Mbour, envoyée spéciale
Sous le mbar, cet abri construit sur le sable au bord de l’eau, ouvert aux quatre vents, toit de tôle et banquettes en ciment, lieu de palabres et de dégustation d’ataya
« Les jeunes ne partent pas pour se suicider, enchaîne Papa Dam, en haussant le ton. Ils partent parce qu’ils n’ont plus d’espoir ! On n’est pas des bandits, ni des voleurs ! On part pour aider nos familles. Personne ne quitte sa famille, sa femme, ses enfants, son pays, pour aller mourir en mer. S’il y avait du poisson, personne ne partirait ! » À côté de lui, Badou Ndoye, le jaraaf, prend la parole. Boubou blanc et chapelet à la main, il a le ton posé et le débit tranquille de celui qui a l’habitude d’être écouté. « Avant, tu ne faisais même pas un kilomètre, tu trouvais du poisson, déclare-t-il, l’index pointé vers le ciel pour appuyer son propos. Maintenant, tu vas jusqu’en Gambie et tu n’arrives pas à gagner la dépense de la journée. »
« Parfois, on descend jusqu’en Casamance pour pêcher, renchérit Abdoulaye Ndiaye, mareyeur. On ne peut pas signer ces accords avec l’Union européenne. Ils sont je ne sais combien de pays qui pêchent chez nous, alors que le Sénégal, c’est un seul pays !
Est-ce que c’est normal, ça ?, m’apostrophe Papa Dam. Est-ce que c’est normal que des bateaux européens viennent pêcher ici mais nous, quand on demande un visa pour la France, on nous le donne pas ? »
Il y a de l’amertume dans sa voix. « Ici, même le chat qui vit dans ta maison n’a plus rien à manger ! », ajoute-t-il, enfonçant le clou et déclenchant quelques rires dans l’assemblée.
L’argument reviendra dans toutes les discussions que j’aurai à Tefess : il n’y a plus de poisson, autant s’en aller. Pas besoin de se promener longtemps dans le quartier pour comprendre qu’ici chacun connaît quelqu’un qui est parti. Dans la maison d’un chef de quartier, un jeune homme nous raconte le départ de son petit frère de 21 ans, en septembre dernier. Il n’avait prévenu personne, la nouvelle est arrivée par des amis.
« Et comment il a fait pour avoir l’argent ?
Il n’a pas payé, il connaît la mer. Il est pêcheur, comme moi.
Tu veux dire qu’il aurait été un des capitaines de la pirogue ?
C’est ça. »
Je lui ai défendu de prendre la mer mais il est parti quand même.
Un peu plus loin, sous un autre mbar, un groupe d’hommes discutent, l’un d’eux lève la main quand on explique la raison de notre venue. Le fils d’Abdoukarim Ndiaye est parti en octobre dernier, à 16 ans. Yirim avait prévenu son père de ses plans, lui avait « demandé l’autorisation ». Abdoukarim avait refusé tout net. Hors de question de donner sa bénédiction à cette tentative qu’il savait dangereuse, même si son fils lui avait expliqué qu’il n’aurait pas à payer les 300 000 à 400 000 CFA (450 à 600 euros) que représente le prix du « billet ». « Je lui ai défendu de prendre la mer mais il est parti quand même, soupire le père. Comme je n’avais pas de nouvelles, j’ai demandé à sa mère où il était. Elle m’a dit : “Il est parti chez son tonton.” Le lendemain, je lui ai reposé la question, elle m’a répondu la même chose. Ils étaient de mèche, elle et mon fils. Elle, elle était d’accord pour qu’il parte. »
Je lui demande ce que ça lui fait, un enfant qui lui désobéit. « Ça fait mal », dit-il. Mais quand Abdoukarim a fini par avoir son fils au téléphone, il ne l’a pas engueulé. Un ami de Yirim avait d’abord tâté le terrain, appelant le père « pour [le] calmer », lui dire de ne pas en vouloir à son fils. « Mais moi, j’étais soulagé, j’ai dit : “Dieu est grand, mon fils est en vie.” » Dans la pirogue, il n’y a pas eu de morts, les 120 passagers sont tous arrivés sains et saufs aux Canaries où Yirim est toujours, huit mois après son départ de Mbour. Il doit aller à l’école pendant un an, pour apprendre l’espagnol, explique son père. Au Sénégal, il n’avait fait que trois ans d’école primaire.
Je demande à Abdoukarim ce qu’il pense de la condamnation en justice du père de Doudou Faye. Son histoire avait fait la une des journaux en novembre dernier. C’est l’envie de comprendre ce que représente cette condamnation qui m’amène ici, à Mbour.
« C’est normal que le papa soit condamné, répond Abdoukarim sur un ton assuré. C’était un enfant. C’est le père qui est responsable.
Et toi, s’il était arrivé quelque chose à ton fils ? Tu aurais accepté une condamnation ? »
Il esquive. Il n’a pas payé pour le voyage de son fils, il lui a défendu de partir… J’ai soudain honte de ma question. Je suis en train d’évoquer la mort de son enfant devant un père qui vient de me raconter son soulagement de le savoir en vie, juste pour aller au bout d’un questionnement qui ne concerne que moi. Je n’insiste pas.
Quelques dizaines de mètres plus loin, un autre père nous raconte une histoire similaire : un fils de 16 ans, jeune pêcheur, une possibilité de traversée gratuite. Quand Assane l’a consulté, son père n’a pas cherché à le dissuader, contrairement à Abdoukarim. « Qu’est-ce que je peux lui dire ? Je n’arrive même pas à nourrir ma famille… » Il a le regard fatigué. Quand je lui parle de l’affaire de Doudou, il s’emporte. « C’est l’État qu’on devrait condamner, pas les parents ! Ce sont ceux qui nous gouvernent qui sont responsables de la situation ! »
Deux jours plus tard, je suis chez Badou Ndoye, le jaraaf, dans une des maisons de Tefess. Dans les rues, adossées aux murs des concessions, des pirogues en cale sèche. Les voitures et les moutons contournent les montagnes de filets et de flotteurs entassés devant les bâtiments, occupant parfois la moitié de la chaussée. Le jaraaf a promis de m’en dire plus sur l’histoire du poisson à Mbour. Il est né en 1939, il est fils, petit-fils et arrière-petit-fils de pêcheurs de Tefess, pêcheur professionnel lui-même depuis l’âge de 16 ans. À l’époque, les pirogues ne dépassaient pas 12 mètres, la pêche se faisait à la voile et à la pagaie, la navigation avec les étoiles. Badou Ndoye met un point d’honneur à signaler qu’il ne s’est jamais servi de GPS. En vieux loup de mer, il a l’habitude d’observer pour se repérer : la force du vent, la hauteur des vagues, leur distance l’une de l’autre.
C’est mon grand-père qui a été le premier à découvrir du poisson en abondance au niveau de Mbour. C’est comme ça qu’il a fondé le quartier de Tefess, en 1898.
« Même ici, j’observe », insiste-t-il en désignant sa chambre où il nous a invités à prendre place, sur les grands fauteuils moelleux qui se font face, lui d’un côté, son fils aîné et moi de l’autre. « Je sais l’heure à laquelle le soleil entre dans cette pièce et le point précis où les premiers rayons se posent sur le mur. Ce point se déplace avec les mois. Et je sais que quand les rayons matinaux atteignent le coin de l’armoire, ce sera le début de la saison des pluies. » Le jaraaf sort de vieilles photos d’une pochette : la pirogue avec laquelle il a gagné une course, un portrait de lui et de sa jeune épouse, la première d’entre elles, posant dans un studio, puis une ribambelle d’enfants, tous les siens, ils sont 17 sur la photo
« Aujourd’hui, à Mbour, il y a beaucoup de pirogues, on ne peut même pas les compter. Mais au début, ce n’était pas comme ça, commence-t-il. Au début, il n’y avait que six pirogues à Mbour. C’est mon grand-père, Baay Tiir Ndoye, qui a été le premier à trouver cette plage. Il rentrait de Gambie où il était parti pour du travail saisonnier. Sur le chemin du retour, avec sa pirogue qui s’appelait “Salla Fatma”, il a découvert du poisson en abondance au niveau de Mbour. Arrivé chez lui, vers Mbao, il a raconté son aventure. C’est là qu’un vieux lui a dit : “Là où tu as trouvé tout ce poisson, c’est là-bas que tu vas habiter désormais.” C’est comme ça que mon grand-père est venu à Mbour et a fondé le quartier de Tefess, en 1898. » À l’époque, il y avait moins d’une dizaine de maisons à Tefess. Pendant longtemps, le poisson n’a pas manqué. Badou Ndoye se souvient que dans les années 1970 et 1980, on pouvait apercevoir des bancs frétiller dans les vagues depuis la plage. J’en garde des souvenirs moi aussi, qui ai vécu une partie de mon enfance à Mbour dans les années 1980. Mon père passait le plus clair de son temps libre à pêcher, je l’ai accompagné avec mes frères, apprenant moi aussi à lancer la ligne depuis la plage.
« Quand est-ce que ça a commencé à se gâter ?, je demande.
Vers les années 2000. »
Il y a d’abord eu des années de surproduction, raconte le jaraaf. Les prises de yaboys, les sardinelles rondes, étaient parfois si conséquentes que les pêcheurs n’arrivaient pas à les écouler sur le marché. Avec les années et la crise de l’emploi dans d’autres secteurs, la pêche a attiré de plus en plus de monde. « On a vu des étudiants, des éleveurs, des commerçants, des agriculteurs... Tout le monde vient à la pêche. »
Selon le ministère de la Pêche sénégalais, le secteur emploierait aujourd’hui environ 600 000 personnes dans le pays. La pêche artisanale serait pratiquée par une flotte de 12 000 pirogues, pour une production qui oscille entre 370 000 et 435 000 tonnes par an depuis quinze ans. Les chiffres exacts pourraient être bien plus élevés : beaucoup travaillent de façon informelle et toutes les pirogues ne sont pas immatriculées. Depuis 2012, l’État ne délivre plus de nouvelles licences pour la pêche artisanale, alors que celles de la pêche industrielle, elles, ne sont pas gelées. Celle-ci produit essentiellement pour l’exportation, dans des bateaux-usines qui parfois n’accostent même pas au Sénégal.
Plus de monde, plus de pirogues, pour des ressources bien souvent déjà surexploitées dans la zone
Le poisson a commencé à se faire plus rare. Il a fallu aller de plus en plus loin pour en trouver, s’éloigner des côtes de Mbour, les longer vers le sud, vers la Gambie, la Casamance, parfois jusqu’en Guinée. Les coûts ont augmenté en conséquence, en même temps que le prix du matériel. Le jaraaf sort un petit cahier rempli de chiffres, datant de 1978. Pour chaque sortie en mer, il y a consigné les dépenses et les recettes, ainsi que la part revenant à chaque pêcheur. Une fois les frais remboursés, le bénéfice de la journée est partagé entre le propriétaire de la pirogue qui en récupère un tiers (la « part du filet »), le reste revenant aux membres de l’équipage. En 1978, dans la pirogue de Badou Ndoye, ils étaient huit et la part d’un pêcheur oscillait entre 200 et 1 500 CFA
Aujourd’hui, il arrive qu’après une journée de pêche les recettes ne couvrent même pas les frais de la pirogue. Dans ce cas, personne ne gagne rien. Des embarcations restent parfois à quai pendant plus d’une semaine, les propriétaires préférant ne pas prendre le risque de perdre de l’argent. Les fournisseurs de matériel n’acceptent plus de faire crédit, sans certitude d’être remboursés. Début 2020, le jaraaf lui-même a dû vendre un terrain pour réinjecter trois millions de CFA (4 500 euros) dans la trésorerie et réparer une de ses pirogues. Mais depuis, les pertes ne font que s’accumuler, explique le fils aîné qui tient la comptabilité. Six mois plus tard, elles s’élevaient à 72 000 CFA (100 euros). Quand la pirogue a été de nouveau abîmée par le mauvais temps, la décision a été prise de ne plus la réparer pour ne pas creuser le gouffre financier.
L’année dernière a été particulièrement difficile. Les restrictions dues à la pandémie ont mis le secteur artisanal à genoux. À Mbour, les pêcheurs étaient d’abord autorisés à sortir en mer uniquement trois, puis cinq jours par semaine, avec des horaires d’ouverture du quai de pêche très contraignants, de 6 heures à 18 heures, alors même qu’on était dans la période de pêche la plus abondante. Les marchés étaient fermés ou ouverts seulement quelques heures par jour, la circulation entre les villes limitée. Les pêcheurs se sont parfois retrouvés avec des prises qui leur pourrissaient dans les mains, faute de pouvoir les écouler. En même temps, les bateaux de pêche industrielle étrangers continuaient à sillonner les côtes sénégalaises.
Quand, en avril 2020, en pleine pandémie, une liste de 54 demandes de nouvelles licences pour des bateaux de pêche industrielle chinois et turcs a été publiée, la fronde des pêcheurs a été immédiate. En mai, huit organisations professionnelles du secteur associées à Greenpeace ont adressé une lettre ouverte au président de la République Macky Sall, exigeant plus de transparence et demandant que les nouvelles licences soient gelées. Le ministère de la Pêche a réagi en assurant avoir refusé de délivrer ces documents, mais les médias sénégalais ainsi que Greenpeace ont publié des preuves indiquant le contraire.
Et quand, quelques mois plus tard, toujours en pleine crise du Covid, l’Union européenne a renouvelé son accord de pêche avec le Sénégal en novembre 2020, certains ont de nouveau grincé des dents. Même si le texte ne concerne que le thon et le merlu noir
Avant, les pêcheurs ne faisaient que convoyer. Mais ces derniers temps, on voit des pêcheurs prêts à payer le prix du billet pour partir.
« Les pêcheurs connaissent la mer, ils sont à l’aise dans les pirogues, dit Badou Ndoye. Ce sont ceux qui ne la connaissent pas qui ont le mal de mer et finissent par mourir. On ne peut pas rester trois, quatre, cinq jours à vomir. On perd ses forces et on perd la vie. Et ensuite, on est obligés de jeter le corps à la mer.
C’est ce qui est arrivé au jeune Doudou Faye, de Saly, je dis. Vous vous souvenez de cette histoire ?
Oui, je m’en souviens, répond le fils. L’avocat qui a défendu son père est un enfant du quartier.
Et vous en pensez quoi, de cette affaire ?, je demande au jaraaf.
La mort, c’est Dieu qui décide, répond le patriarche. C’est lui qui t’attire là où tu dois mourir.
La justice n’avait pas à intervenir, ajoute le fils. Certains disent que le papa a sacrifié son fils. Mais moi, je pense à l’amour que tout parent a pour son enfant. L’État a voulu marquer l’interdit pour ceux qui prennent la mer. C’est pour ça que la justice, ou l’État par le biais de la justice, a interpellé le papa et l’a condamné.
C’est Dieu qui tue, insiste le père. Dieu a voulu que le jeune Doudou Faye meure dans les eaux. C’était son destin. »