Dakar, envoyée spéciale
«Si vous cherchez des gens de Kolda, allez à Bordeaux, à l’usine Ford. Pour trouver ceux de Tambacounda ou de Bakel, direction Simca Talbot et Peugeot Citroën, en Île-de-France. Et pour ceux de Matam et de Podor, c’est Renault et la région du Havre. » Dans la grande salle de réunion aux fenêtres ouvertes sur les rues embouteillées de Dakar, Papa Birama Thiam dresse en trois phrases des cartes superposées de la France et du Sénégal, deux pays « avec quatre siècles d’histoire commune », comme aime le rappeler le directeur de la coopération technique. Une histoire faite de liens multiples dont celui-ci : l’empreinte laissée par les recruteurs de l’industrie automobile française dans les villages de la vallée du fleuve Sénégal, au nord et à l’est du pays. On y émigre souvent de père en fils, prolongeant une tradition familiale et communautaire vieille de 70 ans, dont plusieurs décennies de migration légale, initiée et encouragée par l’industrie et l’État français.
En Europe, où chaque montée subite des chiffres d’arrivées par la mer est traitée comme une nouvelle « vague migratoire » déferlant sur le continent, décrite avec un lexique de phénomène naturel qui échapperait à toute logique humaine, on oublie souvent que les arrivées d’aujourd’hui s’inscrivent dans une longue histoire de départs. « Les gens qui sont partis dans les années 1950 disent qu’ils n’avaient pas d’intérêt pour émigrer, dit Papa Birama Thiam. Ils disent : “Les Français sont venus nous chercher et nous vendre ça : partir et revenir. Nous, ça nous faisait de l’argent pendant la saison sèche, quand on ne cultive pas la terre. Ils nous ont donné le transport jusqu’à Dakar, on a acheté un manteau et deux vestes au marché de Colobane et on a pris Air Afrique jusqu’à Marseille, puis le train pour Paris, avec une adresse dans la poche.” »
Les migrants sont un facteur régulateur du marché du travail français. Le jour où les migrants feront grève, Paris sera paralysée. Les rues seront jonchées de poubelles, les restaurants fermés et les taxis à l’arrêt.
C’est ainsi qu’à Matam, on parle de Sandouville depuis les années 1960, et qu’à Bakel, on a de la famille à Mantes-la-Jolie. L’émigration des Sénégalais ne date ni des pirogues de l’année dernière, ni de celles de 2006. « Les migrants sont un facteur régulateur du marché du travail français. Le jour où les migrants feront grève, Paris sera paralysée, lance Papa Birama Thiam. Les rues seront jonchées de poubelles, les restaurants fermés et les taxis à l’arrêt. »
En 2018, les transferts d’argent des émigrés représentaient presque 10,5 % du PIB en 2018, soit 590 millions de dollars. Une somme destinée en grande partie à soutenir les dépenses des familles restées au pays, mais pas que. Dans les villes et les villages de la vallée du fleuve Sénégal, l’épargne des éboueurs, des plongeurs et des chauffeurs des foyers d’immigrés français financent aussi des puits, des écoles et des dispensaires. C’est pour cela que Papa Birama Thiam les appelle des « migrants acteurs de développement ».
« #MigrantsActeursDeDéveloppement », c’est d’ailleurs le hashtag du Programme d’appui aux initiatives de solidarité pour le développement (PAISD) que Papa Birama Thiam a lancé en 2005 et qu’il pilote depuis. Le principe est simple : les populations initient un projet de développement local que la diaspora finance à hauteur de 30 %, le PAISD fournissant les 70 % restants, à partir d’un budget constitué de subventions de l’État du Sénégal, l’Union européenne et l’Agence française du développement. Pour Papa Birama Thiam, la participation de l’État était indispensable, une garantie de pouvoir garder la mainmise sur le projet. Après tout, pourquoi envoyer des coopérants étrangers faire ce que les habitants savent très bien faire eux-mêmes ? « Ce programme, c’est nous qui l’avons écrit », insiste le directeur. Le projet a survécu aux changements de gouvernement et de politique migratoire en France, trouvant sa place parfois dans un cadre étonnant, comme par exemple dans l’accord sur la gestion concertée des flux migratoires signé entre la France et le Sénégal en 2006.
Pourtant, les débuts n’étaient pas faciles. La diaspora, maintes fois sollicitée par des ONG de développement et échaudée par des promesses non tenues, était méfiante. « J’ai fait le tour des foyers pendant six mois, mais ça bloquait. Ça leur paraissait trop beau », se souvient Papa Birama Thiam. Le directeur a fini par prendre les choses à l’envers : il a parcouru la vallée du fleuve Sénégal, rencontrant les autorités coutumières, religieuses et locales pour présenter le programme et s’enquérir des besoins. « Les gens m’ont pris par la main et m’ont dit : “Viens voir l’eau qu’on boit, on n’a pas de forage. Regarde là où nos femmes accouchent, là où nos enfants vont à l’école, ils font des kilomètres tous les matins.” Je leur ai dit : “Si vous n’arrivez pas à régler vos problèmes, c’est parce que vos émigrés ne vous veulent pas de bien !” », raconte Papa Birama en riant.
Sa stratégie a fonctionné. Depuis sa création, le PAISD a accompagné la création de 215 infrastructures, du lycée au centre de santé, en passant par le forage et la maternité, toujours sur le même principe : l’association locale pilote le projet et gère les comptes, de la signature des contrats avec les entreprises à la livraison du chantier. Une fois l’installation en place et équipée, elle est cédée à l’État du Sénégal, qui en assure ensuite le fonctionnement, y compris en fournissant le personnel nécessaire.
Papa Birama Thiam se souvient du tout premier projet ainsi financé. « On travaillait avec une population analphabète qui n’avait jamais ouvert de compte en banque et une diaspora qui était très réfractaire. Mais ça a marché ! Ça a aussi permis de réconcilier les deux parties. Je dis toujours que dans la construction d’une communauté, il faut de la diversité : des gens qui partent et d’autres qui restent. »
Surtout, la parole s’est mise à circuler un peu plus librement entre les uns et les autres. Papa Birama Thiam évoque les termes wolof de kërsa et de sutura, quelque chose entre la pudeur, la discrétion et le respect de la vie privée, le fait de passer sous silence ses difficultés et de ne pas s’enquérir de celles des autres, de préserver une bonne image de soi. Quand les émigrés lui ont confié leur inquiétude de ne pas réussir à rassembler la somme nécessaire, le directeur a fait le médiateur avec la communauté d’origine. « Je leur ai dit : “Regardez, vous pensez que ces gens vivent dans un Eldorado parce que quand ils reviennent ici, ils vous donnent l’impression d’avoir réussi. Mais je vous assure que s’ils peuvent dépenser ici, c’est parce que là-bas, ils n’ont pas mangé, c’est parce qu’ils ont logé dans des conditions précaires, c’est parce qu’ils ont économisé pour montrer qu’ils ne sont pas partis pour rien. Vous, pendant ce temps, vous viviez mieux qu’eux.” » Papa Birama Thiam ajoute, le visage éclairé d’un grand sourire : « Ça, c’était ma plus belle victoire : faire comprendre que tout le monde n’avait pas besoin de partir. »
Aujourd’hui, les demandes dans les villages du bord du fleuve ont changé. On ne discute plus de case de santé mais d’hôpital, il n’est plus question d’une borne fontaine mais d’un réseau d’eau potable desservant les maisons. Le changement se voit surtout dans la scolarisation des filles, insiste le directeur. Avec de plus en plus de lycées de proximité, les filles sont nombreuses à poursuivre des études supérieures, « là où les garçons, eux, rêvent de partir à leur tour ». « Le Sénégal sera bientôt gouverné par des femmes », déclare Papa Birama Thiam en riant. Justement, que pense-t-il de ces jeunes hommes qui, depuis l’automne dernier, ont été nombreux à prendre la mer ? Le ton du directeur se durcit.
« Est-ce que ce sont des migrants ?
Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Pour moi, ce ne sont pas des migrants. Pour moi, être migrant, c’est partir avec son passeport, en sachant pourquoi on part et quand est-ce qu’on rentre. C’est ça que j’appelle un migrant. Le reste, je ne sais pas ce que c’est.
Mais… ces jeunes qui s’en vont et qui sont de potentiels futurs bénéficiaires de votre programme, comment vous les voyez ?
C’est du gâchis. La force du développement au Sénégal repose sur le capital humain. Ces jeunes en font partie, ils peuvent participer au développement économique et social du pays. L’État essaie de recruter et soutient l’auto-emploi. Mais il ne faut pas tout laisser dans les mains de l’État. Le secteur privé doit s’impliquer. Les parents ont, eux aussi, un rôle à jouer.
Que pensez-vous de la condamnation du père du jeune Doudou Faye, mort pendant la traversée ?
Ce genre d’actes doivent être sanctionnés au maximum ! Mettre un enfant dans une pirogue, c’est criminel. Le parent ne cherche pas l’intérêt de son enfant en faisant cela. On veut faire porter la responsabilité à l’État, mais le premier perdant dans tout ça, c’est l’État ! Quand vous avez financé la maternité où l’enfant est né, que vous lui avez assuré une couverture sanitaire et une scolarité, que vous avez construit des routes, des puits, des écoles, une université… Ce n’est pas pour que le jeune parte ! C’est pour qu’il prenne sa part de responsabilité dans le développement du Sénégal ! »
Ce besoin d’émigrer, on l’a créé depuis les années 1950. […] Les populations ont intégré que pour être quelqu’un, il fallait partir. Sauf qu’un jour, on leur a dit : “Plus personne n’entre en France.” C’est là que les problèmes ont commencé.
Papa Birama Thiam marque une pause. « Ce besoin d’émigrer, on l’a créé depuis les années 1950. C’est ce que je dis à mes amis français. Les populations ont intégré que pour être quelqu’un, il fallait partir. Sauf qu’un jour, on leur a dit : “Plus personne n’entre en France.” C’est là que les problèmes ont commencé. […] Bien sûr, les pays sont souverains et peuvent limiter l’accès à leur territoire. Je n’ai pas de commentaire à faire à ce sujet. Mais l’histoire qu’on a construite ensemble aurait pu justifier un autre type de rapport. »
Quelques jours plus tard, nous sommes sur la route vers la vallée du fleuve Sénégal. De part et d’autre du bitume, des centaines et des centaines de jeunes, enfants, adolescents et jeunes adultes, pancartes prêtes et sifflets à la bouche. Nous précédons de peu Macky Sall, le président de la République, attendu dans la région pour une tournée d’une semaine. Au programme, des inaugurations, des visites, des rencontres avec les autorités locales et, toujours, la foule amassée sur les axes que trace la noria de 4x4 noires aux vitres teintées. La foule est dense, habillée de t-shirts distribués pour l’occasion, avec message d’accueil et de soutien – « Bienvenue Président ! », « Je suis jeune, je m’engage ! ». Il se raconte que la journée de supporter est payée correctement, le casse-croûte de midi en prime. « Au moins, ça leur fait du travail pendant quelques jours », murmurent les aînés, approuvant à demi-mot.
Je pense à Papa Birama Thiam et à son envie de voir cette jeunesse s’investir ici, au Sénégal. Dans le regard des adultes, les jeunes qui s’en vont sont tantôt démissionnaires, tantôt chargés d’une mission de réussite. Ceux qui reviennent, déçus par l’aventure comme Lémou (lire l’épisode 3, « “Lui, il est allé jusqu’en Europe et il est revenu !” »), encaissent la honte et l’échec.
Le tout premier jour de ce voyage, à Dakar, j’avais rencontré Moustapha Kébé, du Réseau migration et développement (Remidev), un réseau d’associations et de syndicats sénégalais. Il m’avait dit ceci : « Beaucoup de jeunes pensent qu’ils n’ont pas leur place au Sénégal. Ils ne sont considérés ni par leur famille, ni par leur pays, ni par leur communauté. Pour être considéré, il faut réussir. Si votre jeune frère réussit, c’est lui qu’on va consulter dans la famille, et pas vous. Mais pour réussir, pour trouver un poste par exemple, il faut connaître quelqu’un de haut placé. Alors, certains jeunes se disent que mourir sur la route, c’est rien. Ils se sentent déjà morts socialement. »