Mbour, envoyée spéciale
C’était la pirogue de son père. Le passeur avait demandé 1 million de CFA (1 500 euros) pour le « billet » jusqu’aux Canaries, alors Lémou Ndiaye, 25 ans, a vendu la pirogue et le moteur de son père. On était début janvier. Lémou et ses amis étaient descendus à Tanji, en Gambie, à une centaine de kilomètres de Mbour, pour plusieurs semaines de pêche. C’est là-bas qu’ils ont entendu parler des départs qui se préparaient. Chez lui, à Mbour, beaucoup de jeunes étaient partis depuis le mois de septembre. L’occasion qui se présentait était trop tentante. Lémou n’a pas réfléchi longtemps. Il n’a réussi à obtenir que 700 000 CFA (1 060 euros) de la vente de la pirogue et du moteur, une somme dérisoire au vu de leur valeur réelle, mais il fallait faire vite, en espérant que le passeur accepterait de négocier. Celui-ci n’a finalement pas fait d’histoires, et Lémou est monté dans l’embarcation à Tanji avec ses quatre amis, tous pêcheurs comme lui.
« Je me suis dit que ce que je peux gagner ici, là-bas je pourrai le gagner beaucoup plus vite », dit-il, six mois plus tard, assis sur le grand lit dans la chambre qu’il occupe avec son épouse et leur fille de 3 ans, Ndèye Diop, à Tefess, dans le quartier des pêcheurs de Mbour. Leur deuxième enfant vient de naître le matin même, c’est un garçon, la mère est encore à la maternité. Lémou sourit en m’annonçant la nouvelle. Quand il est parti en janvier, il ne savait pas encore que sa femme était enceinte.
J’ai croisé Lémou sur la plage de Mbour, quand je me promenais dans le quartier de Tefess pour la première fois, arrivée là pour en savoir un peu plus sur les départs vers les Canaries qui ont explosé l’année dernière (lire l’épisode 1, « Une pirogue pour les Canaries »). Il était assis sur le bord d’une pirogue avec une bande de copains qui l’ont tancé quand je me suis présentée. « Lui, il est allé jusqu’en Europe et il est revenu ! » Lémou a eu un sourire un peu gêné mais a accepté qu’on discute, puis qu’on se revoie chez lui, dans cette maison familiale où il vit avec ses parents, son frère, des oncles, des tantes et une flopée d’enfants.
« On ne compte pas chez nous », me répond-il dans un éclat de rire quand, assise sur le lit à côté de lui, je lui demande combien ils sont dans la maison. Mes tentatives d’énumération des membres de la famille ou de décompte des enfants qui se faufilent entre la chambre et la cour de la concession sont vite interrompues par de nouveaux rires. « Non, ici, on ne compte pas ! », répètent tous les hommes présents dans la chambre en plus de Lémou, son frère aîné, son père et un de ses oncles. Les femmes sont dehors, elles préparent le repas de midi, des marmites fument sur des fourneaux de charbon posés par terre, deux maquereaux débités attendent dans une bassine, bientôt farcis d’herbes et de piment.
Ici, tout le monde est pêcheur (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »). Ibrahima, le grand frère de 42 ans, vient de rentrer d’une campagne de pêche de deux semaines sur les côtes du Liberia. La pêche était « moyenne », dit-il : plus de la moitié des recettes de 2 millions de CFA (3 000 euros) a été engloutie par des frais d’essence, de nourriture et de glace, indispensable à la conservation du poisson. Sa paie de marin pour deux semaines de travail s’est élevée à environ 39 000 CFA (60 euros). En partant, il avait laissé 50 000 CFA (environ 75 euros) à la maison, pour couvrir les dépenses de la grande famille pendant son absence. Le quotidien, ici, c’est courir jour après jour après l’argent, après ce qu’on appelle « la dépense quotidienne », la somme nécessaire pour nourrir les membres de la famille
« Tu avais prévenu tes parents que tu allais prendre la mer ?, je demande à Lémou.
Non, je n’avais rien dit. Ils pensaient que j’étais toujours en Gambie. »
Pas un mot non plus sur la pirogue et le moteur vendus. Lémou est parti comme beaucoup de jeunes hommes, en cachette, pour ne pas faire face aux remontrances et à la désapprobation des parents, mais aussi pour préserver ses chances : plus les projets sont ébruités, plus le risque d’une arrestation avant le départ augmente. Son père écoute, installé dans un fauteuil au coin de la chambre. « Tu es parti pour chercher », dit-il, comme pour encourager son fils dont le visage s’est fermé à l’aveu que ma question l’oblige à refaire devant ses aînés.
« Ça a duré combien de temps, le voyage ?
Sept jours. La mer était très calme. »
Lémou sort son téléphone de sa poche, clique sur une vidéo. On y voit la grande pirogue remplie de gens, filmée de la poupe, des hommes assis en rang d’oignon sur les bancs étroits, un d’entre eux se retourne vers l’objectif, il est en tenue de pêcheur, ciré vert foncé et bonnet sur la tête, il agite une main en criant, le visage radieux, un cri de victoire qui dépasse le vrombissement du moteur, ça y est, on est en route ! Dans la voix, il y a l’excitation de la décision prise, de l’aventure qu’on a osée.
« C’est toi ?
Oui, répond Lémou en souriant. C’était le quatrième jour de navigation. J’avais donné mon téléphone au capitaine pour qu’il filme.
Vous étiez combien dedans ?
Je ne sais pas… Peut-être une centaine. Il y avait des Sénégalais, des Gambiens, des Maliens, des Ivoiriens aussi.
C’était comment, la traversée ?
C’était pas difficile. Je connais la mer. »
Non, ce qui était difficile, ce n’était pas la traversée dont Lémou parle avec une tranquillité désarmante, comme s’il avait appris à faire abstraction du danger de la mer. Ce qui était difficile, ce qui brouille le visage de Lémou quand il en parle, c’est ce qui est venu après. Le premier mois, ça allait. Lémou me montre une photo de lui et de trois de ses copains à l’arrivée, sourires jusqu’aux yeux qui ne laissent guère percevoir de trace de fatigue de la semaine passée en mer. Ils ont tous la petite vingtaine, de jeunes hommes en pleine forme. Le premier mois donc, ça allait. Lémou et ses amis étaient hébergés dans un hôtel à Tenerife, ils avaient à manger, des chambres pour dormir. « Il y a même eu une toubab qui nous a acheté des vêtements, parce qu’on était partis sans rien. » Lémou montre une photo de lui avec une jolie tenue, pull rose, baskets de la même couleur, bermuda blanc. Il était libre d’aller et de venir, se promenait avec ses amis sur les quais où ils discutaient parfois avec des habitants de l’île. Il me montre une autre photo, deux jeunes filles avec la mer derrière. « C’est deux sœurs, Patricia et Andrea. » J’imagine Lémou et ses amis sur les quais, la belle vie comme ils l’avaient peut-être rêvée. Un rêve qui a duré un mois, avant qu’ils ne soient transférés au camp de Las Raices.
« Là-bas, tout s’est gâté. On dormait dans des tentes, la nourriture nous rendait malades. » Lémou fait défiler d’autres photos, des hommes sur des lits superposés, un plateau repas avec une louchée de bouillie. « C’est ça qu’on nous donnait à manger ! Personne ne sait ce que c’est, ça. On n’a pas l’habitude de manger ça, nous. On tombait malades, regarde ! » Lémou déclenche une vidéo, un homme allongé sur la couchette basse du lit superposé, immobile, des Blancs qui s’affairent à son chevet, et tout autour, plusieurs jeunes hommes qui filment avec leur téléphone, apostrophent les Blancs avec quelques mots d’espagnol, « la comida es malo ! », « la nourriture est mauvaise ! » et, par-dessus, la voix tendue de Lémou qui explique en wolof : « Loolu metti na ! C’est dur ! Il n’a pas mangé ni bu depuis deux jours ! C’est très dur ! »
Fini les promenades et les rencontres sur les quais. Le camp est fermé, loin de tout. Aucune annonce d’un possible transfert vers le continent, aucune possibilité de travailler. La vidéo d’après, filmée de derrière une tente, montre des policiers armés quelques dizaines de mètres plus loin, on entend des coups de feu, cela ressemble à des tirs de sommation. « Il y avait beaucoup de problèmes dans le camp, explique Lémou. On était répartis dans les tentes en fonction des nationalités, et il y avait souvent des problèmes avec les Marocains. Ça faisait des bagarres. C’est pour ça que les policiers étaient venus, pour calmer la bagarre. »
Tout le temps que je reste là-bas à ne rien faire, c’est ma famille qui souffre ici.
Lémou a tenu trois mois, puis il a décidé de rentrer. Il ne restait plus rien de son rêve de départ, celui de « gagner plus vite », juste le constat amer d’un échec : « Mon père n’a plus la force d’aller en mer, mon frère se fait âgé aussi. Je suis le plus jeune, c’est moi qui dois travailler maintenant. Je suis le soutien de la famille. Mais tout le temps que je reste là-bas à ne rien faire, c’est ma famille qui souffre ici. » Quand il a appelé son père pour le prévenir de son retour, celui-ci lui a demandé comment il allait faire pour travailler, sans pirogue ni moteur. « Dieu est bon, a répondu le fils. Je trouverai du travail, je gagnerai peut-être ce qu’il faut pour en racheter. »
C’était il y a un mois. Lémou est rentré en avion, aidé par une association des Canaries dans le cadre du retour volontaire organisé par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Depuis, il a repris son travail de pêcheur, comme simple marin sur les grandes pirogues qui partent à la pêche au yaboy, la sardinelle ronde. Il vit au jour le jour, gagne entre 2 000 et 5 000 CFA (3-7 euros) par jour, parfois rien quand le poisson manque.
« Dieu est bon, répète le père qui écoute le récit de son fils, dans un coin de la chambre. Si Dieu le veut, Lémou gagnera ici ce qu’il aurait gagné là-bas.
Vous en pensez quoi, de tout ça ? je demande en me tournant vers le père.
Mon fils est sorti pour aller voir, il n’a pas réussi, c’est la volonté de Dieu. Il n’est pas mort. Tout cela, c’est dans les mains de Dieu.
Tu as de la chance d’avoir une famille qui t’accueille comme ça », dis-je à Lémou, me tournant de nouveau vers lui.
Il a soudain les yeux qui brillent, il baisse la tête, je viens de lui rappeler la perte qu’il a infligée à sa famille, la honte du retour les mains vides, l’échec cuisant qu’il vient de faire défiler sur son téléphone portable, depuis le cri de victoire poussée sur la pirogue jusqu’aux policiers armés.
« C’était une décision courageuse de ta part de rentrer, je dis, essayant d’atténuer l’effet de ma phrase précédente. Tu es jeune, tu as le temps d’accomplir des choses dans ta vie. Il hoche la tête, ne me regarde pas. Tu parles de tout ça à tes amis ici ? À ceux qui voudraient partir ?
Je leur dis comment ça s’est passé pour moi. Mais chacun décide pour soi. Certains m’écoutent, d’autres ont besoin d’aller voir de leurs propres yeux. C’est comme ça. Si on pouvait aller voir par les voies légales, ce serait mieux quand même.
Et tes amis qui sont partis avec toi, ils sont toujours là-bas ?
Oui. Deux ont été transférés en Espagne, ils ont pris l’avion. C’est leur chance. Les deux autres attendent encore. Ça, c’est les deux qui sont en Espagne. Lémou me montre une autre photo, ce sont les deux amis qui montent dans l’avion, tout sourire.
Tu regrettes parfois d’être rentré ?
Non. Eux et moi, on n’a pas la même vie. Moi, je suis un soutien de la famille. Eux, c’est différent. Ici, c’est difficile parce que notre État ne nous aide pas. Mais c’est quand même mieux que ce que j’ai vécu là-bas. Maintenant, chacun doit décider pour soi-même. »
Il y a beaucoup trop de morts dans ces pirogues. Il y a eu une semaine comme ça, l’année dernière, où tous les jours je devais aller à un enterrement.
Sur le chemin de retour, je repasse voir Papa Dam Ngingue, le vendeur de bois (lire l’épisode 2, « À Mbour, la pêche était miraculeuse »), sous le mbar jouxtant le quai de pêche. Il explique la fabrication d’une pirogue, nous présente le charpentier qui construit la structure, un grand gaillard avec des mains énormes, le ferronnier qui forge les longs clous dans sa bicoque installée sur le sable. Un peu plus loin, deux hommes sont occupés à enduire les flancs d’une embarcation pour imperméabiliser les joints entre les planches. Toute la chaîne de fabrication est sur la plage, du bois brut jusqu’à la peinture. La fabrication d’une pirogue de 24 mètres, de celles avec lesquelles on part en haute mer pour les campagnes de pêche ou qui convoient jusqu’aux Canaries, demande un mois de travail et coûte 7,5 millions de CFA (11 400 euros). Les bonnes années, Papa Dam Ngingue peut avoir des commandes pour soixante pirogues. L’année dernière, il en a eu quarante, cette année même pas une quinzaine.
Il arrive que des passeurs fassent fabriquer la pirogue exprès pour la traversée, mais Papa Dam n’a pas envie d’en parler : « Ceux qui commandent les pirogues ne disent pas que c’est pour aller en Espagne. Ils ne disent rien. Moi, je fabrique la pirogue, c’est tout. » Il secoue la tête. « Je préfèrerais qu’aucune ne parte. Il y a beaucoup trop de morts dans ces pirogues. Il y a eu une semaine comme ça, l’année dernière, où tous les jours je devais aller à un enterrement. » Il sort son téléphone, me montre la photo d’un jeune homme. « Lui, c’était un chauffeur de taxi. Je l’appelais souvent pour mes courses. Il est mort il y a six mois. Mal de mer. » Il secoue la tête. « Je ne veux plus de ces enterrements. »
Je lui demande ce qu’il pense de l’histoire de Doudou Faye, l’adolescent de 14 ans mort pendant la traversée et dont le père a été condamné à une peine de prison pour homicide involontaire. Papa Dam réfléchit. « Les parents ont une part de responsabilité. C’est le père qui avait payé la traversée. » Je repense aux mots de Lémou quand je l’avais croisé sur la plage avec ses amis pour la première fois et que je lui avais posé la même question : « C’est pas bien qu’on enferme le père. Il a déjà perdu son fils, ça doit le rendre fou. »
Cette série a été financée par le European Journalism Center (EJC), via le programme European Development Journalism Grants. Ce fonds est soutenu par la Bill & Melinda Gates Foundation.