Sénégal, envoyée spéciale
On reconnaît bien le visage rond, le menton qui avance un peu, ajoutant à l’air déterminé du jeune homme. Sur la photo d’identité de la carte Famille nombreuse de la SNCF, Demba Sy a quelques dizaines d’années en moins, un costume clair et une cravate rayée, la barbe et la moustache noires soigneusement taillées, mais on reconnaît son regard droit, le même qui nous scrute derrière ses lunettes carrées. La moustache est désormais blanche mais toujours aussi bien taillée, le costume remplacé par un grand boubou bleu ciel. Installé dans un immense fauteuil en cuir, dans le salon du premier étage spécialement ouvert et dépoussiéré pour notre venue, Demba Sy s’apprête à nous raconter une histoire de migration vieille de plus de cinquante ans
« Ce qui les a amenés en France, c’est la même chose qui m’a amené aussi, sourit-il. Le travail. Et quand ils ont eu ce qu’ils voulaient, ils sont rentrés, comme moi. » L’histoire commence le 5 mai 1968. Demba Sy a 28 ans. « J’ai pris l’avion de Dakar à Bruxelles, puis de Bruxelles à Paris. On était dix-huit Africains sur le vol, mais j’étais le seul de Dondou. Les autres venaient de la région de Matam. À l’aéroport, à Paris, j’ai pris un taxi et j’ai donné l’adresse qu’on m’avait indiquée : 3 bis rue Riquet. C’était un foyer. »
Au début, dit Demba Sy, c’était très difficile. Il n’y avait pas de place dans le foyer du XIXe arrondissement, alors il fallait attendre que les autres partent travailler le matin pour pouvoir s’allonger et dormir. C’était comme ça pendant plusieurs mois, jusqu’à ce qu’un lit se libère. Pour le travail, il a fallu patienter aussi.
« En 1968, il y avait beaucoup de grèves en France et pas beaucoup d’embauche. J’ai d’abord travaillé dans une usine où on fabriquait des freins pour les trains, pendant un an. Puis en 1971, j’ai trouvé un poste chez Renault, à Saint-Étienne-du-Rouvray. Et de là, je suis allé chez Renault à Sandouville, près du Havre.
Comment vous saviez que Renault recrutait ? Vous aviez des amis qui travaillaient là-bas ?
À l’époque, tu te présentais seulement à l’usine et on te disait s’il y a du travail. Il y avait beaucoup de Noirs qui travaillaient chez Renault. Et quand on savait qu’une usine recrutait, tout le monde convergeait là-bas.
Et vous êtes resté là-bas jusqu’à votre retraite ?
C’est ça ! Ça fait dix ans maintenant que je ne travaille plus. »
À côté de nous, dans le salon, il y a deux autres hommes, retraités comme Demba Sy, qui sont partis France, comme lui. Il y a aussi quatre enseignants de Dondou, dont Souleymane Kanté, qui fait office d’interprète. En effet, malgré ses quarante ans de carrière dans l’industrie automobile française, Demba Sy parle uniquement pulaar, sa langue maternelle. « À l’usine, on communiquait avec les gestes, se souvient-il en riant. Le chef d’atelier, il te montre ce que tu dois faire et tu le fais. Si tu ne sais pas faire ou si tu es trop lent, on te change de poste. Parfois, si le chef ne s’entend pas avec toi, il peut aussi te changer de poste. Parfois, tu travailles à la chaîne, parfois tu travailles seul. Il y a la mécanique, la presse, la peinture, le ponçage… » Les chefs étaient tous Blancs, les ouvriers, eux, étaient Français et Africains. La plupart étaient syndiqués, des grèves s’organisaient pour exiger ensemble des augmentations de salaire, de meilleures conditions de travail.
À l’époque, au Havre, il n’y avait pas de foyer de travailleurs migrants, il fallait se débrouiller entre amis, en louant à trois ou quatre un studio ou un deux-pièces. Parfois, on s’entassait à six dans le même appartement. Les années ont passé, Demba Sy s’est marié au pays, deux enfants sont nés, en 1974 et en 1977. Des foyers ont fini par être construits au Havre, d’abord destinés à être temporaires
Je souris. La même année où Fatimata s’est retrouvée dans une classe de CP au Havre, je me suis retrouvée sur les bancs d’une classe de CP sénégalaise, parachutée là parce que mes parents finlandais avaient décidé de s’installer au Sénégal, après avoir vécu en Namibie. Moi aussi, j’ai appris le français sur le tas, parce qu’il le fallait bien, mais je l’ai appris avec l’accent sénégalais qui me revient instantanément quand je remets les pieds ici.
« Un jour, l’enseignant de Fatimata nous a convoqués, sa mère et moi, se souvient Demba Sy. Il nous a dit : “Votre enfant ne comprend rien et moi je ne peux pas laisser les autres élèves pour lui enseigner le français.” Je lui ai dit que je n’y pouvais rien non plus, moi je ne parle que le pulaar ! J’ai fini par en parler à un assistant social qui nous a dit de laisser la petite jouer avec les autres enfants après l’école. C’est comme ça qu’elle a appris. En trois mois, elle parlait couramment.
Et du coup, vous aidiez vos parents ?, demandé-je à Fatimata, qui s’est installée à côté de son père.
Oui, bien sûr. Ma mère ne comprenait pas le français non plus, alors je l’aidais, oui. Je lui ai expliqué comment dire bonjour, comment recevoir les gens à la maison, leur proposer un verre d’eau. »
Tous mes enfants parlent pulaar. Quand tu les écoutes, tu as l’impression qu’ils sont nés ici. Même les petits-enfants en France, je leur parle pulaar et ils comprennent. C’est ma plus grande fierté.
En France, d’autres enfants sont nés : Coumba en 1980, Aïssata en 1982, Diary en 1984, Ablaye en 1989 et Mariam, la petite dernière, en 1995. À la naissance de sa dernière petite sœur, Fatimata n’est plus en France. Quand elle a eu 15 ans, ses parents l’ont renvoyée à Dondou, pour se marier. Je lui demande comment c’était, de revenir.
« C’était dur. Trop, trop dur. Je ne connaissais pas cette vie-là. Je ne connaissais que la vie en France.
Ce sont vos parents qui ont décidé que vous deviez revenir ?
Tu sais, ici, au Sénégal, ils ont coutume de dire, dès que tu es née : “Je te donne à mon neveu, à mon cousin.” Quand je suis née, la grande sœur de mon père a dit que je serai donnée à son petit-fils. C’est pour ça qu’on m’a donnée en mariage quand j’ai eu 15 ans.
Est-ce que vous vous attendiez à ça ?
Non, pas du tout. Mais maintenant, c’est une belle vie ici. » Elle sourit.
Je souris aussi. À mes 15 ans, mes parents à moi ont décidé qu’il était temps de rentrer en Finlande pour que j’y passe mon bac. Moi non plus, je ne connaissais rien de la vie là-bas, même si, comme Fatimata, j’avais le physique qu’il fallait pour me fondre dans la masse. J’ai cru que j’allais mourir, de solitude et de manque de repères. Puis les années passent, on grandit, des enfants naissent, des racines poussent, ça devient une belle vie.
Blotti dans les bras de Fatimata, son petit-fils de 3 ans envoie un sourire malicieux à sa grand-mère. Les six autres frères et sœurs vivent toujours au Havre, sont mariés là-bas, viennent au village en vacances. La grande maison de Demba Sy les attend.
« J’ai fait ce que je devais faire, dit le patriarche. Mes enfants ont une maison. Ce n’est pas le cas pour tout le monde.
Est-ce que c’est difficile d’être papa pour des enfants français ?
C’est pas facile. L’éducation que les enfants reçoivent là-bas et notre éducation à nous, ce n’est pas pareil. Beaucoup de parents se séparent de leurs enfants à cause de ça, parce qu’ils adoptent des comportements qu’on n’accepte pas. Et si tu es devant la justice, le juge va te dire : “Tu as vécu ta vie à toi, laisse ton enfant vivre comme il veut.” Si les enfants nés là-bas étaient comme nous, ce serait plus facile…
Est-ce qu’il y a des choses que vous êtes fier d’avoir transmises à vos enfants ?
Tous mes enfants parlent pulaar. Quand tu les écoutes, tu as l’impression qu’ils sont nés ici. Même les petits-enfants en France, je leur parle pulaar et ils comprennent. C’est ma plus grande fierté. »
Nous sommes dans un pays où trouver du travail est très difficile, où on a facilement la charge de vingt personnes. Alors, on est obligés de braver la mer et le froid pour venir en aide à ceux qu’on laisse derrière nous. Tous ceux qui en ont l’occasion s’en vont.
Dans le village de Dondou, l’argent des immigrés comme Demba Sy a financé une grande partie des infrastructures : la grande mosquée dès 1969, le bureau de Poste en 1980, pour que les familles restées au pays puissent recevoir facilement les mandats envoyés depuis la France, puis la maternité en 1983. Il y a ensuite eu le forage, le poste de santé, des salles de classes de plusieurs écoles, du collège et du lycée, le marché, la clôture du cimetière. Et, bien sûr, il y a les grandes maisons comme celle de Demba Sy, imposante au milieu des rues ensablées.
Alors, le rêve d’un ailleurs béni se poursuit. « Si je disais le contraire, je mentirais », dit Souleymane Kanté, l’enseignant qui interprète pour nous. « Nous sommes dans un pays où trouver du travail est très difficile, où on a facilement la charge de vingt personnes. Alors, on est obligés de braver la mer et le froid pour venir en aide à ceux qu’on laisse derrière nous. Tous ceux qui en ont l’occasion s’en vont. Certains ont le visa par le mariage, grâce à la forte communauté désormais en France. D’autres essaient d’avoir une inscription pour suivre des études en France. Ceux qui n’ont pas ces occasions-là prennent la route de l’Espagne. » L’année dernière, quatre hommes de Dondou sont morts en mer pendant la traversée depuis les côtes marocaines. Le plus âgé avait 40 ans, le plus jeune 25. Dans la famille de Demba Sy aussi, on rêve de France. Le plus jeune fils de Fatimata, menuisier à Dakar, tente depuis deux ans d’obtenir un visa pour la France, en vain. Son grand-père lui a formellement interdit de tenter la traversée en pirogue. « Mais c’est difficile ici, dit sa mère. Il est jeune, il veut réussir comme son grand-père. Tu comprends ? »
Deux jours plus tard, nous roulons vers Dakar où un vol pour Paris nous attend. Nos passeports finlandais et français nous ont exemptés de visa à l’arrivée, et tout ce qu’on exigera de nous au départ sera un test PCR négatif. Le long de la route, je vois des enfants qui partent à l’école, des bergers avec leur troupeau de moutons, de chèvres ou de vaches aux grandes cornes qui traversent le bitume d’un pas lent et majestueux. Des Ndiaga Ndiaye, ces cars blancs brinquebalants qui desservent tout le pays, des charrettes, des bus, des pick-ups, des passagers qui montent et descendent, des boubous qui se gonflent avec le coup de vent semé par notre taxi sept-places. Un camion de poissons vient d’arriver, les femmes avec leurs bassines sont attroupées devant les portes qui s’ouvrent pour montrer la marchandise. Des adolescentes en blouses roses se marrent sur le chemin du lycée, des petits garçons courent le long de la route en maillot de foot, l’uniforme des gamins d’ici. Les maisons immenses surgies de nulle part, au milieu d’autres bien plus modestes, les maisons de ceux qui sont partis et, parfois, revenus.
Cette série a été financée par le European Journalism Center (EJC), via le programme European Development Journalism Grants. Ce fonds est soutenu par la Bill & Melinda Gates Foundation.