués derrière un camion et on ne voit rien, donc au bout d’un moment il faut doubler. Ou alors c’est un camion qui nous colle par derrière… Je ne dirais pas que les camions sont dangereux, c’est plutôt que ça rend la conduite dangereuse. »
Christian Moisset, garagiste
On l’a dit, les villes et les villages qui longent la RN 151 voient passer près de 650 camions par jour (lire l’épisode 1, « La mort au tournant »). C’est un axe nord-sud très emprunté, notamment en direction de l’Île-de-France. Or, la cohabitation de voitures de tourisme et de motos avec des poids lourds de 44 tonnes n’est jamais douce, surtout à la même vitesse. Les voitures peuvent perdre patience derrière un camion, sur une route pauvre en créneaux de dépassement sécurisés. « Ce qu’on constate, c’est qu’il y a des dépassements dangereux qu’on n’avait pas auparavant, a avancé mon interlocuteur au sein du service de gestion des routes du département. On manque de données encore, mais on voit bien que certains perdent patience et prennent des risques pour prendre le large sur les poids lourds. »
Lors de mes trajets sur cette route test, j’ai pu expérimenter cette cohabitation que les usagers de l’Yonne trouvent plus délicate qu’avant. Car en réalité, les camions et les voitures particulières ne roulent pas à la même vitesse quand tout le monde roule à 80 km/h. C’est une subtilité que connaissent bien les spécialistes du transport routier : les compteurs de vitesse des voitures sont imprécis et affichent toujours une vitesse supérieure de quatre à cinq kilomètres par heure par rapport à la vitesse réelle du véhicule. Mais les camions, qui sont équipés d’un chronotachygraphe qui note chacun de leurs mouvements et peut être contrôlé par la police, ont un compteur de vitesse très précis. Quand une voiture pense être à 80 km/h, elle peut donc être à 76, tandis que le camion qui se trouve derrière elle la rattrape, car lui roule bien à 80.
Or, si la vitesse moyenne des voitures sur les routes testées a baissé de 5,1 km/h, celle des camions n’a reculée que de 4,1 km/h en moyenne. Le différentiel entre les deux catégories d’usagers de la route a ainsi baissé et créé cet inconfort sur lequel mes interlocuteurs dans l’Yonne ont du mal à mettre des mots. À ce jour, le gouvernement n’a pas pour projet de modifier la vitesse maximale autorisée des poids lourds.