Ils portent tous les deux le même survêtement gris, la même doudoune noire, comme tous ceux qui viennent d’arriver au camp de Las Raices, après avoir accosté sur l’île de Tenerife, Lanzarote ou Fuerteventura. L’un a un bonnet, l’autre une casquette. Ils observent ensemble un grand arbre, les yeux levés vers la cime.
« Il y a quoi là-haut ? demandé-je en français.
Dara, rien, répond l’un d’entre eux en wolof.
Ah ok, ma ne, xanaa picc moo fa nekk, je me suis demandé s’il n’y avait pas un oiseau. »
Ils rient tous les deux, s’approchent du petit muret où je me suis posée pour écrire.
On s’interrogeait sur le nom de l’arbre, dit celui qui porte un bonnet en s’installant sur le muret. Et toi, tu fais quoi ? Tu écris ?
Oui, je suis journaliste.
Comme ça tu connais le Sénégal ?
Oui, j’y vais souvent en ce moment, à cause de mon travail. Vous venez d’où, vous ?
De Joal. »
Voilà comment une boucle se ferme, comment le récit revient sur ses pas. Le monde est toujours plus petit qu’on ne le pense, et c’est avec cette conviction-là que je me suis postée ici, sur un muret devant le camp de Las Raices, en me disant que tôt ou tard, je retrouverai ici des personnes qui ont quitté les plages sénégalaises où j’étais quelques mois plus tôt. Je reste là, sur le muret, et je salue les hommes qui passent, en français, en wolof, en espagnol. Je distingue à leur façon de circuler ceux qui viennent d’arriver et ceux qui sont là depuis quelque temps déjà, les nouveaux arrivants au regard un peu perdu et au pas hésitant, habillés de tenues toujours similaires. Les plus anciens, eux, se déplacent avec l’assurance de celui qui connaît son chemin, cette assurance qui vient vite, au bout de quelques jours seulement, quand le regard reconnaît l’entourage, repère des connaissances sur la route (lire l’épisode 13, « Les Canaries, terminus de leur nouvelle vie »). Dans le bois juste derrière, des canettes de bière s’accumulent, c’est l’endroit où on vient tuer le temps et noyer l’ennui, à côté du bloc de béton qui déclare en lettres colorées peintes par des activistes : « Ningun es illegal », personne n’est illégal. En face, derrière le grillage de l’ancien camp militaire, des rangées et des rangées de grandes tentes blanches, les mêmes que m’avait montrées Lémou sur la vidéo de sa traversée (lire l’épisode 3, « “Lui, il est allé jusqu’en Europe et il est revenu !” »).
« Vous connaissez Seynabou Dieng, peut-être ? La patronne des femmes transformatrices à Joal ? » (lire l’épisode 5, « “C’est moi qui lui envoie de l’argent !” »), je demande. « De nom, oui, mais pas personnellement. On est pêcheurs, nous, pas mareyeurs. » Modou et Ousmane sont plutôt de ceux qui viennent d’arriver, ceux qui ne s’aventurent pas encore vers la ville voisine, préférant apprivoiser d’abord l’entourage du camp, le froid étonnamment vif, le bourdonnement incessant des avions qui décollent et atterrissent à quelques centaines de mètres de là, transportant des vacanciers depuis l’Europe continentale. Modou et Ousmane les regardent, ils espèrent bientôt poursuivre leur route vers la « grande Espagne ». Ils sont originaires du même quartier à Joal, ont bientôt 30 ans, pas de femmes, pas d’enfants, précisent-ils. « Quand tu sais que tu risques de partir, ce n’est pas bien de se marier, dit Ousmane. Se marier et partir, c’est juste faire souffrir sa femme. » Modou, dont l’anniversaire approche, dit qu’il a décidé de fêter ses 30 ans une fois qu’il sera arrivé en Europe. Ici, c’est déjà l’Espagne, mais ce n’est pas encore le terminus.
Pour venir, les deux pêcheurs ont pris la route la plus sécurisée et la plus rapide : en avion de Dakar jusqu’à Casablanca, au Maroc, puis le zodiac depuis Laâyoune, dans le Sahara occidental, pour une traversée qui a duré moins de 24 heures. En sortant de l’avion à Casablanca, ils ont passé deux jours dans la ville, « pour se reposer », puis sont descendus vers Agadir, pour travailler dans les champs pendant quinze jours, se faire un peu d’argent et tâter le terrain pour le départ. Ils ont ensuite pris le bus pour Tantan, puis ont rejoint Laâyoune en voiture avec « l’automafia ».
Tu montes dans une voiture, tu payes 400 ou 450 dirhams et la voiture te dépose dans la maison où tu dois aller. Mais tu montes à dix dans une voiture qui normalement prend cinq personnes ! […] On n’arrive pas à fermer la porte tellement on est nombreux. C’est le chauffeur qui claque la porte de dehors.
« L’automafia, c’est quelque chose !, souffle Modou. Je ne savais même pas que ça pouvait exister ! Je t’explique : là-bas, si tu es Marocain, tu peux passer, mais si tu es Noir, on te laisse pas passer, parce qu’on pense que tu vas prendre la mer. C’est pour ça qu’il y a l’automafia. Tu montes dans une voiture, tu payes 400 ou 450 dirhams et la voiture te dépose dans la maison où tu dois aller. Mais tu montes à dix dans une voiture qui normalement prend cinq personnes ! » « Tu es serré comme ça, montre Ousmane en se recroquevillant sur lui-même. Même tu auras quelqu’un qui va s’asseoir sur tes pieds ! Moi, j’ai voyagé dans le coffre. » Modou abonde : « On n’arrive pas à fermer la porte tellement on est nombreux. C’est le chauffeur qui claque la porte de dehors. ». Il écarquille les yeux, comme s’il avait encore du mal à croire à ce trajet de quatre heures, entassé dans l’habitacle du véhicule. « D’abord, je ne voulais pas monter. Je dis : “J’ai pas payé pour voyager comme ça.” On me répond : “C’est ça et c’est tout.” Alors je suis monté, même si je ne voulais pas. Jamais dans ma vie, j’avais fait une chose que je ne veux pas faire. » Il secoue la tête, puis se tourne vers moi. « Tu vois, sur la route, chacun a quelque chose qui le marque plus que d’autres choses. Moi, c’était l’automafia. »
Je leur demande comment on trouve un coxeur, le contact de celui qui affrétera le bateau. Ils m’expliquent qu’il faut se renseigner. Pendant les quinze jours à Agadir, c’est ce qu’ils ont fait. « Tu discutes », me disent-ils. Le contact, il faut que tu le trouves toi-même sur place. Les numéros de téléphone changent souvent. Alors on cherche, on demande, de toute façon, racontent-ils, dans les champs il n’y a que des Noirs, on finit toujours par savoir. « Tu entends aussi des histoires trop tristes », ajoute Modou. Des gens qui ont disparu, dont personne n’a plus de nouvelles. « Et qu’est-ce qui se passe si tu es attrapé par la police marocaine ? », demandé-je. « On t’amène dans le désert et on te laisse là, à 60 km de la ville. Tu te débrouilles pour rentrer. Si tu as la chance, tu envoies ta localisation à l’automafia qui vient te chercher, ou alors tu croises l’automafia mais c’est rare dans le désert. Et sinon, tu marches les 60 km. »
Je demande combien ça a coûté, tout ce trajet. 2 millions de CFA, répondent-ils, environ 3 000 euros. En embarquant à Joal, le ticket aurait été moins cher, dans les 400 000 CFA (600 euros), mais c’est devenu trop difficile : « Il y a trop d’espions qui vont te dénoncer à la police dès qu’ils entendent parler d’un départ. » Alors, chacun se prépare en secret. « Moi, pendant longtemps, je ne voulais pas partir, précise Modou. Il y a quelques années, mon meilleur ami est parti et m’a proposé de venir avec lui. J’ai refusé. Je lui ai dit : “Moi, je reste ici. Je vais acheter une pirogue et devenir capitaine.” »
Parce que la pêche, Modou aime ça. C’est sa passion. Il a arrêté l’école en quatrième pour travailler sur les pirogues, contre l’avis de ses parents qui auraient préféré voir leur fils poursuivre ses études. Mais le rêve de posséder sa propre pirogue ne s’est jamais réalisé. Modou a continué à travailler pour les autres, gagnant 2 000 CFA par jour, parfois 10 000 CFA, parfois rien. Il a fait les marées jusqu’en Guinée Conakry et Guinée-Bissau, parce que la mer ne donne plus rien, il y a trop de grands bateaux étrangers. Modou ne voit plus d’avenir dans ce métier qu’il adore, mais il n’en a pas d’autre. « Si tu veux avoir une famille, une femme, des enfants, ta maison à toi, comment tu fais quand tu ne gagnes rien ? », demande Ousmane. « C’est difficile d’épargner, renchérit Modou. Tu gagnes un million sur l’année, tu n’arrives même pas à satisfaire tes besoins. Les dépenses sont toujours plus élevées que ce que tu gagnes. Tu commences à avoir des rancunes, et tu te dis : “Peut-être qu’en Europe, j’y arriverais.” »
Je leur demande comment ils ont fait pour économiser 2 millions pour le ticket. En fait, ils n’ont pas payé la traversée : ils conduisaient le bateau. Ils sont pêcheurs, ils connaissent la mer, c’est leur chance. Bien sûr, ils connaissent les risques. Au Maroc, une de leurs connaissances a été arrêtée et condamnée à dix ans de prison. En Espagne, en cas de décès pendant la traversée, c’est une condamnation pour homicide que risque le capitaine. Mais ce qui a marqué Modou, ce n’est pas le danger pour lui. « Il y avait des femmes avec des enfants très jeunes. C’est une grande responsabilité. Dès que tu touches l’eau, c’est dans les mains de Dieu. Les gens dans le bateau, s’ils meurent, c’est à cause de toi. S’ils survivent, c’est à cause de toi, et grâce à Dieu. Tu vois tous ces gens dans le bateau, soixante vies que tu dois mener à bon port. C’est une très grande responsabilité. »
Le zodiac faisait huit mètres de long, un mètre de large, « avec un moteur de 25 chevaux », précise Ousmane. Les deux pêcheurs n’ont pas voulu du GPS proposé par celui qui affrétait le bateau, préférant leur propre compas de marin qu’ils avaient emporté depuis Joal. Quand ils ont vu le bateau de Salvamento marítimo, les sauveteurs en mer espagnols, s’approcher, après dix-neuf heures en mer, ils ont jeté le compas à l’eau et sont allés s’asseoir au milieu des autres passagers. C’est comme ça que ça se passe sur la route, chaque situation exige d’adopter une nouvelle identité, celle qui vous protégera le mieux pour la suite. On n’est plus le pêcheur qui a conduit tout le monde à bon port, on devient un « migrant » parmi d’autres, puis un demandeur d’asile, puisque c’est cela qui évite que la porte se ferme tout de suite.
Tu parles, mais personne ne te comprend, ni en français ni en wolof. Toi, tu comprends rien non plus, on peut t’insulter et tu ne comprends pas, et tu te tais parce que tu sais que tu n’es pas chez toi.
« Et vous n’avez pas eu peur que les autres passagers parlent ? », demandé-je. Ils me disent que non. Tout le monde était bien arrivé, tout le monde était content, personne n’avait envie d’histoires. De toute façon, dit Modou, la police n’a ni le courage ni le temps d’interroger soixante personnes, surtout quand tout s’est bien passé, qu’il n’y a pas de morts. Mais bien sûr, c’est risqué, répète Ousmane. C’est pour cela qu’ils ne s’appellent ni Modou ni Ousmane en vrai, qu’ils ne montrent pas leur visage devant l’appareil photo de Laurent Hazgui. C’est aussi pour cela aussi que je choisis de taire certains détails de leur histoire. On se met d’accord sur tout ça sur le muret, je leur demande comment ils veulent s’appeler, ils me disent : « Tu choisis. » « Je vais vous baptiser de nouveau alors. » On rit ensemble.
Ils visent donc la « grande Espagne », le continent et un travail : « N’importe quoi, ce qu’il y a comme travail on prend. » Au bout de la route, il y a la promesse d’une maison au Sénégal, d’une famille, d’une pirogue si tout va bien. Mais les désillusions arrivent déjà. Quand Modou a appelé son oncle, déjà établi en Espagne, pour lui annoncer son arrivée aux Canaries, ce dernier lui a dit qu’il valait mieux rester dans le camp, attendre que les autorités l’envoient vers un centre d’accueil du continent, plutôt que de tenter de venir par ses propres moyens. « Quelqu’un qui te répond comme ça, tu te dis qu’il ne va pas pouvoir t’aider », dit-il.
Et puis il y a la langue. « Tu parles, mais personne ne te comprend, ni en français ni en wolof. Toi, tu comprends rien non plus, on peut t’insulter et tu ne comprends pas, et tu te tais parce que tu sais que tu n’es pas chez toi. » Alors Modou et Ousmane essaient de miser sur la demande d’asile. Ils savent qu’aux Sénégalais, on ne l’accorde pas parce qu’il n’y a pas de guerre au Sénégal, ils ont retenu ça de la réunion d’information au camp, mais ils se disent que, peut-être, en racontant une histoire qui va bien, ça pourrait marcher. « Il faut avoir une stratégie », dit Ousmane. Je leur répète ce qu’ils savent déjà, les conditions de l’asile qui ne correspondent pas à leur parcours, à leur rêve pourtant simple et légitime : une maison, une famille, la pirogue peut-être, pouvoir revenir et investir chez soi.
Si tu dis que c’est dur, tu fais de la peine à tes parents. Et tes amis ne te croiront pas. Ils te diront : “Tu mens, tu dis ça juste pour qu’on ne vienne pas profiter de ce que tu as trouvé là-bas.”
Quand ils parlent avec la famille par WhatsApp, ils disent que tout va bien. « C’est comme ça, on rassure les parents », disent-ils. La traversée de la mer est déjà une telle affaire, une telle inquiétude, qu’une fois arrivés, on laisse aux proches le soulagement et on ne leur parle pas du reste. « Quand ils demandent si on a assez à manger, on répond que oui, j’ai mangé et je suis rassasié. »
« Mais si tout le monde fait comme ça, leur dis-je, si tout le monde dit que tout va bien, on continuera à penser qu’en Europe, c’est facile, alors que ce n’est pas la vérité. Vous aussi vous le savez maintenant, que ce n’est pas la vérité.
C’est vrai, mais si tu dis que c’est dur, tu fais de la peine à tes parents. Et tes amis ne te croiront pas. Ils te diront : “Tu mens, tu dis ça juste pour qu’on ne vienne pas profiter de ce que tu as trouvé là-bas.”
Chacun doit venir voir pour savoir », dit Modou.
Je reconnais la phrase entendue aussi dans la bouche de Lémou, à Mbour. Il faut partir pour voir soi-même de quoi est fait le rêve, les paroles des autres n’y changeront pas grand-chose, parce que l’espoir d’un ailleurs meilleur est sacré. Et plus l’ailleurs est difficile à atteindre, plus l’espoir est sacré.
Le lendemain, avant de reprendre l’avion vers Paris, je fais une dernière visite au cimetière de Santa Lastenia, à l’entrée de la ville de Santa Cruz, en bordure de mer. Dans la partie la plus reculée du cimetière perché sur le flanc de la colline, face à l’Atlantique, se trouvent quinze tombes anonymes, toute la rangée basse d’un colombarium vide. Il n’y a rien sur les quinze niches, pas un nom, pas une mention, juste cette petite plaque vissée sur la niche numéro 32, posée par l’association des Maliens à Tenerife :
« À toutes les personnes qui un jour sont parties de chez elles à la recherche d’une vie meilleure, pour fuir la guerre, pour trouver la liberté et la prospérité qu’elles méritent,
À tous ceux qui ont perdu la vie sur le chemin et plus particulièrement aux victimes de la pirogue trouvée le 26 avril 2021 avec 24 corps, au sud d’El Hierro,
Mamadou Camara, Sacko, Aly, Sékou Sylla, Cissé, Alamason, Abache, Fadiala, Nfamori, Fousseni, Djibril, Alou Coulibaly, Drissa Diallo,
Que la terre vous soit légère, nos frères ! À tous ceux qui continueront d’emprunter ces routes, bon voyage ! »