Saly, envoyée spéciale
Àl’approche de midi, le soleil cogne si fort qu’il faut cligner des yeux, les abriter d’une main pour les protéger de la lumière qui inonde le paysage. Sur le terrain de foot, les jeunes joueurs d’Abidjan City et d’Afrique Football Elite y semblent insensibles, regards concentrés, sprints nerveux sur la pelouse verte qui se détache des couleurs ocre et sable de la périphérie de Saly. Ils jouent leur place en finale de l’Africa Challenge Cup, un tournoi pour les moins de 20 ans, devant un public inhabituel. Pas de cris de supporters, pas de foule entassée derrière la ligne de touche
À la buvette installée sous un barnum à côté des tribunes, les invités partagent café et commentaires sur les jeunes joueurs. Pour ceux-ci, l’enjeu du match dépasse de loin celui de la finale du lendemain. « Avant la pandémie, on participait à des tournois en Europe. Comme les voyages ne sont pas possibles en ce moment, on a décidé d’organiser ce tournoi ici », explique Cheick Mbaye, responsable des hébergements du centre qui occupe 15 hectares dans ce quartier de Saly, dont sept terrains de foot, à quelques kilomètres de Mbour.
Tout autour du centre s’étale la station balnéaire de la ville, abritant hôtels et résidences pour touristes et expatriés européens, essentiellement des Français, venus couler des jours plus doux et ensoleillés au Sénégal, dans des villas avec piscine, cachées des regards par de hauts murs. La population de l’ancien village de pêcheurs a été reléguée dans des quartiers plus excentrés. Pour remplir de nouveau les hôtels vidés par la pandémie, la plage, elle, vient d’être refaite à neuf. Des dizaines de tonnes de sable doré ont été rapportées vers le rivage depuis le fond de la mer. De l’érosion qui mange les côtes à Mbour et à Ngaparou, de part et d’autre de Saly, nulle trace ne subsiste ici.
Les jeunes d’ici n’ont pas besoin de monter dans une pirogue. Ils participent à des tournois en Europe, ils font des tests dans des clubs étrangers. Ils rêvent de partir, oui, mais avec un contrat.
C’est dans cette ville-enclave pour Blancs et pour Dakarois fortunés, entourée de quartiers plus populaires, qu’a grandi Ousmane Faye, dit « Doudou », l’adolescent de 14 ans mort dans une pirogue lors d’une tentative de traversée vers les Canaries (lire l’épisode 1, « Une pirogue pour les Canaries »). La ville qu’il a arpentée est bien différente de celle de mon enfance, dans les années 1980. À l’époque, il y avait encore, entre Saly et Mbour, des kilomètres de terrains vagues ; aujourd’hui, les deux agglomérations se touchent sans qu’on sache précisément à quel moment on passe de l’une à l’autre.
Doudou jouait au foot, lui aussi. Son père avait payé sa place dans une pirogue dans l’espoir de le voir intégrer un centre de formation de foot en Espagne, ou en Italie. Mamadou Lamine Faye a été jugé coupable d’homicide involontaire et condamné à un mois de prison ferme. Plusieurs articles ont rapporté que l’adolescent aurait été un pensionnaire du centre Diambars
Fondé en 2003 par les stars françaises Patrick Vieira et Bernard Lama, l’ancien international béninois Jimmy Adjovi-Boco et l’investisseur sénégalais Saër Seck, également président du Groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal, le centre dispense une formation de sport-études de cinq à six ans, totalement gratuite. Les pensionnaires habitent sur place et ne rejoignent leur famille que pendant les vacances. Avec son école, son centre médical, sa salle de musculation, sa cantine, sa piscine, ses dortoirs, le lieu est conçu comme une petite ville.
Quand on se promène dans les allées verdoyantes, il est difficile d’imaginer qu’un garçon accueilli ici choisirait de risquer sa vie sur une pirogue
Alors, même si les journées sont chronométrées, même si les résultats scolaires sont surveillés de près, même si la sieste est obligatoire entre 14 h 30 et 15 h 30
« Ici, ce sont des élus, dit Cheick Mbaye en me guidant de la salle de musculation à la cantine. À 12 ans, ils savent déjà qu’ils deviendront soutiens de famille. Quand ils rentrent chez eux en vacances, ils sont choyés, parfois au détriment de leurs frères et sœurs. Les parents placent beaucoup d’espoir en eux. S’ils réussissent, c’est la réussite pour toute la famille. Ils doivent avoir les épaules larges.
Ça fait beaucoup, pour un enfant de 12 ans.
Ils ne sont pas seuls. Dans le centre, il y a presque autant d’éducateurs que de pensionnaires : 130 adultes pour 147 jeunes, de la femme de ménage au coach, en passant par les profs, les cuisinières ou le préparateur physique. Les enfants ont à qui se confier. »
Et pourtant, dans cette sélection d’élus, rares sont ceux qui finiront par intégrer les grands clubs européens. Cheick Mbaye évoque les intermédiaires peu scrupuleux qui font miroiter des contrats juteux aux pensionnaires, à l’insu de la direction du centre. « En fait, s’il y en a un ou deux par an, c’est déjà bien. » C’est pourquoi il insiste sur l’importance de la réussite scolaire. « On a eu un enfant des rues qui est devenu ingénieur en télécommunications chez Orange France », dit-il avec fierté. Ces réussites-là comptent autant que les contrats signés à l’étranger, qui restent peu nombreux. En 2020, cinq jeunes sont partis jouer aux États-Unis. En octobre de la même année, Bamba Dieng, âgé alors de 20 ans, a rejoint l’Olympique de Marseille, inaugurant le nouveau partenariat avec le club qui bénéficie d’une option prioritaire sur deux joueurs. « Le prochain pour l’OM, c’est lui », dit Cheick Mbaye en saluant un jeune homme qui nous croise dans les allées. Il s’appelle Mikayil Ngor Faye, il n’est pas encore majeur, condition fixée pour son départ. Les autres, ceux qui ne gagnent pas leur ticket pour l’Europe, jouent dans l’équipe professionnelle de Diambars, qui évolue en Ligue 1 sénégalaise, ou dans d’autres clubs nationaux ou continentaux.
Doudou Faye jouait dans un club de la ville et avait du talent. Peut-être rêvait-il de cette vie qui se déroulait là, derrière les murs d’enceinte du campus ? Cheikh Mbaye évoque la pépinière du centre : les mercredis et les samedis, les terrains accueillent des enfants de 6 à 12 ans des quartiers environnants, dont certains, peut-être, finiront parmi les seize « élus ». Doudou avait peut-être franchi les grilles du centre pour ces séances, dit Cheikh Mbaye. « Mais pas récemment, ajoute-t-il. Il avait passé ses 12 ans. » Après ma discussion à Ngaparou avec le mareyeur Abdoulaye Ndiaye, quelques jours plus tôt (lire l’épisode 6, « À Ngaparou, tout faire pour garder la pêche »), j’ai décidé de ne pas chercher à entrer en contact avec les proches de Doudou. Abdoulaye connaît la famille de l’adolescent disparu. Il m’a parlé de la honte que représente pour elle la condamnation en justice. Je n’assume pas d’aller réveiller cette honte avec mes questions.
Comme à toutes les personnes rencontrées depuis le début de cette enquête, je demande à Cheikh Mbaye ce qu’il pense de la condamnation du père. Sa réponse est catégorique : « C’était un enfant. Si un jeune de 14 ans se fait tabasser à côté de moi et que je n’interviens pas, je peux être mis en cause pour non-assistance à personne en danger. Alors à plus forte raison quand c’est le père qui pousse son fils dans une pirogue et qui paye le voyage. »
On doit rêver à 14 ans ! Mais à cet âge, aucun rêve, quel qu’il soit, ne devrait terminer au fond de la Méditerranée.
Quelques jours après l’annonce de l’arrestation du père de Doudou, Saër Seck, le président du centre Diambars, et Jacques-Henri Eyraud, alors président de l’OM, ont cosigné une tribune dans Le Monde, prodiguant des conseils aux jeunes animés par le rêve d’une carrière internationale, « de la banlieue de Dakar aux cités de Marseille ». Ils évoquent l’importance de l’école, de la discipline et de la rigueur, rappellent les dangers des promesses intéressées et le pourcentage infime de ceux qui deviennent pros. « On doit rêver à 14 ans !, écrivent-ils. Mais à cet âge, aucun rêve, quel qu’il soit, ne devrait terminer au fond de la Méditerranée. » La référence rappelle la route migratoire la plus médiatisée en Europe, même si Doudou, lui, repose dans le ventre de l’Atlantique.
Sur le terrain, le match s’est terminé. Les Maliens d’Afrique Football Elite, les favoris du responsable des hébergements du centre, ont été battus 2-1 par les Ivoiriens d’Abidjan City qui déboulent en dansant dans les allées du centre. Leurs cris de victoire résonnent dans les coursives qui longent les bâtiments. « Relevez la tête ! », lance Cheikh Mbaye aux Maliens dépités, qui traînent des pieds en regagnant leur dortoir. « Chaque défaite est une occasion d’apprendre. Sans échec, on ne progresse pas ! » Demain, les agents reviendront, pour la finale.