Canaries (Espagne), envoyée spéciale
Le lendemain de notre rendez-vous avec Ali et Vieux à La Puntilla (lire l’épisode 13, « Les Canaries, terminus de leur nouvelle vie »), nous sommes au port d’Arguineguín, dans le sud de Gran Canaria, l’une des sept îles des Canaries. Il est 21 h 30, la nuit est tombée depuis longtemps, les lumières des hôtels éclairent le flanc de la colline en face, de l’autre côté du port. Le navire orange de Salvamento Marítimo, les sauveteurs en mer espagnols, est en train d’accoster. À bord, deux morts et trente-six vivants secourus au large. Quatre autres personnes ont été évacuées par hélicoptère vers l’hôpital de Las Palmas. Un an après l’arrivée d’Ali et de Vieux depuis le Sénégal, les débarquements sur l’archipel continuent. Sur le quai, deux ambulances, deux barnums, un pour la police scientifique, un pour l’équipe de la Croix-Rouge. Des fauteuils roulants et des brancards attendent près de la passerelle jetée vers le pont du Polimnia. Un par un, les passagers l’empruntent, certains très affaiblis, soutenus par deux membres de l’équipage. D’autres titubent, la terre ferme continue à tanguer sous leurs pieds après plusieurs jours en mer.
Une policière s’approche du petit groupe de journalistes que nous formons sur le quai, avec un photographe d’une agence de presse et l’équipe d’une télévision canarienne. Elle nous précise qu’elle va déplacer sa voiture pour que nous ne nous approchions pas trop pour les photos. « Merci de respecter les morts », dit-elle. « Vous savez très bien que sans images, ces morts n’existent pas. C’est pour ça qu’on est là », rétorque la journaliste de Radio Televisión Canaria. Puis elle se tourne vers moi en haussant les épaules : « Elle fait son travail, nous aussi. Si on n’est pas là, personne ne sait rien de ce qui se passe ici. »
Les deux sacs mortuaires quittent le bateau en dernier, portés par des hommes en combinaison blanche jusqu’au barnum de la police scientifique. Elle travaillera jusque tard dans la nuit, de même que José Pablo Baraybar, le légiste du projet sur les migrants disparus en Méditerranée du Comité international de la Croix-Rouge, en mission aux Canaries et présent sur le quai, de l’autre côté de la voiture de police.
« No movimiento a bordo ! » « Pas de mouvement à bord ! » Quand Manuel Capa a entendu le message à la radio du Polimnia, il a eu très peur. L’avion de Salvamento Marítimo venait de localiser la patera, l’embarcation de fortune, à presque 200 kilomètres des côtes. « En général, cela signifie qu’il n’y a pas de survivants », dit le marin, attablé à un café du port de Puerto Rico, à l’extrémité sud de l’île. Le Polimnia est amarré à quelques dizaines de mètres de là, le long du quai que les vacanciers empruntent pour louer un jet-ski ou aller observer les dauphins en mer. « Heureusement, les passagers étaient juste très, très fatigués, il n’y avait que deux morts. Ça faisait quatre jours qu’ils n’avaient plus à boire ni à manger. Si nous étions arrivés le lendemain, nous aurions trouvé un ou deux corps de plus. »
Il y a eu plusieurs nuits où on est sortis à minuit pour une embarcation, mais quand on arrive sur place, il y en a d’autres, et d’autres encore, huit, neuf, dix…
Deux jours plus tôt, lors d’un autre sauvetage, ce sont sept cadavres qu’il a fallu sortir d’une patera. Une huitième personne est décédée sur le quai. Manuel Capa raconte qu’ils ne se parlent pas beaucoup dans l’équipe, mais ce soir-là, un collègue a craqué. Pour sortir les blessés, il avait dû marcher sur les corps. C’est le deuxième hiver de Manuel Capa à Gran Canaria où le Polimnia s’est amarré en novembre 2020, quand les arrivées depuis les côtes africaines ont soudain augmenté, se concentrant sur le sud de l’île. Il se souvient de ces semaines éprouvantes où jusqu’à 2 000 personnes se sont retrouvées amassées sur le quai d’Arguineguín. « Il y a eu plusieurs nuits où on est sortis à minuit pour une patera, mais quand on arrive sur place, il y en a d’autres, et d’autres encore, huit, neuf, dix… Et dans chacune, entre quinze et trente personnes. Toute la nuit, tu fais monter des gens, tu rentres au port à 8 heures du matin, avec 200 personnes à bord. Tu débarques tout le monde, tu nettoies le bateau, tu vas te coucher et le lendemain, ça recommence. On est censés travailler quarante heures par semaine, mais là, on a fait plusieurs semaines à quatre-vingts heures. Alors qu’on sait tous que sans repos, il n’y a pas de sécurité. »
Délégué syndical de la Confederación general del trabajo (Confédération générale du travail), Manuel Capa est une des rares personnes de Salvamento Marítimo à avoir le droit de parler à la presse. Depuis le passage de l’institution sous la tutelle du ministère de l’Intérieur en 2018, les marins ont interdiction de s’adresser à des journalistes. Du coup, c’est Manuel Capa et son camarade Ismael Furío qui parlent pour tous les autres, rappellent qu’il leur faudrait plus de personnes sur les bateaux, des rotations de quinze jours au lieu d’un mois complet en mer, et qui dénoncent les décisions qui mettent en danger des vies.
« Je prends un exemple : avant 2018, sur la mer d’Alboran, entre le Maroc et l’Espagne, quand on avait une alerte pour une patera, l’avion et le bateau de sauvetage partaient en même temps. Quand l’avion localisait la patera, le bateau n’était plus très loin. Maintenant, on doit attendre que l’avion nous donne la localisation avant de démarrer. Pour la patera, ça signifie trois heures de plus en mer. Or là-bas, ce ne sont pas des bateaux en bois comme ici, ce sont des zodiacs de mauvaise qualité.
Et vous pouvez faire quoi face à ça ?
Tout ce que je peux faire, c’est parler avec toi pour qu’ensuite tu l’écrives. »
Puis le marin ajoute : « Ce sont les politiques qui sont responsables de ces morts. Pourquoi les Marocains et les Sénégalais traversent avec ces bateaux, et pas en ferry ou en avion ? Pourquoi toi, tu peux voyager au Sénégal mais les Sénégalais ne peuvent pas venir ici ? C’est à cause des politiques ! » Autour du port qui sert de base arrière au Polimnia s’étend le village de Puerto Rico, avec ses dizaines d’hôtels aux murs blancs, construits sur les flancs des collines. Il a été pensé et construit pour les touristes scandinaves à qui les supermarchés proposent des marques « comme à la maison ». La clinique annonce sur sa devanture qu’on peut se faire soigner en suédois ou en finnois. La liberté de circuler de certains est bichonnée jusqu’à transformer l’ailleurs en cocon rassurant et familier. « Salvamento Marítimo est un service public », souligne Manuel Capa, conscient du contraste entre le sujet de notre rencontre et l’univers qui nous entoure. L’été, le Polimnia est amarré à Ibiza. « On est là pour tout le monde. Pour les bateaux des riches comme pour les bateaux des pauvres. » Puis il ajoute : « Bizarrement, on ne demande jamais leurs papiers aux riches. »
Pour les riches, voyager est moins risqué mais aussi moins cher. Dans son bureau du gouvernement des Canaries, le conseiller à la migration Txema Santana trace des routes sur une carte de l’Afrique occidentale qu’il vient d’imprimer, avec des prix et des durées de traversée : 500 euros et onze jours depuis Saint-Louis ou Mbour (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »), au Sénégal ; 700 euros et sept à neuf jours depuis Nouadhibou, en Mauritanie ; autour de 2 000 euros et cinq à sept jours depuis Dakhla, au Sahara occidental. Et puis, il y a le trajet le plus rapide : quarante-huit heures depuis Laayoune, dans le nord du Sahara occidental, pour un prix qui oscille entre 400 et 2 000 euros, sans que Txema Santana sache vraiment à quoi tiennent ces variations. Depuis quelques mois, les départs se font surtout depuis ces deux dernières villes. Les arrivées se répartissent par conséquent autrement sur les îles, se concentrant surtout sur Fuerteventura et Lanzarote, les plus proches du continent. Le conseiller à la migration du gouvernement canarien s’inquiète, vu les sommes en jeu, de ne voir aucune enquête menée sur ce qui se passe au Sahara occidental, « territoire non autonome », selon la dénomination de l’ONU. « Cette année [de janvier à mi-novembre 2021, ndlr], nous avons eu 18 000 arrivées, dont 15 000 qui ont embarqué depuis le Sahara occidental. À environ 1 500 euros par personne, ça fait beaucoup d’argent dont on ne sait pas où il va ni à quoi il sert. »
Pour cet ancien journaliste qui a longtemps travaillé en Amérique du Sud et en Amérique centrale, le trafic d’êtres humains ne va jamais seul mais finit par en alimenter d’autres, ceux de la drogue et des armes en particulier. « Enfin, pour nous, ce sont des trafiquants, mais pour ceux qui veulent partir, ce sont des sauveurs », précise-t-il ensuite, rappelant l’histoire des îles Canaries que beaucoup d’habitants ont quittées en quête d’une vie meilleure en Amérique du Sud, surtout au Venezuela. « Nos patrons de pêche qui convoyaient les gens étaient célébrés comme des héros, alors qu’aujourd’hui nous mettons les capitaines de pateras en prison », dit le conseiller d’un air désolé. En cas de décès à bord, le capitaine risque de lourdes peines pour homicide, alors que tous savent que ce n’est pas lui qui empoche l’argent du passage. En général, ceux qui conduisent les bateaux ne sont que des passagers comme les autres, bénéficiant d’une traversée gratuite en acceptant de prendre la barre.
On voit comment des événements extrêmes agissent sur les chiffres. Le pic de fin 2020 est celui de la pandémie. Il est amené à se répéter pour d’autres raisons, notamment climatiques.
« Ceux qui arrivent sur les îles sont partis du Sénégal, de Gambie, de Guinée-Conakry, du Mali, de Côte d’Ivoire, enchaîne Txema Santana en reprenant la carte. Nous ne voyons personne du Burkina Faso, par exemple, ni du Nigeria. Ces personnes prennent probablement d’autres routes quand elles décident de quitter leur pays. » Le conseiller trace encore d’autres traits. « Certains arrivent directement de leur pays. Mais nous voyons aussi des personnes qui ont d’abord tenté la traversée par la Méditerranée, depuis les côtes marocaines vers l’Espagne, parfois pendant plusieurs années. Elles finissent par descendre vers le sud du pays. »
Il y a toujours plus d’arrivées de femmes et d’enfants, explique le conseiller. En 2021, ils étaient 5 300 sur 18 000, soit 30 % des arrivées. Txema Santana y voit une tendance inquiétante, un signe d’un désespoir grandissant dans les pays de départ. Il pointe du doigt un graphique sur son ordinateur, avec une ligne qui monte en flèche entre septembre et novembre 2020, alors que les restrictions sanitaires se prolongeaient partout dans le monde et que l’Atlantique se faisait plus calme. « On voit clairement comment des événements extrêmes agissent sur les chiffres. Pour moi, ce pic est celui de la pandémie. Il est amené à se répéter pour d’autres raisons, notamment climatiques. Nous voyons déjà des pêcheurs sénégalais qui partent par manque de poisson et des agriculteurs maliens qui s’en vont parce que la sécheresse perdure. »
Depuis la création de son poste en 2021, Txema Santana réfléchit à temps plein à ce que disent les graphiques des débarquements et les lignes tracées sur la carte par le parcours des voyageurs, mais aussi à ce que signifie pour les habitants des îles de voir ainsi arriver des milliers et des milliers d’étrangers, perçus bien différemment des vacanciers habituels qui font tourner l’économie locale. Il passe beaucoup de temps à discuter dans les quartiers, dans les clubs sportifs, dans les associations de personnes âgées. « Il faut écouter les gens et leurs peurs qui peuvent être tout à fait légitimes, dit-il. On ne peut pas faire de la politique migratoire autrement. »
Il prend comme exemple un collège fermé dans les faubourgs de Las Palmas, transformé en urgence en centre d’accueil. Les habitants du quartier n’ont pas apprécié, il y a eu des manifestations. Avant de juger, dit Txema Santana, il faut bien saisir la situation. « Déjà, la fermeture de l’établissement obligeait les enfants à aller à l’école beaucoup plus loin. En plus, on avait promis aux habitants que le collège serait transformé en centre culturel, dans un quartier où il n’y en avait pas. On peut comprendre leur réaction… »
Txema Santana dit qu’il comprend tout autant le jeune homme malien qui, un jour, l’a interrogé sur l’attitude de l’Europe à son égard. « Il m’a dit : “Je parle français, mes parents aussi, mes amis sont en France, ils m’envoient des photos devant la tour Eiffel. Les militaires français sont au Mali, la monnaie malienne est en France. Moi, j’aime la France, mais la France ne m’aime pas. Pourquoi ?” » Le conseiller a fini par se poser la même question. « Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir une autre relation avec l’Afrique ? Pourquoi toujours cette relation si dure, si brutale, alors ces jeunes arrivent avec tellement d’énergie et l’envie de changer les choses chez eux ? Pourquoi ne pas les soutenir dans cette envie ? L’Europe aurait tellement à y gagner. » Puis il ajoute : « Je me dis que si rien ne change, c’est parce que cette relation est parfaite pour le capitalisme. Tous ceux qui arrivent et rejoignent le continent sont aujourd’hui en train de travailler. Le système les absorbe mais les laisse sans droits. » Une frontière fermée est un business lucratif, lors du passage comme à l’arrivée.
Cette série a été financée par le European Journalism Center (EJC), via le programme European Development Journalism Grants. Ce fonds est soutenu par la Bill & Melinda Gates Foundation.